Communication de crise

 

Crise de la communication, communication de crise

par Daniel Bougnoux

(Tanger, 11 novembre 2013)

La première chose à souligner, à l’ouverture de cette réflexion, est que l’acte de communication se trouve intrinsèquement sujet à l’incertitude, au cafouillage, au fiasco (quoi qu’en disent les spin doctors et autres sorciers qui monnayent leurs conseils auprès de nos puissants), donc à la « crise ».

Il convient en effet pour mettre ceci en lumière de rappeler quelques distinctions simples. Dans les échanges physiques entre objets, par exemple le choc entre deux boules de billards, on dit improprement que la boule A « communique » sa vitesse, et sa direction, à la boule B ; en fait, la boule frappée n’a aucune marge d’interprétation entre le stimulus et sa réponse, les relations sont purement physiques, les trajectoires invariables. En revanche, si je donne un coup de pied à un chien (interaction animal-homme), ou à mon voisin (intersubjectivité entre personnes humaines), la réaction du frappé demeure relativement imprévisible. Le chien, expliquent en substance les éthologues, peut au choix s’inhiber, fuir, ou me mordre en retour : trois options !

Nous résumerons ce cas de figure en rappelant que le critère du vivant est d’être doté d’un monde propre, à partir duquel il compute et élabore en permanence ses réponses aux divers stimulis qui composent sa vie. On s’exprimera plus savamment en précisant que la relation sujet-objet, relation « technique », est linéaire, et en droit programmable (du type « presse-bouton » : j’appuie sur la bonne touche et l’ascenseur m’élève jusqu’à l’étage…), alors que la relation sujet-sujet, relation « pragmatique », est circulaire, réverbérante, et fort aléatoire ou opaque : on voudrait dans les relations de travail, à la caserne, entre parents et enfants ou professeurs et étudiants, obtenir certains résultats sur le mode technique du presse-bouton, hélas les sujets-cibles n’ont généralement pas cette complaisance !

On peut forcer l’homme dans une relation technique ou purement contraignante (caserne justement, ou certains collèges très disciplinaires, ou certaines relations descendantes d’atelier ou d’usine), mais le régime de la contrainte absolue, dans les relations sujet-sujet, trouve assez vite ses limites ; et surtout, on ne peut pas s’assurer de ce que pense l’autre de la relation ainsi infligée : il est possible jusqu’à un certain point de robotiser le comportement humain, non de gouverner au même titre sa pensée ; on peut fabriquer physiquement un esclave, mais pas un esprit enthousiaste de la condition qu’on lui inflige. Or c’est le rêve des dictatures de gouverner les esprits au-delà des corps : de régner non sur une armée de sujets robotisés, mais sur une foule de partisans zélés, de fidèles reconnaissants et convaincus. Cette adhésion ou cette foi, née du for intérieur, jusqu’à un certain point ne se fabrique pas ; l’espace de délibération du sujet, son monde propre demeurent inviolables : vous pouvez brutaliser ou contraindre une personne, vous ne pouvez en plus lui dicter ce qu’elle doit en penser.

Nous réserverons donc le terme (trop large et galvaudé) de communication non aux relations physiques de contrainte, mais aux relations sémiotiques ou morales de persuasion ou d’influence : la communication recouvre l’ensemble des opérations de l’homme agissant sur l’homme par le détour des signes, et elle s’arrête au seuil de la force physique ; elle cherche à convaincre plus qu’à vaincre.

Une communication, autrement dit, doit toujours compter avec le monde propre ou la clôture informationnelle de l’autre, monde par définition opaque, ou non programmable. Clôture informationnelle veut dire que chacun ne traite le monde ou les stimulis venus des autres qu’à ses propres conditions ou moyens, et le non-traitement fait partie du traitement ; on est toujours libre de fermer la télévision, de laisser tomber une information ou un signal – si l’on n’est pas physiquement libre de cette inattention, ce n’était pas une information, mais une pression ou un stimulus physique. Par exemple dans le domaine de la circulation automobile, comment faire ralentir les voitures ? Les panneaux numérotés (70, 50, 30…), les radars sont des moyens sémiotiques, que chacun peut donc allègrement ignorer ou violer ; et c’est pourquoi, en cas de nécessité ou de crise, on préfère placer sur la route un ralentissoir, un obstacle physique qui casse mécaniquement la vitese des véhicules. Mais avec ces « gendarmes couchés », on est justement sorti du monde des signes ou de la communication proprement dite.

Il est donc essentiel à la relation pragmatique de communication de demeurer incertaine, ou opaque, suspendue à la liberté mutuelle des sujets. Et cette liberté, nous l’avons dit, est exaspérante ou fâcheuse dès qu’on prétend contraindre ou forcer l’autre dans un comportement : le rêve du publicitaire par exemple serait d’afficher l’image d’une bouteille de Coca-Cola ruisselante de fraîcheur dont la vision précipite le chaland dans la boutique pour tranformer le stimulus en achat ; le rêve des parents de forcer l’enfant, le rêve des professeurs de fabriquer à la chaîne des têtes bien pleines, etc… Bref, de transformer l’autre en chien de Pavlov. Ce que nous ne sommes pas (tout à fait). Nos réponses demeurent imprévisibles, aléatoires et parfois curieusement réverbérantes (et non pas linéaires) : si j’aime quelqu’un, sa réponse sera à son tour de m’aimer, si je me défie de lui ou le méprise, il m’accordera défiance ou mépris en retour, etc. Communiquer, c’est faire advenir un monde de relations un peu plus communes ou partagées – qui se fracture dans la crise.

 

*

 

Ces premières remarques nous équipent pour aborder la communication de crise, en posant que nos jeux relationnels frôlent ou côtoient la crise, c’est-à-dire l’inadéquation de la réponse de l’autre. Si l’on reconnaît un geste technique à sa maîtrise ou à sa pertinence dans la visée et l’obtention de l’effet recherché, le critère d’une initiative communicationnelle en revanche, c’est qu’elle peut toujours lamentablement échouer. On aura beau mettre toutes les chances de son côté – dans le lancement d’un film, d’une nouvelle marchandise, l’envoi d’un manuscrit à l’éditeur, la préparation d’un cours ou d’une déclaration d’amour… – le résultat ne sera pas forcément au rendez-vous : si l’émetteur propose, les récepteurs disposent. Il n’y a pas vraiment de science ni de techniques de la communication, sinon pour en montrer les limites. Pour en rappeler la chance ou la malchance intrinsèques, constitutives : un film peut faire une brillante carrière, une déclaration d’amour échouer piteusement – leur promoteur n’en est pas seul responsable, on ne démêle jamais très bien les raisons de ce boum, ou de ce bide.

Après avoir un peu nettoyé l’idée de communication, passons à celle de crise, également confuse. Le propre d’un processus vivant est justement d’être un processus, sinueux et parfois peu visible dans ses émergences, ses accidents ou ses manifestations. Il ne se laisse pas aisément « ponctuer ». L’apparition de la crise constitue à cet égard un pic, ou un point de rupture, comme en général l’événement : ce qu’on voit, ce qu’on commente parfois interminablement, peut faire écran au travail des germinations sous-jacentes, à leur évolution et à leur dénouement, ou passage à d’autres formes. Toute crise suppose une tension entre ce qui est déjà-là et ce qui, quoique toujours visible, n’est peut-être déjà plus ; entre un ordre traditionnel et un cours nouveau, moins perceptible ; entre du figé, de l’incrusté dans les mentalités, et l’essor d’un surgissement difficile à nommer.

Mais quel est, plus généralement, le mode d’existence de ce qu’on appelle « événement » ? Se laisse-t-il compter et découper selon des bords clear cut ? Ou n’est-il que la manifestation et l’affleurement visibles, voire superficiels, de maturations invisibles ? En parlant de crise ou d’événements, on coupe dans une continuité indémêlable de causes et d’effets en interactions, en propensions mutuelles. Nous singularisons un facteur au détriment des autres, plus robustes peut-être, nous distinguons un phénomène qui fait figure en se détachant sur un fond indifférencié mais peut-être plus riche, plus intéressant à scruter. « Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers », écrit Prout dans La Prisonnière. Sous l’événement ou la crise, il convient donc d’être d’abord attentif au contexte, au fond ou au moment – à la longue durée germinative, aux essors, aux transformations silencieuses (j’emprunte ces termes à François Jullien).

Par nos médias, par notre théâtre et nos dramaturgies, par notre théologie de la parole créatrice, nous scandons en Occident l’Histoire selon une mise en cascade d’événements et de crises, de batailles, de traités… À cette ponctuation, l’école des Annales a opposé la considération d’un temps long et apparemment plus statique, de phénomènes moins phénoménaux et plus enfouis. Comment raconter objectivement l’histoire, cette construction de récits ? Comment, sans partialité ni élagage, mettre en relation causale deux faits ? Parler de chaîne, de cours des choses ou du temps est déjà choisir une linéarité au détriment d’autres lignes, d’autres nuages de petits actants et adjuvants également décisifs.

La sagesse consiste donc à ne pas se laisser obnubiler par l’événement ou la crise, mais à remonter ou à veiller en amont à ses signes annonciateurs, aux premières failles ou lézardes préfiguratrices d’un basculement. Et quand la turbulence se confirme ou déborde, à ne pas se raidir au nom d’une perception ou décision préconçues, mais à savoir accompagner la « propension des choses », à épouser leurs modifications. Soit trois gestes également forts ou pertinents pour mieux « gérer une crise » : recadrer, accompagner et/ou prendre du recul.

Et trois exemples également empruntés au génie stratégique du Général de Gaulle :

recadrer : c’est, débordant l’évidence accablante, décider de nommer autrement ce qu’on subit ou ce qu’on voit. En juin 1940 par exemple, l’écrasante et très étrange défaite militaire française est recadrée par lui : « La France a perdu une bataille, elle n’a pas perdu la guerre ». Cette parole qu’on peut bien déclarer fausse à l’instant de son énonciation insistait sur le processus et le temps long de l’Histoire : où s’arrête une guerre ? Une (r)évolution ? Ce mensonge apparent deviendra vrai quatre ans plus tard, mais il avait besoin pour le devenir précisément de cette parole qui redonne espoir, et envie de se battre aux plus courageux, qui mobilise et qui entraîne. Sans l’appel du 18 juin, comment aurait cristallisé chez nous la Résistance ? Ce geste de résister semble typiquement immanent : il consiste à faire appel à la profondeur contre la surface, au passé et aux lendemains contre le simple aujourd’hui, au temps historique contre des événements de quelques jours. Recadrer c’est nommer autrement : « une bataille / pas la guerre », et obtenir ainsi des effets thérapeutiques, dans la clinique individuelle autant que sociale. On peut « recadrer » une maladie en épreuve, une séparation sentimentale en moment de vérité et nouvelle chance, un échec professionnel en prise de conscience salutaire de ses fins et de ses moyens, etc. La clinique de Palo Alto (autour de Bateson et Watzlawick) a fait de ces recadrages cathartiques un usage qui dispense ici d’insister ;

percevoir et accompagner la propension des choses : de Gaulle toujours, quand lors de la crise algérienne, très grave puisqu’elle emporta la Quatrième république, il commença par s’accrocher au slogan de « l’Algérie française »,  avant de prôner un an et demi plus tard l’« autodétermination ». A-t-il trahi, retourné sa veste ? Ou n’a-t-il pas plutôt mieux perçu le cours profond des choses et compris, contre ses supporters de droite, quel parti positif la France comme l’Algérie pourraient tirer de la décolonisation ? Opportunisme, dénoncent ses adversaires, sans voir que cette saisie de l’occasion, du kairos et des courants sous-jacents à une situation de crise (de guerre) fait justement le bon stratège ; de Gaulle dut pour cela renier une parole précédente, renoncer à un engagement solennel et décevoir (le mot est faible) ses premiers partisans qui l’avaient justement porté au pouvoir pour conserver l’Algérie française… Sa grandeur fut de comprendre avant beaucoup d’autres que ce premier programme était désuet et épuisé par l’Histoire, qui empruntait désormais d’autres voies entre les peuples ;

prendre du recul : en mai 68, il l’a assez dit lui-même, la « chienlit » rendait la situation insaisissable, et sa première proposition d’un référendum fut accueillie par les moqueries. « J’ai mis à côté de la plaque », reconnut lucidement le Général. Qui, sur ces entrefaites, partit le 29 mai consulter le général Massu à Baden-Baden. Ce départ relevait sans doute du désarroi plutôt que d’une savante stratégie. Pourtant, ô miracle, la situation avait mûri, voire pourri pour les étudiants, et cette soudaine vacance du pouvoir (pendant 24 h. nul ne savait à l’Elysée où de Gaulle se trouvait !) provoqua au niveau national un véritable électro-choc. L’absence qui rendait le vieux chef spectral lui redonna d’un coup son sceptre, et le respect d’une bonne moitié des Français. (Anagramme étonnant du spectre, du sceptre et du respect…)  L’horreur du vide fit reculer ses adversaires eux-mêmes dans une sorte de frisson sacré : ce qu’ils avaient réclamé à cors et à cris, la disparition du tyran, provoqua un reflux spectaculaire de ses opposants, comme si la réalisation de leur désir plongeait soudain les émeutiers dans la stupeur… Cet épisode historique vérifie une loi du bon gouvernement : le chef pour s’imposer ne doit pas trop se montrer, et surtout pas se découvrir ; régner par l’absence, et le secret, faire craindre par son retrait quelque grand coup est de bonne stratégie. La magie de l’autorité gagne à s’entourer de ténèbres, et l’infini (religieux, politique) n’est jamais mieux suscité et nourri que par le vide.

N’en déduisons pas qu’en matière de crise, l’incurie soit recommandable et qu’il suffise de ne rien faire pour délier le problème ! Nous venons ici d’introduire deux préceptes : qu’il est vain de rajouter plus de la même chose, en termes de contenus ou de recettes apprises (par exemple, en mai 68, augmenter les bataillons de CRS) ; une crise profonde constituant un glissement de terrain, il s’avère urgent d’en changer en inventant d’autres règles du jeu, car la répression classique et quasi mécanique (elle se nourrit en miroir de la force opposée) ne peut qu’enfoncer les acteurs ; deuxièmement que le stratège sait, sous les phénomènes de surface que chacun observe, diagnostiquer la propension des choses, d’où proviennent et où mènent les symptômes apparents de la crise, sur quelles forces sous-jacentes s’appuyer, et comment se configurent en profondeur (dans l’immanence des interactions) les opposants et les alliés.

Les limites de cette conférence ne permettent pas d’aller très loin dans cette analyse. J’ai mentionné pourtant les mots-clés de relations, monde propre ou explicitation, sur lesquels j’aimerais finir.

L’un des préceptes les plus utiles de l’École de Palo-Alto fut, à mes yeux, celui-ci : « Toute communication s’analyse en contenu et relation, telle que le deuxième terme constitue le cadre, et le méta-niveau, du premier ». Le contenu dirai-je, par exemple l’information, c’est l’aspect objectif souvent placé au premier plan, sous lequel gît la relation, plus diffuse et parfois moins évidente à « traiter ». Ces deux niveaux généralement convergent : des propos amicaux sont énoncés avec le sourire et cadrés par un comportement accueillant ; des condoléances supposent, chez celui qui les présente, une attitude de tristesse et de deuil, etc. Il y a paradoxe ou crise quand le niveau contredit le méta-niveau, ou quand le cadre du message semble démentir son contenu : « je suis désolé » prononcé en rigolant franchement,  ou des mots d’amour dits en offrant un corps raide et un visage grimaçant…

Or il est vain de vouloir rattraper ou effacer la crise en multipliant les offres de contenu, quand c’est la relation qui souffre : inutile, dans une scène de ménage, d’argumenter interminablement avec des mots quand un baiser ou une manifestation de tendresse pourraient clore toute discussion, et remettre la bonne relation dans ses rails… Les crises relationnelles peuvent s’analyser assez souvent comme une mise en cause de la ponctuation : on appelle ponctuation la distribution des rôles, up/down, émetteur/récepteur, maître/disciple, etc. À qui revient, à tel moment, le devoir d’écouter et à qui de parler, ou le dernier mot ? Beaucoup de disputes familiales ou conjugales s’alimentent de cette confusion entre les rôles, les places et les tours d’énonciation : « Qui crois-tu être pour me couper la parole ? » (ou « me parler sur ce ton »…)

Changer de jeu ou de niveau, « descendre » à l’étage relationnel peut se révéler très thérapeutique. Songeons au précepte du Christ proposant, si l’on me frappe, de tendre l’autre joue… Paradoxe total mais bien propre à déstabiliser l’adversaire, qui s’attendait à « plus de la même chose ». Un bon nombre de stratégies non-violentes, ou ironiques, ou orientales (le Zen) proposent ainsi le changement de pied ou de terrain pour négocier des sorties de crise.

La rumeur entrerait dans ce monde des phénomènes auto-propagateurs qu’on ne peut réellement combattre en les attaquant frontalement ; prétendre réfuter une rumeur en argumentant contre elle n’est pas très efficace, car toute reprise des mots de l’adversaire sert justement à les propager davantage. « Il n’y a pas de fumée sans feu », dit la rumeur, qui grossit en multipliant justement cette fumée. Je ne sais quelle est la bonne stratégie pour ne pas augmenter celle-ci, mais il est clair qu’il faut s’abstenir de souffler sur le feu, toute réfutation (au plan du contenu) ayant l’effet inverse de grossir la fumée, ou de lui faire de la réclame.

 

*

 

Abrègeons ce parcours en envisageant brièvement une pathologie de la communication par défaut de ses principaux facteurs : quand manque le canal, ou le code, ou plus généralement les paramètres d’un monde a minima commun ou partagé.

Le défaut de canal et à la fois de code est illustré dans un film (qui fut d’abord un livre, et surtout un cas vécu), Le Scaphandre et le papillon (2007, Prix de la meilleure mise en scène à Cannes), où l’on voit Dominique Bauby victime du « locked-in syndrome » au sortir d’un coma profond, empêché de communiquer avec son entourage, sinon en clignant de la paupière gauche. Ce seul geste qui lui reste pour manifester sa pensée au dehors lui permet néanmoins de dicter un livre, en inventant de cligner au moment où on épelle à son oreille la bonne lettre du mot à former…

Cet exemple extrême de reconstitution d’un lien vital dans une situation où les partenaires sont devenus extraordinairement étrangers l’un à l’autre, peut servir de loupe grossissante pour la communication inter-culturelle en général : comment approcher mutuellement l’autre quand la langue, la religion, des siècles de culture différente s’y opposent ? La langue commune de l’Europe, a proposé Umberto Eco, c’est la traduction ; et il est prévisible que la traduction de même constitue le génie de l’humanité à l’époque de sa globalisation.

Chacun voit midi à sa porte et pense dans sa propre langue, par une loi inévitable de l’auto-organisation qui est aussi un narcissisme de vie et un chauvinisme constitutif de tout agrégat social ou communautaire. Or notre époque brouille ce solstice, en multipliant les soleils d’une lumière qu’on disait naturelle, ou commune à l’ensemble des hommes. Nous soupçonnions depuis le tournant linguistique, ou quelques remarques intempestives de Nietzsche, notre esprit de n’être au fond qu’une grammaire, mais nous n’en tirions pas la décision d’apprendre et d’approfondir la logique des autres langues, des langues radicalement autres. La vantardise philosophique préfère tourner en rond dans le cercle auto-renforçant de sa propre langue. Faute de s’attaquer à ce bastion inexpugnable, plus intime à chacun que soi-même, on n’a pas commencé de sortir, on est resté casé entre soi, au chaud dans sa maison.

Le moment est venu de reconnaître la bénédiction (et non malédiction) de Babel, et les inappréciables ressources du multi-linguisme. Ne connaître aucune langue étrangère reviendrait-il à ignorer largement la sienne ? Notre ouverture et notre chance modernes, c’est que toutes les langues du monde se trouvent désormais en contact virtuel avec toutes – mais cette nouvelle proximité peut être vécue comme une crise.

Pour passer d’une langue à l’autre, nul ne dispose de la ressource idéale d’une métalangue où serait déposée une bonne fois, disponible sans frais, la chose à dire ! Traduire exige au contraire de défaire ou de perdre les ressources de la langue de départ, laquelle rassemble pourtant les conditions de possibilités ou la configuration native de toute pensée et de son monde propre. Traduire, c’est dé-catégoriser pour re-catégoriser, en explicitant (en dépliant) le moins mal possible les connotations de chaque choix linguistique. Car il n’existe nulle part de langue de l’être, mais des idiomes épars qui, parcequ’ils pensent plutôt ceci, s’interdisent du même coup de développer ou de mentaliser cela – ou qui ne l’entrevoient qu’à minima. Pour chaque locuteur, dans chaque voie, autre chose travaille, le déploiement d’autres chances.

La barrière linguistique vécue comme résistance peut se retourner ainsi en ressource : quelle plus-value de sensibilité, d’intelligence ou d’ouverture gagnerais-je à apprendre l’allemand ? Comment le monde sonnerait-il pour moi en chinois ? Or l’humus sous-jacent à l’humanité n’est nulle part homogène, il se prolonge sous chaque frontière mais se cultive partout différemment : entre les cultures, la métaphore jardinière plus que jamais resurgit et prospère !

Contre les expressions du genre « traduction, trahison », il faut souligner qu’il n’y a pas de traduction « fidèle » ou vraie mais seulement des coups variables, viables ou valables voire enrichissants, parfois très créatifs : un texte n’a pas à être respecté mais étendu, transformé, placé dans une autre lumière… Et c’est ainsi qu’à la faveur de chaque traduction, qui doit perdre pour inventer, se tricote un peu de monde commun ou d’universel.

Soulignons pour finir à quel point cette opération de traduction, donc de nomination (de décatégorisation recatégorisante) est bienvenue dans la pédagogie et dans nos relations ordinaires. Traduire, c’est mettre les mots, sur d’autres mots mais aussi sur le silence, l’hostilité ou un comportement brutal. Combien d’adolescents nous opposent « Super ! J’te raconte pas !… », là où il s’agirait justement de déplier l’expérience en mots, un vécu en phrases ? Traduire commence avec l’expression de soi, où s’enracine le don des langues. Et le dénouement d’une crise (de l’inter-personnel jusqu’à l’international) consiste bien souvent à faire advenir une articulation secondaire, explicitante et langagière, là où menaçait le seul règne primaire de la violence.

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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