Pour faire faire un pas de plus à l’article proposé avant-hier, « Panique dans la démocratie », j’ajoute que je prenais précisément panique au sens boursier du phénomène ; car notre conception, confuse et dévaluée autant qu’on voudra, de la démocratie n’en demeure pas moins et par définition suspendue aux opérations sémiotiques de la parole, lesquelles font l’objet d’une évaluation quotidienne, au jour le jour fluctuante. Est démocrate celui qui cherche non à vaincre (physiquement) son adversaire mais à le convaincre – symboliquement donc, par le seul jeu parlementaire des lèvres, des textes ou de la presse… Qui ne dézingue pas le fâcheux (quelqu’envie qu’il en ait), mais qui contre lui argumente.
Cette parole qui est donc pour nous la chose même, clé de voûte du lien social, de l’information, de l’autorité, du crédit ou de la croyance…, revêt du même coup une valeur quelque peu sacrée. Celui qui en abuse au Parlement ou dans les médias endosse automatiquement la posture du prêtre ou instituteur pédophile, du psychanalyste violeur, du douanier racketteur ou en général du ripoux, personnage qui ne revêt l’uniforme de son ministère que pour mieux renverser ses propres valeurs, et nous couillonner. La plupart des commentateurs soulignent fortement ce point à propos de l’affaire Cahuzac, qu’on édulcorerait par des arguments du genre « on ne fait pas de politique sans mentir »… Jean-François Kahn dans cette veine, le matin où éclatait sur les ondes l’affaire du Sofitel, eut ce mot qui lui coûta cher pour défendre malgré tout DSK, « Ce n’est jamais qu’un troussage de domestique »… Cette étonnante permissivité néglige l’échelle des phénomènes, et la fonction ou le rang du transgresseur (tout en trahissant, à la marge, une dangereuse connivence politico-médiatique). Oui, les politiques en campagne prononcent beaucoup de promesses qui ne seront pas tenues, et qui constituent donc autant de « mensonges », mais ceux-ci font partie d’une dynamique de confiance, de militance ou de mobilisation en vue du pouvoir, et le « mensonge » dans cette mesure est au cœur de nos vies : il faut beaucoup mentir, et se mentir, pour simplement rêver, et supporter le réel !
Kant pensait que le mensonge est détestable parce qu’il violerait la loi même de la communication, en souillant cette parole qui fait tout le prix du lien, et il professait en conséquence son interdiction absolue ou sans exception, en vertu de la maxime d’universalité qui règle toute sa morale : il serait « contradictoire » (avec les règles langagières de la transparence) de commettre la moindre entorse à la vérité. Contre Kant qui allait jusqu’à interdire de mentir aux bandits qui pénètrent dans une maison pour en extraire de force leur victime qui vient de s’y cacher, nous savons tous au contraire combien, au nom de la bienséance, du ménagement, voire du salut de l’autre, il est opportun assez souvent de mentir ; t que cet opportunisme, bien loin de renverser la moralité, en constitue l’essence ou le cœur. Il y a une échelle du mensonge, depuis le wishfull thinking du candidat qui rêve tout haut aux lendemains qui chantent et aux splendides réformes qu’il brûle d’entreprendre, jusqu’à l’imposture révoltante incarnée par Cahuzac. Pourquoi le cas Cahuzac (le caca-Huzac) est-il gravissime ? Parce qu’il couvre son intérêt privé par un mensonge public, ou plus précisément : le responsable des luttes anti-fraude utilisait ce rôle pour mieux frauder… La pollution de la parole (publique, ministérielle) est ici à son comble, et le risque de sa contagion. Non que beaucoup, à partir d’un exemple venu de si haut, viendront s’autoriser à faire de même – le cynisme de nos dirigeants semble (heureusement) inégalement distribué, et l’on peut dans l’actuel gouvernement discerner à l’œil nu quelques pilotis de la résistance à de pareils écarts ; mais la contagion frappe à l’évidence le public, tenté par la panique, ou par le mimétisme d’une ravageuse crise de confiance.
C’est-à-dire de crédit. Si tout l’art du gouvernement est de faire des choses avec des mots, il existe une économie des paroles qui côtoie de près la chose économique (au sens strict). Je citais dans l’article précédent l’exemple de Staline, dont le système incarna, et réussit à faire prospérer sur plusieurs décennies, un comble du mensonge d’Etat ; et le cas d’Aragon, lui-même poète et grand rémunérateur de la parole, intéresse comme celui d’une super-intelligence fourvoyée, jusqu’à un certain point, dans le service d’un tel système. Au temps de la Guerre froide, la lutte faisait rage pour conserver à son propre camp le monopole de la parole vraie ou l’immunité du credo, et pour discréditer par tous les moyens les récits d’en face : la lutte des classes passait, et se gagnait, par celle des mots, et éventuellement des photos, des films et des chants. Nous nous croyons sortis de cette haute époque, qui pourrait cependant faire loupe sur nos propres conflits. La valeur des mots et des hommes qui les portent (leur crédibilité) fluctue ; ils sont cotés dans une bourse où l’opinion achète ou se débarrasse chaque jour de ses idoles changeantes. Déjà les inspecteurs du fisc s’inquiètent de la fronde prévisible de certains contribuables, avec quels arguments les obligeront-ils ? Quand la parole du ministre du recouvrement connaît un pareil crash (ou crack), que va-t-il se passer sur le marché des obligations ?
(vendredi 5 avril)
Laisser un commentaire