Michel Vuillermoz à la Comédie française
Pourquoi le retour de Cyrano de Bergerac par la Comédie française, dans la mise en scène de Denis Podalydès, fait-il figure d’événement bienvenu pour temps de confinement ? (Sur la cinquième chaîne, dimanche 3 prochain.) Qu’y a-t-il dans cette pièce, au-delà des rodomontades, des tirades et des mots d’auteur, d’inconditionnellement séduisant voire d’irrésistible ?
Mon goût pour Cyrano remonte loin en arrière C’est dans un livre offert à Noël (je devais avoir dix-douze ans), richement imprimé et illustré, que j’ai d’abord découvert cette histoire ; faute de pouvoir assister à sa représentation, j’en avais entrepris moi-même la mise en scène (au moins de l’acte 1 réduit à la tirade du nez et au duel), pour un jeu scout. Je me revois dans la clairière, déclamant les vers de la fameuse tirade (que je peux toujours réciter), puis poursuivant d’une imaginaire épée taillée dans du noisetier mon piètre et pleutre adversaire, « A la fin de l’envoi, je touche ! ».
Ne cherchez plus, pour occuper le confinement : l’édition Folio de Cyrano de Bergerac a de quoi passionner durablement vos enfants, faites-leur mémoriser la fameuse tirade, avec concours de récitation ! Il faudra sans doute expliquer quelques passages, Hippocampéléphantocamélos, ou « Enfin parodiant Pyrame en un sanglot », mais la verve, la drôlerie des trouvailles ont de quoi enchanter chacun.
L’ivresse de ces vers ne m’a pas quitté. Au point qu’élève de khâgne à Louis-le-Grand, j’en avais fait la remarque à André Lagarde, notre professeur de littérature française. Nous n’aimions pas Lagarde ; ayant dû nous taper son manuel pour classes secondaires dans nos lycées respectifs, voici que nous le retrouvions dans cette prestigieuse prépa, où il nous infligeait les mêmes pages déjà remâchées ; et pour deux ans, car professeur en hypokhâgne, Lagarde fut promis en khâgne la même année que moi, rebelote ! Lors de ces mêmes années, Deleuze faisait paraître Proust et les signes, Roland Barthes Essais critiques, et le Nouveau roman prenait son essor, innovations prestigieuses pour nos ambitions de blancs-becs, mais suspectes au jugement de notre professeur qui nous opposait, si nos dissertations allaient musarder dans cette direction, un sourcilleux refus.
Je n’ai plus sous la main les cinq tomes de ces gros manuels qui firent, partagée avec Michard, sa fortune, mais je crois bien que Cyrano n’y figurait pas, et que j’interpellais sur cette absence leur auteur, qui me répondit quelque chose comme « vers de mirliton ». Ce dédain me blessa intimement, Lagarde (que nous surnommions « Khustos ») demeurait donc fermé à la culture populaire autant qu’aux prestiges du structuralisme naissant.
Edmond Rostand
Je ne connais pas, chez ces champions d’une « nouvelle critique » que nous portions aux nues à proportion qu’un Lagarde nous en détournait si fort, d’études consacrées à Cyrano, et pourtant ! La structure de la pièce, comme nous aimions dire pour irriter notre répétiteur, s’y prêtait assez bien.
Ne relevons que ceci : l’intrigue ourdie par Edmond Rostand tourne autour d’une certaine logistique des écrits, et elle analyse avec acuité les pouvoirs de la lettre. Sur ces pouvoirs ou cette lettre, dans les années soixante, deux œuvres considérables formulaient (je schématise) un constat contradictoire : une lettre, énonçait doctrinalement Lacan à la fin de son célébrissime séminaire consacré à la nouvelle d’Edgar Poe, « arrive toujours à destination » ; inversement, Derrida lui opposait (notamment dans « Le facteur de la vérité ») la notion de destinerrance, soit cette thèse qu’avec la communication écrite, la première de nos télé-communications, le propre d’un écrit est justement de vagabonder, ou de tomber en d’étranges mains, indépendamment des intentions de son émetteur ; en détachant l’énoncé de l’énonciation (qui demeurent confondus dans l’oral), l’écrit ouvre à toutes sortes de détournements, d’hybridations ou de quiproquos (objection déjà de Socrate contre Toth dans le Phèdre).
Mais revenons à Cyrano. Cette pièce qui tourne périodiquement sur nos scènes avec le même inusable succès traite précisément d’un retour, puisque son action culmine et s’achève quand Cyrano peut enfin, à l’heure de mourir, signer face à Roxane la lettre qu’elle porte autour du cou. « J’en suis l’auteur ! », et cet aveu si longtemps différé, articulé à l’article même de la mort, déporte le drame aux confins de la tragédie, du côté d’Œdipe par exemple qui cumule lui aussi les rôles, assassin, enquêteur, victime ou bourreau… Plus légèrement mais non sans profondeur, Cyrano aura été à la fois et pour son malheur l’ami ou le confident, l’amoureux transi, l’auteur et le facteur de ces lettres dont le stratagème noue cette immortelle tragi-comédie.
Gérard Depardieu dans le film de Jean-Claude Rappeneau
Or l’épée de l’écrit, comme ce nez un peu trop magistral qui le défigure, fend notre homme en deux. Au gentilhomme qui se croit (à tort ou à raison) hideux, il est interdit de déclarer son amour en face mais il lui reste à le coucher sur le papier ; la déclaration ainsi différée détache non seulement l’énoncé de l’énonciation, mais un esprit (sublime) de son corps encombrant, le détour de la lettre écrème une âme ou une quintessence amoureuse qui par elle voyage et vole droit au cœur de la belle.
Avec des moyens de théâtre, Rostand aura ainsi préparé l’enquête sur la trajectoire et la destinerrance des écrits et de la parole soufflée, que théorisera Derrida. Les billets des petits poètes qui pullulent autour de Ragueneau à l’acte II ne vont nulle part, leurs papiers s’égarent du côté des pâtés, tout au plus emballera-t-on avec eux, à l’intention de la duègne qui ne les lira pas, un chou à la crème ! Une lettre d’amour connaît un destin plus relevé. Cette extraction épistolaire enchante la Précieuse, qui s’enivre à son élixir ; qu’est-ce que la préciosité en effet, sinon le congé signifié aux sens trop grossiers, l’exigence d’un corps raffiné qu’on ne touche que par capillarité nerveuse, du bout des mots écrits ou murmurés ? Ce magnétisme culmine à l’acte trois dans la scène (aveugle) du balcon, où triomphe la stratégie tortueuse, et quelque peu schizo, choisie par Cyrano pour atteindre Roxane. Fendez-vous ! À cette escrime de la plume ou du cœur, d’une plume soutenant le cœur, le cadet de Gascogne se coupe en deux : Christian jouera le corps, lui l’esprit. Lequel, dans ces conditions, sera le porteur ou le médium de l’autre ?
Le siège d’Arras (acte IV) donne tout loisir à Cyrano de faire le siège épistolaire de la belle demeurée à Paris ; le dangereux projet s’emballe, il multiplie fiévreusement les courriers qu’il achemine lui-même à travers les lignes ennemies – ses propres lettres de feu, où Roxane lit les mots de Christian. Quand celle-ci réapparaît par enchantement dans son carrosse, bourré de victuailles et des lettres de son amant parmi les assiégés faméliques, le déchirement tragique né de la méprise n’est plus supportable : exaltée par cette correspondance dont Cyrano s’est fendu, Roxane n’a plus d’yeux pour le corps, et se donne tout entière à l’esprit. Désespéré car on lui vole ainsi son âme pour celle de l’autre, Christian court se jeter à la première salve de l’ennemi.
Le pacte du dédoublement n’est pas pour autant rompu. Sa mort et les lettres de l’autre changent le muet en héros, quand Roxane retirée au couvent conserve dans le scapulaire attaché à son cou son ultime envoi, jusqu’à ce que Cyrano lui-même, quatorze années plus tard et se sachant à l’agonie, prête son dernier souffle au mensonge de la lettre datée du siège : « Roxane, adieu, je vais mourir ! ». La nuit qui tombe au jardin le dispense de lire, il répète mot pour mot et par cœur sa lettre, ouvrant du même coup les yeux ou les oreilles d’une Roxane qui découvre enfin le généreux stratagème. En s’autorisant de ce médium sacré pour parler une dernière fois d’amour à son amour, l’amant si longtemps rebuté recharge de présence l’enveloppe vide, et il ose tuer pour de bon son incommode facteur ou médiateur en restituant aux mots leur vérité, et l’esprit à son corps. En sa personne et d’un coup, tout se rassemble, la parole et l’écrit, le temps de la guerre et celui du couvent, Cyrano et Christian, l’homme de chair et sa marionnette.
Sublime, crépusculaire et poignant moment de théâtre ! Qui toujours est celui d’une incarnation. La venue de la mort rajuste ensemble in extremis ce qu’une vie trop ardente avait dangereusement séparé, la lettre arrive enfin pleinement à destination, la longue ruse épistolaire s’annule sur le bonheur performatif de cette dernière parole, prononcée ès qualité et en pleine présence. Mais le glas qui sonne au couvent signifie à ces deux-là qu’il est désormais trop tard, tirez vos mouchoirs et baissez le rideau ! Chapeau !
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