Consentement fut le maître-mot du premier mois de l’année, largement consacré au cas Matzneff et à la dénonciation d’abus sexuels jadis tolérés et soudain dénoncés en série, dans le sport, le cinéma, le monde des livres, etc. L’irruption du coronavirus a balayé cette vague d’indignations, nous ne parlons plus que de précautions à prendre, du nombre des victimes, de la progression exponentielle du fléau… Confiner le mal, se claquemurer soi-même est devenu notre obsession. Prendre le train, faire ses courses, ou sortir dimanche pour voter constitue aux yeux de certains une prise de risque trop élevée, « tutti a casa » comme disent nos voisins italiens, dans un mouvement peut-être excessif de fermeture des lieux publics, voire de la rue – peut-être, car qui le sait ? Où placer le curseur, quelle est la juste mesure de la précaution ? Nul ne peut le dire, l’avenir est désespérément flou et dans le doute…
Les flottements de l’exécutif jusqu’au 12 mars ont bien reflété cette incertitude constitutive de notre situation. On a trop longtemps laissé atterrir les avions, minimisé les cas suspects, ménagé le marché du tourisme, ou le marché tout court, les précautions à prendre valaient pour des pays lointains comme la Chine ou l’Iran, elles ne devaient pas peser sur notre économie. Ce n’est que jeudi, avec un discours qui fait déjà date, que notre Président a enfin pris au sérieux la situation en annonçant quelques mesures drastiques, qui vont beaucoup compliquer la vie des foyers et des entreprises, pour ne rien dire des administrations, mais qui s’imposaient et qu’on n’avait que trop différées, si l’on en croit le corps médical.
Tout gouvernement dans une pareille situation se trouve placé en effet devant le dilemme de savoir comment bien communiquer : faut-il alarmer le public, au risque de déclencher une panique (ruée sur les pharmacies, les super-marchés, catastrophe boursière, etc) ? Ou rassurer en mentant un peu, au risque d’affaiblir nos défenses et de remettre à plus tard (à trop tard) des choix jugés peu supportables ?
Il s’agit bien d’un dilemme, dans la mesure où les deux branches de l’alternative semblent également fâcheuses, là où il n’y a pas de décision optimale, mais un compromis fait de déni, de louvoiement et de demi-mesures… On dissèquera plus tard le discours historique de Macron, car il marque un tournant majeur dans son quinquennat, on y pèsera le double souci de mobiliser tout en donnant confiance, de responsabiliser chacun tout en affirmant combien l’exécutif de son côté, et tout le personnel de santé, se trouvent à leurs postes et préparés pour la lutte. C’était un discours de combat, et un Président n’est jamais meilleur que dans ce rôle ; Hollande avait su se montrer à la hauteur des attentats, Macron s’est grandi en mobilisant le pays contre le virus.
La lutte en effet passe aussi par les mots, ou comme on dit la communication, chose par excellence virulente voire virale. Comment doser le message pour ne provoquer ni l’indifférence ni un affolement général ? Comment se tenir au plus près de la vérité, quand celle-ci risque de désespérer ? La contagion qu’il s’agit d’endiguer appelle des formules qui ont elles-mêmes un pouvoir de contagion extrême ; le remède et le poison s’avèrent dangereusement mitoyens, ou en contact.
Contact est un de ces mots sur lesquels nous n’avons pas fini de rêver, et de revenir. Tout notre corps se nourrit en effet d’une panoplie de contacts qui vont de soi, depuis les banales poignées de main, bisous ou embrassades, jusqu’à l’insurmontable barrière que doit franchir un Julien Sorel pour prendre la main de Madame de Rênal, dans la nuit du jardin de Verrières. N’ayant pas été moi-même un amant précoce, je goûte comme une extrême félicité ces frôlements furtifs ou ces caresses arrachés à la distance ou à la froideur ordinaires. Tout contact physique contient une promesse d’attachement, voire de fusion pour un imaginaire amoureux, vite arrêté pourtant par la résistance du corps de l’autre : notre rêve de le pénétrer ne va jamais très loin… Mais la peau offre mille méandres à parcourir, et les caresses courent dans les deux sens : toucher c’est être touché, et le tact, contrairement aux quatre autres, est un sens réversible, passif, réceptif ou auto-affecté au vif de son activité.
Ce caractère invasif du contact ouvre la brèche de la contagion : certaines caresses nous envahissent, ou poussent leur récepteur au bord de la défaillance, de même que, a minima, l’inflexion d’une voix, ou l’effet poignant d’une photographie de visage pouvent nous « toucher » profondément. On décèle dans chacun de ces cas la présence de l’indice, bien digne d’examen dans nos études d’info-com. L’indice est en effet ce signe qui attache à son phénomène, parce qu’il en constitue une partie visible, ou active : la fumée pour le feu, l’odeur d’une chevelure, la pâleur d’un corps malade ou l’intonation d’une voix ; ces signaux ne sont pas enrôlés dans un code (comme ceux, arbitraires, de la langue), et ils jouent leur partie à même les corps, en deçà de la coupure sémiotique qui fonde la représentation ; ils sont de l’ordre, plus direct, de la manifestation, ou de la présence réelle. « Un fragment arraché à la chose », comme le définit Peirce, de sorte que les animaux y sont sensibles, et qu’ils ne connaissent qu’eux pour communiquer.
L’indice est donc un signe singulièrement ambivalent ou flottant, signe ou chose, présence ou représentation ? Contact, ou contagion ? Toute notre culture vise à nous conduire au-delà de ce stade animal des indices, du côté de l’ordre symbolique fondé sur l’arbitraire des signes et leur détachement, mais une bonne part de l’art, comme des communications ordinaires, tend à nous y ramener : pour réchauffer un message, il faut y mettre des indices (du corps, de la présence, ces ingrédients impalpables et en même temps indéniables qui font le charisme)… Et il semble vital en effet d’équilibrer la sécheresse des lettres et des nombres par la chaleur et la présence réelle des indices, ces signes qui attachent : les signes aux choses, et les hommes entre eux.
C’est à cet attachement, ou à ce riche fouillis indiciel, que les décisions de confinement et les gestes de protection qu’on nous conseille vont nous forcer à renoncer. Partiellement bien sûr, puisque je continuerai de téléphoner à ma vieille tante faute de lui rendre visite, et que chacun sait multiplier les signes d’attachement sans passer par le charme des peaux frottées. Mais notre société risque de ressembler, pour combien de temps ? à ce motif de la peinture religieuse d’un Christ ressuscité rencontrant Marie-Madeleine au jardin, sous laquelle on peut lire Noli me tangere, littéralement : veuille ne pas me toucher.
Je ne connais pas l’exégèse de cette injonction célèbre, qui inverse celle, symétrique, du Christ enjoignant plus tard à l’incrédule Thomas de porter ses doigts dans sa plaie. Mais je sais que la foi religieuse se soutiendrait mal si l’on interdisait aux fidèles les contacts charnels, les assemblées de prière et les grands rassemblements : une solide trame indicielle innerve et soutient l’édifice plus théorique, ou abstrait, des articles du credo. On ne croit pas tout seul, retiré dans sa chambre ; le spirituel se nourrit d’attaches très corporelles. Et la double étymologie du religieux désigne sans doute une liste de préceptes à suivre, autant que des textes sacrés (du latin religere, recueillir), mais aussi ou surtout une capacité de liaison (religare, tresser ensemble ou relier).
Comment va évoluer notre société à l’épreuve de ce confinement ? Macron l’a souligné dans son discours, nous gagnerons ensemble, par la force coalisée de nos gestes de protection. La solidarité consiste ici, paradoxalement, à s’isoler, et l’égoïsme semble donc cotoyer l’altruisme ; en se retirant du corps social, chacun œuvre à sa protection ou à son maintien ; renonçant aux voyages, aux cinémas, aux fêtes, c’est le premier venu autant que moi que je sauvegarde. Le contrat ou le lien social ne sont donc pas rompus, ils n’ont jamais été plus sensibles peut-être, pour une génération qui n’a pas connu les grandes épreuves de la guerre, qu’en ces jours où l’on nous prêche le chacun chez soi.
L’avouerai-je ? Ce confinement me convient assez bien ; un bon livre, la fréquentation modérée de cet écran d’ordinateur (par lequel le confiné parle aux confinés) suffisent à mon contentement. Le bonheur consisterait-il à se circonscrire ? Oui mais pas seul car il y a Odile. Odile me confine et j’aime ça.
Laisser un commentaire