Quoi de plus beau qu’un Airbus A-320 décollant ou atterrissant ?
Les causes du crash de l’avion allemand, ce jeudi matin, commencent à sortir de l’ombre : la première boîte noire a « parlé » et révélé le drame qui s’est joué en cabine, la volonté d’un des deux pilotes d’écraser l’avion semble se confirmer – comme on commençait d’ailleurs à le soupçonner, devant la courbe régulière de sa descente vers la montagne, sans qu’aucune alerte n’ait été lancée ni aucune réponse donnée aux questions pressantes des contrôleurs du ciel.
Il faut donc imaginer l’un de ces deux hommes prenant, ce matin-là, son poste sur son fauteuil de pilotage avec en tête la volonté bien arrêtée, à la première occasion, de se suicider en sabordant l’appareil et en entraînant ainsi avec lui dans la mort cent-cinquante personnes ! Seule une très sévère dépression ou mélancolie peut expliquer un pareil geste.
On a dit et répété que l’avion venait de subir les contrôles de routine et que, malgré son grand âge (vingt-quatre ans) il restait parfaitement apte au vol ; on a fait l’hypothèse, pour expliquer la descente, d’une dépressurisation de la cabine… Las, c’est le pilote dont les circuits commençaient de griller, avec la dépression qui le frappait à la tête. Or, fait-on passer aux hommes et aux femmes qui manipulent ces engins des contrôles aussi sévères que les check-lists techniques ?
Ce crash met en pleine lumière le contraste, voire la contradiction, entre nos performances techniques et les facteurs humains qui les encadrent. Notre monde est « technically or object-oriented », focalisé sur les indicateurs techniques de résistance, de durabilité ou de fiabilité de nos outils ; on se montre très sévère, et on a bien raison de l’être, avec la maintenance des appareils – mais des hommes ? On ne laisserait pas un train d’atterrisage s’user au-delà d’une certaine limite, et tous les avions sont équipés contre les risques de dépressurisation ; mais contre la dépression nerveuse du commandant de bord ou de son co-pilote ? Mesure-t-on les sujets avec la même finesse, la même rigueur que les objets ? Or ce dénivelé dans l’attention portée et les moyens d’investigation semble paradoxal, car ce sont les hommes qui constituent le méta-niveau organisateur de la performance globale qu’est la navigation aérienne, ce sont les sujets qui dominent et pilotent en général les objets. Nous montrons beaucoup d’attention et de soin pour la quincaillerie, le « hardware », mais cette attention semble asséchée ou moins disponible pour le care envers les sujets proprement dits.
Les promoteurs de cette problématique du care qui a pris dans nos études tant d’élan récent trouveraient, sur ce fait-divers tragique, de quoi méditer ; mais aussi Yves Citton et tous ceux autour de lui qui développent une économie ou une écologie de l’attention. Au fond, les facteurs techniques sont plus faciles à traiter que les « affaires humaines » (ta pragmata comme disait Aristote), les risques de dysfonctionnement des objets plus faciles à prévoir et prévenir que les risques proprement pragmatiques (qui concernent nos relations sujet-sujet). Nous savons scruter un moteur, pas la psyché de notre voisin – ou du moins pas avec la même clarté et distinction.
La spécialisation des deux boîtes noires est éclairante : l’une est affectée aux relevés techniques, l’autre aux enregistrements des conversations, donc pragmatique. Dans le cas qui nous occupe, c’est cette dernière qui détenait les informations capitales.
La relation technique est transparente dans la mesure où nous la dominons, où nous savons analyser un processus morceau par morceau, et remplacer une pièce détachée. Nos relations pragmatiques n’ont pas cette complaisance : comment naît, comment se nourrit de lui-même et en même temps se dissimule dans les replis de l’âme un désir de suicide ou un nervous breakdown ? Les portillons magnétiques de nos aéroports, les scanners numériques appliqués à nos bagages ne descendent pas dans les circonvolutions cérébrales, l’homme est une boîte noire ou un secret pour l’homme. Que savait le pilote de son co-pilote ? Comment détecter et prévenir un tel processus, rarissime sans doute à l’échelle de la population, car qui est assez effondré mais aussi assez exalté pour souhaiter mourir, et entraîner avec lui dans la mort un avion entier ? On peut penser que les suicidants généralement s’isolent ou se cachent. Mais on dirait que certains rêvent parfois d’un suicide éclatant ou glorieux, et dans ce cas tellement dévastateur…
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