« Conclave », la certitude contre la foi

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Pour bien commencer l’année avec le cinéma, ne ratez pas le film Conclave, réalisé par Edward Berger à partir du roman de Robert Harris (2016), que je n’ai pas lu mais dont l’adaptation, qu’on dit fidèle, ouvre sur des perspectives que je dirai authentiquement spirituelles, aux deux sens du terme. 

Une critique superficielle a qualifié ce film de « thriller amusant  » ; Conclave, la certitude contre la foi ; c’est en rester au seuil, ou à l’emballage très séduisant d’une intrigue qui se joue à huis clos, dans l’enceinte magnifique (quoique écrasante) de la Chapelle Sixtine. Les cardinaux venus du monde entier s’y enferment pour un scrutin qui va durer cinq jours, fertile en coups fourrés et en rebondissements. 

Et il y a en effet un ressort comique dans ces duels à fleurets mouchetés, où les adversaires ne peuvent déclarer leur candidature à l’élection papale sans démasquer leur ambition, donc leur orgueil, ce qui force chacun à une dénégation tordue : il connait les affres du pouvoir pontifical, il n’en briguera la charge (le « calice » !) que pour empêcher la succession du défunt Saint Père de tomber en de mauvaises mains, particulièrement celles du tonitruant cardinal Tedesco qui incarne ici une conception réactionnaire de l’Eglise, synonyme de retour en arrière…

La clôture de l’intrigue (unité de lieu, de temps, d’action) est parfaite et très propice au drame, au sens théâtral du terme : les costumes cramoisis sont impressionnants, chaque protagoniste rougeoie dans la pénombre, coiffé d’une calotte elle-même écarlate qui met en valeur les gros plans sur les fronts penchés, les visages ridés et lourds de soucis, le bouche-à-oreille des conversations murmurées au bord du silence, en diverses langues (il faut voir ce film polyglotte en VO pour apprécier les passages du latin à l’italien, à l’anglais, à l’espagnol…). Nous suivons en spectateurs complices la formation des clans, qui se font et se défont au gré de l’intrigue ; mais dans ce monde expressément feutré, commis à une charité de surface et aux bonnes manières de l’onction ecclésiastique, nous assistons aussi à des explosions de violence, l’indignation, l’ambition ou la colère ne se laissant pas jusqu’au bout contenir. 

Au centre de ces jeux, le cardinal Lawrence (impressionnant Ralph Fiennes) brille d’un éclat particulier, d’abord par le discours inaugural qu’il prononce devant l’assemblée des cardinaux pour replacer chacun face à un juste choix, puis par ses tractations pour soutenir les cardinaux Bellini, ou Tremblay, d’orientation progressiste, ou pour démêler la cabale ourdie contre le cardinal Adeyemi, dont l’élection donnerait au Vatican son premier pape africain. Le poids des responsabilités qui pèsent sur Lawrence est magnifiquement joué par son interprète, qui nous guide dans les méandres intérieurs de son personnage, dans ses doutes, dans une conscience qu’on sent vacillante sous la fermeté apparente de cet homme d’Eglise.

Son premier discours, subtilement construit, constitue un coup d’éclat. J’aurais aimé le prendre en note pour le transcrire ici ; Lawrence y insiste notamment, avant le vote des cardinaux, sur les dangers de la certitude, qui ne doit pas polluer la foi véritable. Avoir la foi, plaide en substance très paradoxalement Lawrence, c’est douter, c’est vaciller sous la charge pastorale ou sous le regard d’un Dieu qui ne parle jamais en clair, dont les voies, et les voix qui vont faire ce scrutin, demeurent impénétrables… Sur cette parole si juste pivote toute la morale du film, qui fera d’une autre forme d’incertitude le ressort de son très surprenant dénouement. 

Dieu ou son dessein est-il présent dans cette assemblée ? Par qui représenté ? Les manœuvres, les combinaisons politiques sont-elles dignes ou de mise dans une pareille élection ? En proie à une angoisse pascalienne, Lawrence voudrait écarter le spectre du fanatisme, de l’intolérance ou de la croisade qui accompagne la foi comme son ombre portée : comment en dissocier, en préserver celle-ci ? La question n’est pas frivole, et elle renvoie à notre actualité. Comme, à la cantonade, les attentats qui explosent en ville, et qui font irruption jusque dans l’enceinte du sacré collège en faisant pleuvoir, en plein conclave, une pluie de verre brisé sur la tête des cardinaux. 

Comme formule l’un d’entre eux pour partager avec Lawrence l’angoisse liée à leur charge, et au choix qu’ils doivent maintenant faire, nous sommes des hommes préposés à l’idéal mais notre condition terrestre entrave cette vocation, et nous ne pouvons quels que soient nos efforts que faillir… 

Ces paroles profondes touchent juste, entre la pourpre cardinalice et les cigarettes échangées dans le couloir, ou sur les escaliers de marbre ruisselants de dorures. Les femmes ne comptent guère dans cette assemblée, à l’exception de sœur Agnès (Isabella Rossellini) nécessairement placée à la cantonade. Mais une féminité inattendue fera in fine son entrée, par une porte dérobée au coeur du labyrinthe…

Beau, très beau film envoûtant et grave, qu’on aurait tort de rapprocher du Habemus papam de Nanni Moretti (au demeurant plaisant), où Piccoli jouait le rôle d’un pape élu mais soudain récalcitrant… L’élu de Conclave, totalement inattendu et peu formaté pour la fonction, ne fera sans doute pas un mauvais pape. « Allez ça voir ! » m’écrit Roxane en conclusion de son dernier commentaire. 

Je lui réponds : « Allez voir ça ! »           

9 réponses à “« Conclave », la certitude contre la foi”

  1. Avatar de Roxane
    Roxane

    Eh bien, cher Daniel, je suis allée voir ça ! J’en reviens.

    Six personnes dans la salle de ciné !

    C’est bien de respecter les tortues marines des côtes angolaises et « sa nature » en même temps.

    Au sortir de la salle, je pensais à ce passage de « La poétique de la rêverie », de Gaston Bachelard, pages 50 et 51 :

    « Sous toutes ces couvertures et ces compensations, qui nous découvrira le Nietzsche féminin ? Et qui fondera le nietzschéisme du féminin ? »

    Un « profane spécial » qui a dans ses lettres « le pape François » par exemple ?

    Inventer le masculin pour que les puissances et les rêves de la féminité terrassent à tout jamais le dragon de la méchanceté humaine.

    Alors rêvons !

    C’est ma petite conclusion de ce conclave.

    Roxane

  2. Avatar de Dominique
    Dominique

    Votre message tombe à pic, Mme Roxane.
    Un moine qui s’est fait paysan, auteur du livre « Le paysan de Dieu » que j’ai découvert grâce à une lectrice de ce blogue, de la région parisienne.
    J’ai lu son livre.
    Voici un extrait de son dernier courriel :

    « Merci, cher Dominique.
    Comme c’est vrai! Si tous ces prélats faisaient un stage dans la bouse… Ils auraient la religion plus saine et plus sage!
    Bien fraternellement. »

    Moi, dans notre conclave imaginaire, je vote pour lui.
    Et vous, cher Maître, Roxane et les autres ?
    À cet instant précis, un signal sonore m’annonce l’arrivée d’un message du moine paysan des plateaux d’Auvergne.
    Je vais le lire incontinent aux Vêpres de mon incroyance.
    Amicalement

    Dominique

  3. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    N’ayant visionné qu’hier ce film promu par le blog, j’y réagis avec délai, mais ce délai coïncide avec la métaphore rafraîchissante et toute récente, celle des « syndicats réunis en conclave ». Sur le thème de « retraites » assez peu catholiques… Un biais en forme de clin d’œil pour cette « chambre fermée à clé » (clavis en latin médiéval) qui nous intrigue tant.

    Les intrigues, c’est le mot. Pas feutrés en bout de couloir, murmures sur les marches d’escaliers, chuchotements derrière telle porte d’un candidat au poste suprême, et autres combinazione de clans, – combinazia dirait le Cardinal Wozniak- , étouffent et masquent les passions humaines, trop humaines.

    Ce sont les gros plans, zooms sur les visages expressifs ainsi que les gestuelles, contrastant avec le glacis du cadre, qui créent d’emblée l’atmosphère enveloppant le spectateur.

    Tout ce film réside dans les contrastes et les nuances, Le centre de gravité de Conclave est l’admirable Cardinal Lawrence, doyen de cette Assemblée, Ecclesia, superbement interprété par Ralph Fiennes, acteur et comédien Anglo-Serbe. Il s’était illustré dans de grands films tels que The Duchess, endossant un rôle cruel mais étonnamment évolutif; ou comme The grand Budapest Hôtel, film inclassable, désopilant, incongru, burlesque; ou encore comme La Liste de Schindler, où cette fois, il incarne un personnage terrifiant, un Nazi qui se prend pour Dieu, qui assassine ou pardonne dans un arbitraire tout puissant et jouissif. Il s’est aussi illustré au théâtre en jouant Hamlet notamment.

    C’est par un jeu contenu, où tout se passe dans un regard, un plissement de front, un rictus de la bouche, quelques gestes et attitudes corporelles , certaines intonations de voix, que l’acteur laisse percevoir le doute, qualité ici fondamentale, le blog le rappelle clairement. J’ajoute que le doute s’oppose radicalement au soupçon, qui vrille et torture le protagoniste Lawrence, en quête de vérité. Ce soupçon le conduira à la transgression, teintée de honte, de scandale mais le courage est à ce prix. Il est intéressant de voir que la dimension féminine intervient justement là, dans une quête de vérité et dans la transgression, incarnée par l’expressive et profonde Isabella Rossellini. Dans ce monde d’exclusion des femmes, tant de l’ordination que de la théologie, et même des visions prophétiques, cette place accordée ici à la figure féminine marque un point sensible.

    Bien au delà des murs du Vatican et de La Chapelle Sixtine, ces deux personnages et ce qu’ils incarnent touchent, à mes yeux, et c’est l’essentiel, à l’universel. Est relégué au deuxième plan l’éternel combat entre Les Anciens et Les Modernes, les-dits conservateurs et progressistes. Comme le prouve la complexité des personnages. Le Cardinal Tedesco (« L’Allemand »), apparaît ironiquement comme l’Italien typiquement exubérant et extraverti , figure contrastant avec la nostalgie de la vieille liturgie latine oubliée qu’il manifeste, et dont la colère contre l’entrisme islamique (la bombe va en effet entrer par le toit du conclave et blesser les cardinaux!) pourrait appartenir à n’importe quel clan. Quant au progressiste Tremblay, sur qui porte le soupçon et par qui le scandale arrive, il est encore le révélateur que le clivage n’est pas là où on l’attend.

    En accord avec Daniel, une esthétique du rouge, de l’écarlate et du cramoisi, éclate aux yeux des spectateurs. Une « mer rouge d’hommes décidant de l’avenir de l’église », avait-on écrit pour un film précédent « Les Deux Papes »., bien moins visuel que celui-ci. Rien à voir avec la « Fashion tech à Papa » du défilé de mode ecclésiastique de Fellini Roma, si burlesque, baroque, échevelé!

    Ces couleurs ne sont pas uniquement esthétiques, car en creux, au travers de ces rouges sur fond blanc éclatant, et sous le faste du Vatican, se faufile la phrase du prêtre Ivan Illich (1967) : « L’Église romaine est la plus grande bureaucratie non gouvernementale du monde »,. Et se donne à voir une structure hiérarchique et autoritaire de l’Eglise institutionnelle, dans un cadre impressionnant et écrasant.

    Et puisque ce film fourmille de contrastes, la dimension polyglotte et exotique des personnages vient en contrepoint de ce cadre refroidissant. Le latin aux accents anglais, italiens, espagnol mexicain, ou nigérien sonne agréablement aux oreilles du spectateur, soudain. Et de même, comme en écho, le « calice » (d’abord calix « enveloppe de fleur, écorce, écaille: tiens-tiens, les tortues du Vatican , qui vagabondent quelquefois dans les couloirs! , puis « vase sacré » ) alias « charge pontificale », nous renvoie à la Rome Antique et aux anciens Celtes qui usaient déjà de vases sacrés aux métaux précieux.

    Le réalisateur plein de malice octroiera ce fameux calice au dernier Cardinal entré secrètement dans le Conclave, peu avant la fermeture de chiave, le jeune plein d’ardeurs, de surcroît arpenteur des terrains de guerre , et au sexe ambigu….

    Oui, ce film attendant la « fumée blanche » est décidément à voir!

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Merci chère Anetchka pour ces développements érudits, enthousiastes, très accordés à mes propres sentiments ; je vais maintenant me procurer le livre de Harris pour vérifier les paroles de Lawrence, si belles et inspirées, mais aussi pour mesurer l’écart du livre au film, et les génies respectifs de leurs deux auteurs.

      1. Avatar de Anetchka
        Anetchka

        Merci, cher Daniel, de ta réponse au diapason. J’ai eu très envie de me procurer ce roman, tout comme toi, depuis hier. Le comparatif sera peut-être aussi intéressant que Le Guépard livre et film. Il est si rare que les deux coïncident en intensité et en talent!

  4. Avatar de ml
    ml

    Oui, entre le livre et le film, que choisir ?

    Je me souviens du beau roman de Harriet Beecher-Stowe, lu avec la ferveur de l’enfance.

    Ce livre m’a transporté. Quelques années plus tard, le roman fut porté à l’écran par Géza Von Radványi.

    J’ai vu le film et rien ne s’est passé. Il m’a laissé insensible. Dehors, c’est au livre à qui je pensais.

    On ne change pas tout avec un film et les conclaves avec majestés en rouge carmin et ceux des petits hommes gris en complet-veston laissent le petit peuple silencieux sur sa faim et sa question : Et Dieu dans tout ça ?

    ml

  5. Avatar de Roxane
    Roxane

    Tiens, tiens, v’là des tortues qui passent quelques fois et vers la fin, ces nonnes rieuses contentes de la décison prise.
    Les symboles soulignent-ils la fin de « la chose », dont « le chaos » est l’anagramme ?
    Et si derrière l’huis fermé à chiave, un important secret restait gardé…
    Quelle excellente et rafraîchissante idée que de citer, Madame Anetchka, l’auteur de « La société sans école » qui ne confondait pas le salut et l’église ! Mais qui dans l’Ecclesia saura dire les mots du laudateur d’une société faite pour l’école ?

    Bon dimanche, ici, un peu froid, derrière le mûrier sauvage recouvert de givre.

    Roxane

  6. Avatar de Aurore
    Aurore

    Bonjour !

    De la fumée blanche de la cheminée de la chapelle Sixtine à la petite fumée

    de l’indien du livre de Carlos Castaneda, on dirait que tout s’envole.

    Vers quel buisson, trouver le feu sacré, incombustible, au delà du livre sur les fonctions du religieux ?

    Répondez cher Maître, chère Anetchka, cher Hermann, si vous êtes là !

    Aurore, la caissière du supermarché

  7. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Pour répondre à Roxane, Aurore, et M.
    Les tortues des bassins Du St Siège, partagent avec les tortues sacrées chinoises le fait qu’elles sont les gardiennes des points Cardinaux, peut-être ? Dans le film, elles avaient tendance à perdre le Nord et se balader dans les couloirs … Je cherche encore le symbole, moi aussi : alors pourquoi pas l’anagramme chose/ chaos ?
    « Et Dieu dans tout ça? » Il est vrai que le film ne nous plonge pas franchement dans l’inspiration mystique d’un Andreï Roublëv ou de La Passion de Jeanne d’´Arc, je vous l’accorde…
    L’auteur de La Siciété sans école, Ivan Illich, volait bien loin, en effet, de toute cette discipline hiérarchique et de ces intrigues en quête de salut…
    Alors d’accord pour rapprocher sur ce point » les cardinaux rouges » et « les petits hommes gris ».
    Car il faut bien sourire…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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