Les RPU qui se tiendront du vendredi au dimanche 14-16 octobre ont donc cette année pour thème « Comment habiter le monde ? ». Je poste ici, à la suite du texte précédent d’hommage à Bruno Latour, le contenu de ma contribution de huit minutes à l’abécédaire de samedi 15, « J comme jardin ».
Je partirai d’un texte qui m’est cher, Le Paysan de Paris d’Aragon (1926), où nous lisons, à la section III du chapitre « Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », cette diatribe contre les jardins, et contre ceux qui, en s’y enfermant, renoncent aux tribulations d’un plus vaste monde : « (…) des palmiers nains, des giroflées et des bordures de coquilles évoquent pour eux l’infini. (…) Allez-vous-en, vieux fous parqués dans vos parterres, arrimés à vos fleurs en pleine barbarie. (…) Ô brebis si vous n’avez pas renoncé à toute dignité humaine, il est grandement l’heure de mourir puisque enfin vous avez le goût de jardiner ! »
Apostrophe excessive, bien dans le ton de ces années de provocation et de surenchère. Aragon s’en prend ici, sans la nommer, à la célèbre morale du Candide de Voltaire, « il faut cultiver notre jardin », adage bien-pensant qui résume à ses yeux d’alors tous les renoncements, maxime du recueillement et du repli sur soi d’une vie satisfaite, entre la cueillette des fraises et les bien nommés nains de jardin…
Le même Aragon précisons-le, trente-cinq ans plus tard, célèbrera dans le Fou d’Elsa la civilisation arabo-musulmane de Grenade, comparée à un jardin secret : « Ô mon jardin d’eau fraîche et d’ombre / Ma danse d’être mon cœur sombre / Mon ciel des étoiles sans nombre / Ma barque au loin douce à ramer » (poème chanté par Jean Ferrat). Et il se consacrera, avec une énergie qui étonnait Elsa, au remodelage, au drainage, à l’émondage de l’immense jardin-parc du Moulin de Saint-Arnoult, qui tient en respect la proche forêt.
Mais repartons d’un peu plus loin, je veux dire du Paradis, identifié comme on sait au Jardin d’Eden. Sa première définition est d’être clos, « hortus conclusus » selon les innombrables figurations de notre tradition picturale, de sorte qu’Adam et Eve, chassés par l’ange, chutent du fermé dans l’ouvert, de l’oisiveté dans le travail, d’une vie douillette mais finie dans l’infini de l’errance humaine. Je verse à cette iconographie une illustration naïve, la photo (prise dans un couvent de Crète) d’une enluminure où l’on voit nos deux garnements partir en exil, les reins ceints de petites barboteuses de feuillage.
Qu’y a-t-il de particulièrement heureux dans la condition jardinière (si l’on suit la fable de la Genèse, ou les encouragements de Voltaire) ? On habite un jardin, portion de terre élue par excellence, lieu d’un échange circulaire entre l’homme penché sur cette terre et ce que celle-ci lui rend en retour. Contrairement aux chasseurs-cueilleurs de la préhistoire ou de peuples dits sans histoire, ou aux cow-boys qui poussent leurs troupeaux partout où l’herbe est plus verte, au mépris des haies et du fil de fer barbelé (qu’ils détestent), le jardinier ne dévaste rien, ou récupère tout. L’économie jardinière, en circuit court, est spontanément ou par nature écolo. Essayons de préciser un peu.
Le temps comme l’espace du jardin sont fortement qualitatifs. On peut certes bourrer d’engrais une plate-bande, mais on ne fera pas tout pousser sur n’importe quel sol, ni surtout tel légume aux côtés de tel autre : le bon jardinier distingue, amende, répartit ses plants. Dans l’espace mais surtout dans le temps, météorologique, qualitatif ou saisonnier : la science agricole, comme celle du pêcheur ou du chasseur, sait à quel moment planter, puis arroser, bouturer, fertiliser, sarcler et récolter, elle tire parti des occasions ou de ce que les Grecs nommaient le kairos, le moment favorable. On ne force pas la nature, on la seconde, on guette ses signaux, on respecte ses cycles…
François Jullien, dans ses nombreux livres consacrés à la Chine, donne l’exemple facile à comprendre du lourdaud ou du paysan débutant qui, croyant aider sa future récolte, descend au jardin pour tirer sur les pousses, avec le résultat de découvrir le lendemain toutes ses plantes couchées, desséchées ; en croyant accélérer un processus naturel (celui du Ciel ou la voie du Tao), il a bonnement détruit ce qui sans son intervention serait arrivé tout seul à maturation. Nature ou phusis, c’est par étymologie ce qui pousse, avec quoi nous pouvons interagir, ou coopérer, mais que nous ne pouvons créer ex nihilo, par table rase ou par décision d’en haut. Jardiner en d’autres termes, c’est faire avec. Tout jardin est une co-création. Et cette distinction du faire et du faire avec, pour toutes nos interventions techniques ou pragmatiques, donne beaucoup à penser.
Très schématiquement : le faire, qui qualifierait l’acte technique proprement dit, peut partir d’une table rase en suivant un concept ou un modèle idéal, comme le peintre non figuratif ou non-réaliste devant sa toile. Le faire-avec en revanche suppose une négociation, un instant favorable ou la collaboration d’entités extérieures jamais tout-à-fait maîtrisables, c’est le cas du photographe bien différent du peintre, mais plus généralement l’acte pragmatique de tous ceux qui ont à tenir compte d’un contexte, d’un terrain, d’un sujet partenaire ou d’une situation : l’éducateur, le gouvernant, le médecin, le joueur de foot, etc.
Il est intéressant de voir dans le jardin un nœud ou un concentré de relations pragmatiques, de l’envisager en d’autres termes comme le lieu du soin. Soigner, ce n’est pas repartir à zéro comme fait le chirurgien posant une prothèse, mais plutôt aider un processus de guérison provoqué par la maladie elle-même, renforcer des défenses, tenir compte d’une évolution. Accompagner, seconder… Si tu veux rendre un homme heureux, dit un dicton chinois (Confucius ?), confie-lui un jardin ; non seulement il aura de quoi s’occuper toute sa vie, mais cette vie sera bonne.
Le modèle d’une science ou d’un art jardinier s’oppose ainsi clairement au trop fameux paradigme cartésien d’un sujet qui serait « comme maître et possesseur de la nature ». La nature n’est pas un objet, mais l’archi-sujet de toutes nos initiatives ; elle n’est pas un refuge local mais la matrice et l’enveloppe universelle de nos entreprises comme de nos cultures (à tous les sens du mot). La différence nature/culture n’est donc pas frontale, mais verticale ou hiérarchique, « nature » constituant le méta-niveau supérieur d’organisation et de pilotage de nos diverses « cultures ».
On voit de quelle façon la question du jardin éclaire et rejoint le livre de Bruno Latour, Où atterrir ?, quand lui-même se demande, face à une culture devenue véritablement « hors sol », comment toucher terre, ou devenir pleinement des Terrestres. Il conviendrait pour cela de réfléchir à la continuité étymologique du mot humus avec notre humanité.
Mais d’abord un sol, chose commune par excellence, est inappropriable (et dans quantité de civilisations nul ne songe à revendiquer la propriété d’une surface de terre) ; comme l’a fortement posé Rousseau, au nom du commun et réagissant contre toutes les enclosures : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs, n’eût point épargné au Genre humain celui qui arrachant les pieux et comblant le fossé, eût crié à ses semblables, gardez-vous d’écouter cet imposteur, vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, que la Terre n’est à personne » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes).
Humus, humanité : cette lumineuse étymologie nous rappelle à quel point nous sommes fils de la glèbe, et solidaires de tout un milieu loin duquel, sans lequel toute vie individuelle aurait vite fait de s’étioler et disparaître. Or nous percevons mal ce milieu, et dans cette mesure nous le maltraitons, nous ne rendons pas justice à ce partenaire de la moindre de nos interactions. Comment traitons-nous l’air de nos villes, les bas-côtés de l’autoroute, l’eau des rivières ou des mers et tous les animaux qui les peuplent, qui en vivent ? Quelle négligence est la nôtre !
Non seulement la Terre souffre mais elle se dérobe, se rétracte au fil de nos voyages, de nos commerces et de nos communications hors sol, les espaces vierges ou sauvages fondent comme glaciers au soleil, ou brûlent comme nos forêts, nous ne saurons bientôt plus où aller pour refaire l’expérience de ce contact régénérateur avec l’humus, vecteur et pourvoyeur de l’humaine condition. Dans son ouvrage, Bruno Latour prophétise l’extension à chacun de l’épreuve des migrants, qui ont vu, comme un tapis, l’humus ou le sol se dérober sous eux, et n’ont plus de terre habitable. Face à cette perte de terre ou de contact, cultiver son humus, son jardin revient à grandir en humanité.
Laisser un commentaire