Un mois là-bas, c’est beaucoup : le voyageur qu’ont bouleversé toute une semaine les temples d’Angkor, ou trois jours durant les chutes d’Iguazu, ne trouve guère à Cuba de « curiosités touristiques » ni de grandioses monuments… Des villes coloniales tant vantées (Trinidad, Cienfuegos, Remedios…), il fera vite le tour, et après ? Les plages bien sûr, la musique, le rhum, les havanes (merveilleux puros) – non, l’intérêt d’un voyage à Cuba est d’abord sentimental et politique, comment évolue ce régime, comment s’en sortent-ils ?
La réponse qui s’impose est, hélas : assez mal.
On ressent un premier haut-le-cœur devant l’état de La Havane. Si vous avez choisi un bon hôtel dans Habana Vieja, à première vue ça peut aller, et certains immeubles restaurés forcent l’admiration. Pourtant, les patios des somptueux palaces où l’on entre pour changer de l’argent, ou trouver une connection internet (Santa Isabel, Florida, Palacio del Marques de San Felipe…), extrêmement chics et chers, ne sauraient cacher la poisseuse, la suffocante misère des rues. Dans le Centro Ciudad, comment échapper à la vision d’une ville criblée, bombardée ? Le front de mer célèbre du Malecon montre une enfilade de ruines, avec ici et là quelques îlots remis à flot. Au début de la nuit, juché sur la plate-forme du bus à impériale qui promène les touristes, le spectacle vous serre le cœur : on frôle des façades apparemment en ruine, mais où s’allument les lampes qui indiquent la présence de familles entières, entassées (depuis combien d’années ?) dans ces gravats… On reconnaît sous les haillons de la pierre un encorbellement, un balcon théâtralement ouvert sur la rue, ou de dérisoires cariatides épuisées de soutenir un fronton en loques sous un enchevêtrement de poutrelles… Splendeur déchue, saccagée. Jamais je n’avais vu, autant qu’à La Havane, une capitale ainsi laissée à l’abandon ou rejetée dans le passé ; bien sûr, la musique et le rhum coulent à flot dans les bodegas, et les gens de la rue ne semblent pas tous malheureux : très peu de mendiants, des toilettes assez souvent soignées, une gentillesse générale – la société cubaine ne semble pas trop souffrir.
« Ici, nous explique l’ambassadeur Jean Mendelson dans sa merveilleuse résidence de Miramar en forme de palais florentin, vous ne rencontrerez pas d’extrême pauvreté. Personne ne meurt de faim, et tout le monde vaille que vaille s’en tire ». On remarque en effet dans les rues des comptoirs de distribution de nourriture (un carton de riz blanc avec des petits morceaux de poisson, de poulet), devant lesquels toutes sortes de gens patiemment s’attroupent. Longues queues aussi devant les banques (pour toucher les pensions, les retraites), et devant les magasins (d’Etat) où viennnent d’arriver telle ou telle marchandise. La pénurie des étagères, dans les rares échoppes ouvertes, est en effet frappante : les premiers jours, nous ne savions où acheter du pain, une bouteille d’eau, il n’y avait simplement pas de commerces ! Très peu de marchés aussi, pour trouver des fruits… Ce qu’on voit pulluler en Asie (un marché de légumes, de poissons) semble ici rarissime ; et la double monnaie aggrave la situation, il y a décidément deux villes, leur Havane et la nôtre.
La poche lestée de CUC (les pesos convertibles), on apprend très vite en effet qu’il existe une autre monnaie, dont le peso vaut vingt-cinq fois moins. Il faut ruser pour l’obtenir, mais comment payer autrement certains fruits auprès des paysans ? Or l’écart semble assez effarant : un salaire moyen (médecin, enseignant) s’établit ici à 500 pesos mensuels – oui, 20 CUC, équivalents à 20 $ US, un peu plus pour un policier ! Or certains biens courants, indispensables, sont aussi chers qu’en France : un litre d’essence = 1,40 CUC ; une bouteille d’eau minérale = 1 CUC, etc. Comment font-ils ? Cette question nous obsède et nous la posons sans cesse. Réponse invariable, ils s’en tirent… Nulle part comme ici on ne pratique mieux le marché noir, la débrouille ou le troc, qui favorisent aussi toutes sortes de corruption.
Exemple : comme il n’y a pas de marché libre et que (presque) toute la propriété est affaire de l’Etat, ceux qui sont rétribués avec des pareils salaires n’ont aucun intérêt à travailler. Mais à multiplier les activités plus rentables. Le prof de fac est ainsi chauffeur de taxi, le médecin gratteur de guitare, ou guide touristique – au noir, car le guide francophone officiel que nous avions réservé pour visiter une seconde fois le magnifique, le richissime Museo de Bellas Artes, salarié par l’établissement, n’était pas au rendez-vous, « souffrant » s’excuse-t-on mais sans doute occupé ailleurs.
Les hôtels n’ont aucun intérêt à être pleins (ça donne du travail aux employés si mal payés), ni les restaurants ; l’accueil, contrairement aux casas particulares qui se multiplient à l’envi et on comprend pourquoi, n’y est donc pas toujours souriant. Et chacun y grapille ou se paye sur la bête : en jours de congé, en produits d’entretien, en nourriture (le fameux livret ou libreta qui permet d’obtenir gratis les produits de première nécessité a exclu récemment le savon, qu’on nous réclame de tous côtés). Au (rare) super-marché de Trinidad, si peu super, la caissière a intérêt à ne pas me rendre de ticket de caisse, l’achat du pac d’eau minérale, 9 CUC pour six grandes bouteilles, passera directement dans sa poche (un demi-mois de son salaire). Le résultat de cette politique qui voulait extirper l’esprit de lucre et le profit a ainsi inculqué aux Cubains la culture de la fraude, et érigé la corruption en règle de survie ; on s’en amuse, mais ça fait des ravages, façon loi de la jungle ou droit de préemption. Exemple : un Français développe à La Havane une entreprise vite prospère de « pain de Paris », baguettes et viennoiseries, succès intolérable pour les entreprises ici moins chanceuses, si bien que le gouvernement la lui confisque en la refilant (contre quels pots-de-vin ?) à des mains autochtones entre lesquelles très vite elle périclite.
On nous répète avec fierté que la médecine est gratuite, ainsi bien sûr que l’université (si chère aux USA), oui, en France aussi rétorquons-nous à la surprise de quelques-uns, qui n’imaginaient pas le capitalisme compatible avec une couverture sociale ! Il y a une tradition médicale forte à Cuba, dont les praticiens et la recherche s’exportent dans le Tiers-Monde, mais les si bons médecins lassés de leurs honoraires se font payer, paraît-il, par-dessous la table, faute de quoi le patient pourra toujours attendre… Et à quoi bon des diplômes s’ils ne mènent nulle part ?
Non, les diplômes et le passage obligé par l’école ont donné aux Cubains une éducation bien sûr, mais aussi une culture, et une enviable fierté. Exemple : un jeune chauffeur de taxi, reconnaissant en moi le Français, me chante Edith Piaf, et se lance à commenter le dernier ouvrage de Stefan Zweig avant son suicide au Brésil… Ou bien : nous sortons émerveillés du musée ou de la Casa Guayasamin, où nous avons notamment feuilleté un merveilleux ouvrage composé par le peintre équatorien (grand ami de Fidel qui lui a donné ici cette maison) en collaboration avec Pablo Neruda ; de passage sur la Plaza de Armas avec ses bouquinistes, je parle de ce livre à une maigre échoppe, pour me débarrasser du vendeur qui veut me fourguer des biographies du Che et des livres de propagande révolutionnaire… Or à ma grande surprise le garçon me sort cet ouvrage (recherché car depuis longtemps épuisé) d’un carton, et se montre fort capable de m’en entretenir avec précision.
Ou bien : un matin, notre bout de plage de Playa Larga où nous prenons, chez Zuelinda, nos petits-déjeuners quasiment pieds dans l’eau, face à un merveilleux bouquet de palmiers, est envahi par une centaine d’écoliers (garçons et filles portent ici un charmant uniforme, et nous ont paru toujours très joyeux) ; ils viennent, en uniforme donc, fêter sur la berge l’anniversaire du débarquement du Granma, le voilier grâce auquel Fidel et ses 82 compagnons ont repris pied à Cuba le 2 décembre 1956, avant la longue marche de la Sierra Maestra : chants, sauts de joie, foulards et petits drapeaux raniment 57 ans plus tard une ferveur révolutionnaire que tous les faits démentent, et qu’on pourrait croire bien éteinte. Pourtant cette ferveur, ou cette fierté, sont palpables dans les propos de nos interlocuteurs. Seuls d’entre les peuples latino-américains, n’ont-ils pas résisté au rouleau-compresseur yankee ? Leur modèle garde donc tout son prix. « Ici il n’y a pas de drogue » – et Cuba, c’est vrai, semble un pays sûr, où le touriste circulera partout sans se faire dépouiller (on n’en dira pas autant du Honduras ravagé par les mafias, du Mexique ni même de Caracas ou de Rio…).
P.S. : désolé, mais faute de l’appareil oublié ici, nous n’avons rapporté de ce voyage aucune photo.
A suivre
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