Cuba c’est gai, Cuba c’est triste, II

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Le Cubain, nous dit-on souvent, est malin. Comment mieux cerner cette qualité qui ne dépend pas seulement des budgets consacrés ici à l’éducation ? Et s’il ne devait pas cet esprit aux largesses de l’Etat, mais au contraire à tout ce que celui-ci lui refuse ?

Françoise m’en fait la remarque, en France nous aurons passé notre vie à faire le même métier (situation de moins en moins vraie), ici chaque individu, même très jeune, en mène plusieurs  de front; or passer de la plomberie à la médecine, de la peinture aux travaux culinaires, ou selon la saison de la typographie à la conduite des touristes à cheval rend forcément plus intelligent. L’apprenti libraire de la Plaza de Armas, que nous invitons le soir à prendre un verre (mais il ne boira que de l’eau), rêve d’émigrer au Québec, et il économise pour cela peso par peso ; d’abord chimiste, il a enseigné sa discipline à l’école, avant de bifurquer sur la musique (il joue dans un groupe), et de tenir de jour ce stand en plein air ; sa jeune femme est encore étudiante (chimiste), tandis qu’il apprend notre langue (qu’il parle passablement) à l’Alliance française (coût = 1 CUC/mois). Osbey est heureux de cette occasion de pratiquer, et nous parlons d’abondance ; sa simple demande de visa lui coûte 150 CUC, à quoi s’ajouteront la visite médicale et l’examen de français (400 CUC), puis le visa lui-même et le permis de séjour s’il réussit à les obtenir (500 CUC), puis les billets d’avion, le total à débourser avant de mettre un pied à Montréal se chiffre à 4000 CUC, comment les réunira-t-il ? Il n’a pas de maison ni de voiture à vendre et sa famille ne peut aucunement l’aider. « Je mets de côté, je me débrouille !… » Le même jeune homme qualifie pourtant son pays de magique, en quoi vraiment ? Il mentionne sa famille, ses voisins qui en font quasiment partie, un esprit d’entraide général qu’il n’est pas sûr de retrouver dans l’émigration… Mais dans ces conditions, pourquoi partir ? Tous les Cubains rêvent de partir, nous disent des interlocuteurs français, il n’y a pas assez de futur dans l’île.

Comment qualifier un régime qui refuse à ses enfants ce bien le plus précieux, l’avenir ? La révolution de 1959 avait tranché d’un grand coup le fil de l’Histoire en provoquant un ouragan, un formidable appel d’air ; une page blanche s’ouvrait, toutes les semences de l’avenir semblaient affluer autour des jeunes barbudos souriants. Sur certains posters, le visage gouailleur du Che proclame encore cette enivrante victoire de David sur Goliath : ils exporteraient cette promesse, la Sierra Maestra préfigurant les Andes, ou l’Angola, ils ouvriraient le long de l’épine dorsale du sous-continent cinq, dix, vingt Vietnam !… Par quelle grimace de l’Histoire la promesse a-t-elle pu à ce point se renverser, se parodier, l’avenir ainsi se recroqueviller ?

J’ai bien souvent pensé, visitant Cuba, à Régis Debray qui ne peut plus s’y rendre (l’odieux procès Ochoa de 1989 l’a définitivement brouillé avec Fidel, et revenir dans l’île apparaîtrait de sa part comme une caution redonnée au régime). Quel Français pourtant rêva mieux que lui à Cuba ? Ma première rencontre avec Régis se fit en août 1966 à l’hôtel Sucre (un des meilleurs de La Paz) où, sanglé dans un costume-cravate, il tapait sur sa machine à écrire Révolution dans la révolution, dont le régime allait faire le bréviaire officiel du foquismo, cette théorie de la mise à feu des campagnes boliviennes, colombiennes, équatoriennes…, par l’exportation de la guerilla. Régis me questionna avidement sur Althusser, il m’entraîna chez des amis cinéastes (Jorge Sanjines) pour la projection clandestine d’un film dont le titre me revient, Ukamau, en quechua « Je suis vivant » : je revois le patio ouvert sous l’incomparable ciel étoilé de La Paz, les images tremblotantes sur le drap étendu, et le dernier plan où la caméra descend pour se fixer sur les pieds nus du protagoniste…

Régis ne me parla guère du Che mais il m’expédia chez Guayasamin, que je rencontrai à plusieurs reprises dans sa spacieuse demeure sur les hauteurs de Quito (le géant équatorien méditait alors une grande expo à Paris, et s’intéressait donc à un jeune normalien de passage). Je compris quelques mois plus tard que mon mentor, depuis La Paz, cherchait aussi le contact avec Guevara, qu’il rejoignit dans la jungle comme « agent de liaison ». On sait ce qu’il en advint : je suivis passionnément l’affaire et le procès Debray, quitté neuf mois auparavant, et qui coïncidèrent à Paris avec mon mariage ; et comment « Danton », qui échappa de peu à la mort, publia à sa sortie de prison une Critique des armes où il analysait les sanglantes illusions de son premier livre. Mais non peut-être les impasses d’un régime calqué sur l’URSS, et qui survit vaille que vaille à l’effondrement de son puissant protecteur.

Pourquoi rameuter ici ces souvenirs anciens ? Mon voyage à Cuba est lié à ces premières rencontres, et à la personne de Régis qui sut tirer de son emballement de jeunesse, et de sa méprise, une méditation qui nourrit toujours la mienne. Mais revenons aux rencontres cubaines : les gens ne nous auront parlé qu’avec réticence, ou à mots couverts, partagés entre leur colère contre un régime qui offre si peu d’issues, et leur fierté paradoxale. Chaque cuadro de ces villes en damier héberge un ou deux chefs d’îlots, qui veillent lors de mensuelles réunions de quartier au maintien de la flamme révolutionnaire, ou à ce que « personne n’y dépasse personne », de sorte que la société vit sous une surveillance sourcilleuse, et que chacun y craint la délation. Et pourtant oui, nos interlocuteurs cubains sont fiers de Fidel, et même de son frère Raoul, la relation au caudillo n’est pas obsolète ici, où la politique semble une affaire de famille. Je le vérifie lors d’une conférence donnée à l’Alliance sur Aragon, dont la figure passe très bien auprès de mes auditeurs qui aiment d’instinct ce combattant, ce chanteur, cet amoureux déçu, cet éternel fils blessé fidèle à son Parti…

« Ici le temps s’est arrêté » – j’ai plusieurs fois entendu ce jugement, pas seulement dans le petit musée poussiéreux consacré, dans Centro Ciudad, à la maison de famille qu’habita toute sa vie le poète et romancier José Lezama Lima : toute l’île peut être vue comme un conservatoire de formes anciennes d’activités, de transports, de vie… Par exemple et d’abord les fameuses Chevrolet, abandonnées par les émigrants de 1959 et que les Cubains entretiennent avec des ruses de maquineros (ce terme désigne les mécaniciens mais par extension tous ceux qui bricolent, qui retapent, ou qui s’arrangent à coup de troc, de débrouilles pas toujour régulières pour s’en tirer – tous les Cubains, quoi !). On compte encore dans l’île quelque 30000 grosses Américaines, numérotées et bichonnées comme un « trésor national » (prix de vente moyen = 20000 CUC) ; monter sur ces banquettes de cuir effondrées, face au tableau de bord incompréhensible, la commande de vitesse accouplée au volant (les cendriers ornent la portière à côté de la manivelle des vitres)…, vous garantit un bond dans le temps : du côté des premières sorties dans l’auto familiale, à la fin des années cinquante.  Elles sont vraiment l’emblème de La Havane – et d’un pays où l’Histoire s’est arrêtée dans les années soixante –, on en voit au fil des rues (peu fréquentées par d’autres véhicules à moteur) de rutilantes, et d’autres poussives ou reposées sur des cales, les tableaux, les posters qui montrent à l’envi la ville en sont pleins.

Au marché (feria) San Jose, sur les quais au fond de l’Avenidad del Puerto, fouillis de babioles pour touristes mais aussi de kilomètres de peintures où les barbouilleurs côtoient d’authentiques artistes, nous regardons ces toiles par centaines avant de fixer notre choix sur un tableau moins clinquant que d’autres, et qui retient pour moi quelque chose d’Edward Hopper : une peinture d’une insidieuse nostalgie, où le temps semble s’être bizarrement figé (reproduction ci-dessous). J’en fais la remarque au jeune artiste qui me roule sa toile dans un tube, s’il s’imprégnait du regard d’Hopper, comme d’autres copient ici sans vergogne Picasso ou Magritte, il accrocherait les touristes et ferait à coup sûr de meilleures ventes. Hélas, notre peintre semble tout ignorer de ce grand nom, que je lui recopie pour qu’il le cherche sur internet.

 

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INTERNET ! Impossible, en quatre semaines, d’y accéder ici plus de trois ou quatre fois. Et encore : claviers évidemment américains, touches à demi effacées, accès désespérément lent, avec des coupures du genre : ce que vous écrivez en ce moment pourra être lu, donnez ci-dessous votre accord… Là aussi, on retourne aux premières années d’une technologie qui n’est manifestement pas la priorité du régime. Les médias sont bien verrouillés à Cuba, la communication (comme nous disons confusément pour pester contre elle) est une idée encore à naître, et se résume à une propagande d’un autre âge, pas toujours sans charme : si le Museo de la Revolucion, installé dans l’ancien palais présidentiel, est d’un ennui insupportable avec ses vitrines grisâtres sommées de titres  ronflants, offrant leurs photos jaunies, leurs armes vieillotes, quelques cartes des opérations mal figurées à la plume et autres chemisettes ensanglantées…, d’autres retours amont réveillent une plaisante nostalgie. Par exemple les émissions culturelles de TV-Cuba, si sagement scolaires et d’une bonne volonté d’un autre âge : à côté du plateau des livres et des idées qu’on vous sert ici, les regrettés Desgraupes et Dumayet de « Lectures pour tous » feraient figure de trépidants bateleurs, de dangereux allumés !

Il est frappant que pour montrer la glorieuse Révolution, son Musée en enlise à ce point les images : paradoxe pragmatique disais-je du temps de mes études, où le médium (désespérément archaïque) contredit fatalement son message…

(à suivre)

5 réponses à “Cuba c’est gai, Cuba c’est triste, II”

  1. Avatar de Grévoul
    Grévoul

    Quel tissu de contre-vérités, de mensonges ! Vous avez le droit de préférer le régime de Battista ou celui de Pinochet, moi je préfère celui de Cuba, malgré des problèmes, dont certains dus au Blocus de vos amis des USA, malgré les erreurs qu’ils s’attachent à corriger.Le chien aboie, la caravane passe.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Le chien vous remercie pour ce beau témoignage de dialogue et de recherche d’information! Nos lecteurs apprécieront.

  2. Avatar de Nedellec
    Nedellec

    Je ne vois pas en quoi les commentaires de Daniel peuvent trahir l’histoire et encore moins les Cubains d’aujourd’hui.
    Quiconque de bonne foi ayant récemment visite le Cuba réel-pas celui de Varadero-peut faire le même constat . Ce n’est pas faire injure á ce peuple fier que d’évoquer les conditions difficiles de son quotidien pas plus que les aspects passéistes de son régime . Mais comme on dit parfois là-bas « esperamos uno momiento mejor »…

    Yves de Trinidad

  3. Avatar de Michel ElSanto
    Michel ElSanto

    Oui, il y a du vrai….mais aller dans d’autres pays d’Amérique (même aux USA). Vous n’y verrai pas de pauvreté mais de la misère et des violences. Pas à Cuba : on y mange à sa faim, les enfants sont à l’école (pas dans la rue pur vous quémander des sous) et …la sécurité des personnes. Mais, c’est vrai que la richesse et la consommation à outrance (gaspillage des ressources) n’est pas au rendez-vous. Mais toutes les familles que je fréquente vivent dans la dignité. Verdad ? dixit Michel

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui Michel, mais nous sommes d’accord il me semble, puisque j’ai moi-même souligné les points positifs que vous soulevez. Ma question serait plutôt : pourquoi le régime ne desserre-t-il pas un peu les conditions du marché en autorisant davantage l’entreprise privée ? La nationalisation de toutes les propriétés nuit gravement au travail, qui ne débouche pas assez sur une rémunération personnelle, d’où absentéisme, fraude ou charpadages en tous genres : comment intéresser au bien public et au « développement » des travailleurs (médecins, professeurs, salariés divers) payés entre 10 et 30 CUC /mois ? Entre le consumérisme à outrance, où est tombée l’URSS depuis 1991, et cette permanence imposée du modèle soviétique (à peu près partout abandonné), où placer le curseur ? N’y aurait-il pas de moyen terme ?

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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