Depuis mon précédent billet « Cyrano qu’on fit nez », j’ai donc revu cette mise en scène diffusée sur la cinquième chaîne dimanche soir, et je dois dire que je ne comprends plus mon jugement d’abord négatif. La même représentation en live m’avait déçu, Michel Vuillermoz était-il ce soir-là en petite forme ? Etions-nous mal placés, ou de médiocre humeur ? La mise en scène de Denis Podalydès m’a paru vigoureuse et je n’ai plus aucune réserve touchant ce beau spectacle, sur lequel j’aimerais développer quelques autres remarques qui me sont venues, le revoyant.
Par quelle magie cette pièce touche-t-elle un si large public, et depuis si longtemps ? J’ai dit dans quelles circonstances je l’avais (très jeune) découverte, et comment ce texte riche d’alluvions a pu se déposer en moi, « au filigrane bleu de l’âme se greffant », comme écrit Stéphane… Je mentionnais la semaine dernière, parmi ses éléments de séduction, le jeu subtil de la trajectoire des lettres, et la réflexion quasi médiologique, ou grammatologique (Derrida), proposée dans cette pièce sur la distribution du courrier. Mais la machination postale ici mise en œuvre n’explique pas la stature de héros quasi national gagnée par Cyrano.
Son personnage est riche de plusieurs facettes, bien mises en évidence par le jeu de Michel Vuillermoz. Par exemple, face à Roxane et dans la scène de leur rendez-vous chez Ragueneau, un certain ton d’enfance. L’escrimeur que nous venons de voir si plein de fougue, et de fureur, nous montre inversement, abandonnant sa main à sa cousine (« ce bobo ») un visage gagné par la montée de l’extase, grisé par le quiproquo des paroles. Amoureux, Cyrano apparaît d’autant plus désarmant qu’il ne peut exprimer le feu de cet amour, forcé d’emprunter d’autres voies, l’héroïsme, le théâtre, une pulsion querelleuse ou une débordante imagination. À cet égard Cyrano, qui meurt vierge (malgré les deux emblèmes phalliques toujours bien visibles sur lui, de son nez et de son épée) nous offre un tableau clinique de la sublimation.
Qui passe donc par la scène théâtrale au premier chef. Cyrano fait du théâtre, tout son être spectaculaire est animé d’une pulsion de jeu (bien accordée à l’enfance). Sa première apparition, à l’Hôtel de Bourgogne, est pour en déloger l’encombrant Montfleury, représentant d’un genre particulièrement affligeant et ringard ; lui, Cyrano, a mieux à proposer au public, et sa tirade du nez, suivie du duel mis en ballade, redouble les effets du théâtre dans le théâtre, avec lui on ne s’ennuie pas, on s’amuse enfin ! La scènographie de Podalydès tient compte il me semble de cette surenchère du jeu, ou de ce tour d’écrou donné par notre héros à la représentation ordinaire.
Escrimeur de première force, Cyrano excelle surtout à l’escrime des répliques, là où les mots eux aussi font mouche, et c’est un autre aspect de sa séduction : il parle à la pointe de l’épée, son esprit est une lame, rarement comme dans cette pièce nous aurons senti la proximité du duel et des mots d’esprit constamment, savamment aiguisés. La lecture de cette pièce m’aura inculqué très tôt je crois le prestige de la rime, où Rostand est passé maître, ces fiançailles grisantes entre les vocables.
Mais une autre proximité se propose, de la parole avec la pâtisserie. Celle où se déroule l’acte II a pour chef le bon Ragueneau, qui entretient à plaisir la confusion entre les deux saveurs, celles des mots et des gâteaux ; fou de poésie, et mécène des poètes forcément affamés ou nécessiteux, Ragueneau met la même passion à versifier la recette des « tartelettes amandines » et à servir celles-ci sur un plateau – ou dans l’écrin d’une feuille où se lit le texte d’un poème. Merveilleuse coïncidence des mots exquis avec ces esquimaux ou ces crèmes qui fondent dans la bouche ! Poète et rôtisseur-pâtissier, Ragueneau (dont la passion ruinera le commerce) déplie nos jouissances orales, et nous permet de comprendre ici encore la sublimation qui mène d’une friandise toute gourmande à la pure délectation des mots (dont s’enivre par exemple ou de son côté Roxane la précieuse). Pour sa part, Cyrano ne touche pas aux gâteaux – ou seulement du bout des lèvres, à l’hôtel de Bourgogne ; ascétique voire famélique (ce que les plans serrés sur le corps et les mimiques de Vuillermoz nous montrent très bien), lui-même s’adonne à une oralité strictement verbale, apparemment déliée des plaisirs de la nourriture.
Un troisième ordre d’évidences m’a sauté aux yeux dimanche soir, devant le couple assez extraordinaire formé par Christian avec Cyrano, dont je mentionnais un peu vite le « généreux stratagème ». À la réflexion, peut-on parler vraiment de générosité pour qualifier une proposition nullement désintéressée, et qui conduira le cadet à la mort ? Car Cyrano n’a pas plus tôt décidé d’être l’esprit ou la langue de Christian qu’il exagère, allant au siège d’Arras jusqu’à écrire à Roxane deux lettres par jour, et provoquant ainsi son arrivée parmi les combattants ! Suffoqué par l’ampleur de l’imposture, ou du détournement, Christian se révolte rageusement et nous assistons derechef à un duel, celui sans espoir de l’homme à qui on a volé son âme (qui voltige dans l’amas des lettres tirées du carrosse) qu’il réclame à son rival, dont l’habileté ou la supériorité triomphent. Nous avions oublié que ces deux hommes sont de fait rivaux, jaloux l’un de l’autre pour des raisons bien différentes, et que leur passion pour la même femme débouche sur une lutte à mort. Cette intrigue autrement dit conduit à une situation girardienne, et je ne sais si mon ami Benoît Chantre, grand connaisseur de feu René Girard, a songé à inscrire une projection de Cyrano au programme du ciné-club qu’il anime à Paris chaque mois, sur des films construits autour d’une rivalité mimétique. Cette pièce en offre un exemple de choix, avec sa médiation croisée (Christian jaloux de l’esprit de Cyrano autant que celui-ci de la beauté de Christian), et je me chargerais volontiers, cher Benoît, de sa présentation.
René Girard
Un dernier motif d’intérêt, et de grande émotion, tient enfin il me semble à ceci que cette pièce sait comment finir. Cyrano ne pouvant toujours l’emporter, sa mort était programmée et nous devions y assister, mais reconnaissons que Rostand l’amène de main de maître, et fait du dernier tableau quelque chose d’admirable.
Il n’est pas si fréquent de voir mourir le héros en scène, de façon physique, palpable je veux dire. Ici, dans la progression du bandage, d’abord camouflé par le grand feutre tandis qu’il lit ou plutôt se remémore sa lettre, puis des derniers vers proférés sur un ton de bravache halluciné face à la lune, nous voyons la mort au travail dans le visage d’un Vuillermoz qui a encore maigri, aux yeux brillants d’un désespoir et d’un triomphe mêlés : il aura su déclarer pour finir son amour, il ne l’aura certes pas agi ni consommé, sa cour à Roxane est demeurée toute courtoise, tellement plus belle peut-être ainsi ?
Ce crépusculaire acte V nous enseigne la beauté des rêves inaboutis, l’énergique sublimation trouvée par un caractère chimérique qui sut avec quel panache se fendre, se battre, divaguer peut-être, jusqu’à s’étendre ainsi au bord de la rampe, posture finale du héros touché, couché que je ne peux comparer qu’au « Torero mort » peint par Manet, roulant lui aussi jusqu’au bord du tableau.
Non, Cyrano n’est pas une pochade mais une œuvre de culture, profondément mûrie. Qu’elle soit sortie (comment, en combien de temps ?) du cerveau d’un homme de vingt-neuf ans ne laisse pas d’étonner.
Edouard Manet, Le torero mort
Laisser un commentaire