Dans la nuit de Lascaux

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Notre dernier voyage au début de septembre nous a conduits, Odile et moi, à explorer le Périgord noir entre Vézère et Dordogne, et plus précisément à visiter la grotte de Lascaux. J’étais déjà descendu à Lascaux 2, la première réplique du site original, fermé dans les années soixante ; je n’y avais pas ressenti la même émotion qu’avec la plongée dans ce nouvel artefact qui restitue au centimètre près, et avec un souci pédagogique extrême, grâce aux écrans interactifs mis à la disposition des touristes sortis de la nouvelle grotte, ce qui provoque l’émerveillement de tous les visiteurs depuis la découverte de ce trésor mondial par quelques enfants de Montignac, en 1940. 

On ressort de la caverne de Lascaux 4 (reconstituée hors sol) ébloui et voûté de silence, tellement cette expérience nous fait toucher aux confins de notre humanité : cette grotte, comme celle de Chauvet plus ancienne encore de quelques vingt-mille ans, nous offre le spectacle éblouissant de notre naissance à la représentation, à la pensée, à la beauté de l’art. Le Musée de la préhistoire des Eyzies, lui aussi modèle de muséographie, n’atteint jamais à cet émerveillement, pourquoi ? 

Devant la panoplie des silex taillés, des crânes, des restes osseux disposés dans les tombes, Néandertal ou Cromagnon, disons plus largement homo faber, nous donnent à voir des outils de chasse motivés par la faim, ou par la nécessité de se défendre contre les bêtes autant, peut-être, que contre des congénères hostiles ; on entrevoit, dans cette interminable nuit des temps, quelle suite des gestes répétitifs conduisit à l’invention du propulseur, de l’arc, ou à celle des tombes qui délimitent un périmètre sacré, et le tracé d’une frontière anthropologique radicale entre l’homme et l’animal ; ce dernier en effet n’accède pas aux outils, pas plus qu’il ne se soucie du cadavre de ses congénères. À l’exception d’un très élégant bison se léchant, gravé sur la surface d’un propulseur, homo faber nous a laissé des outils mais très peu de représentations proprement dites ; son monde est dominé pour nous par la nécessité, par l’utilité ; l’idée d’un art gratuit, ou cultivé pour l’émerveillement et le plaisir, ne semble pas avoir encore émergé.

Il convient donc de souligner, avec Lascaux ou déjà Chauvet, l’apparition d’un homme nouveau, le sapiens, capable d’éclabousser les parois de ses grottes d’un véritable feu d’artifice animalier, avec une exubérance dans le mouvement, et un talent d’observation qui confondent tous les visiteurs. Dans la nuit de Lascaux, équipés de bougies vacillantes, des hommes (et des femmes) se sont faufilés, coulés et succédés jusqu’à des couloirs très étroits pour y figurer, de génération en génération et d’une main très sûre, la splendeur du monde animal.

On a qualifié de Chapelle sixtine le décor de Lascaux. Façon de dire la perfection atteinte ici d’un seul coup, sans repentirs ni brouillons. Mais on connaît Jules II, Michel-Ange et les raisons de l’entreprise ; en revanche, on se perd en conjectures sur les motivations qu’eut homo faber pour se lancer dans de telles compositions. Pourquoi, en particulier, ne s’est-il jamais représenté lui-même (à l’exception de l’esquisse de quelques vulves ou poitrines féminines, et du fameux homme gisant au fond du puits, schématiquement figuré en érection devant un auroch dont il semble avoir lacéré les entrailles) ? Pourquoi si peu de fleurs, d’arbres, de paysages ? Le végétal n’a pas ou très peu retenu l’attention de ces artistes fascinés par la puissance du monde des taureaux, des bisons, des vaches, des rênes et des chevaux…

Quelques bêtes montrent distinctement des flèches accrochées à leurs flancs, mais est-ce le vœu d’une chasse fructueuse qui motivait ces peintures ? Cet art d’une profusion inouïe était-il guidé par un projet utilitaire ? Ou bien, l’homme se sachant d’évidence dépassé par la bête a-t-il voulu se concilier sa puissance dominante en la représentant ? Comme si la maîtrise de l’image ou de la silhouette l’assurait sur son modèle d’une première prise… Ou encore, ce choix répété, obstiné, partout poursuivi du motif animalier marquait-il le respect d’homo faber envers ces icônes de leurs divinités ? Comme une obscure offrande mêlée d’identification à leur puissance.

Nous ne le savons pas. Nous sortons de la grotte éblouis, chancelants face au resplendissant mystère. Un lien puissant nous relie à ces hommes qui ont fait émerger l’art, et contribué ainsi à signaler leur propre humanité : il n’y avait donc pas, en ces âges mêlés de ténèbres, que le travail obstiné des polisseurs de flèches fichées sur des javelots, homo faberse doublait d’un homme capable d’arracher à la nuit des grottes ces stupéfiantes images pleines de force et de délicatesse, d’admiration aussi et de piété devant leurs modèles, ce cinéma des pattes ou des têtes accolées, cette fraternité entre les espèces… 

On ne comprend pas Lascaux, qui brille comme une lampe depuis notre passé le plus reculé ; on traverse ce western des premiers âges avec reconnaissance, on écoute le galop sourd qui piétine depuis des millénaires le fond de ces grottes – pour quels yeux, quelles oreilles ? Et l’on frémit de penser aux hasards qui ont permis de telles découvertes, à Chauvet un souffle ressenti à hauteur de mollets par le randonneur qui parcourait un sentier en aplomb de falaise, à Lascaux (mais n’est-ce pas une légende ?) c’était le chien des gamins qui poursuivit un lapin jusqu’entre les racines d’un arbre récemment abattu par la tempête… Merveilleux, improbables hasards sans lesquels… Combien de Chapelles Sixtine dorment encore, inviolées, entre Dordogne et Vézère ?      

3 réponses à “Dans la nuit de Lascaux”

  1. Avatar de Dominique
    Dominique

    Bonsoir !

    En ce sept octobre, nous pensons à une nuit…

    Le randonneur en a choisi une autre…Pour la bonne cause, sans nulle conteste.

    Visite guidée dans « la chapelle Sixtine de la préhistoire »…

    Pour m’éclairer, j’ai apporté dans ma besace, quelques lampes de poche dont voici d’incertains reflets :

    « Homo erectus se lève et contemple les étoiles. Néandertal allume le feu. Sapiens migre sur toute la terre, enterre ses morts, peint sur des parois rocheuses. Qu’est-ce que ces humains des origines ont à nous apprendre sur nous-mêmes, des centaines de millénaires plus tard ?

    L’historien des religions Mircea Eliade avance l’idée que le sacré est à la base de la conscience humaine et non un acquis dans le stade de son développement. Autrement dit, selon lui, l’Homo sapiens – celui qui sait qu’il sait – serait un être fondamentalement religieux. Si les thèses de l’auteur sont contestées, il est aussi fastidieux d’en démontrer le contraire. »

    (Sarah-Christine Bourihane, Réalisatrice de cinéma)

     » Car si l’individu est finitude, rien de ce qui est humain n’est jamais fini, ni même défini. Commencée bien avant lui, dans quelque grotte aurignacienne ornée d’aurochs et de bouquetins, qui peut dire que la vie d’un quidam zappeur coincé entre sa télé et son supermarché s’achèvera avec son dernier souffle, sans rejaillir un jour en énigme entre les mains d’on ne sait quels archéologues, anthropologues ou archivistes du XXV ème siècle (…)

    S’efforcer de ne pas tarir, dans l’immédiat et pour ce qui dépend de nous, ce minuscule, aléatoire et vivifiant filet de mémoire, s’accrocher à ce fil d’Ariane, cela seul nous permet de prendre le pari d’un sens. Quant à le gagner… » (Les communions humaines -Pour en finir avec « la religion »-, Régis Debray)

    « Une plongée à la grotte Chauvet. Un pinceau de lumière dissipe la nuit des temps ».
    ( Médium, N° 32-33, Pense-bête, Régis Debray)

    « Dans un monde de simulacres, une réplique technologique des grottes de Lascaux et Chauvet vaut pour l’original désormais interdit à la vue. On ne s’étonnera pas que des selfies puissent valoir autoportrait, œuvres dignes de musée. » (Médium, N° 55, Pierre Murat)

    Fin de citations.

    Aussi loin que remontent mes remembrances d’écolier, je me souviens de mes impressions de lecteur, au vu de ces peintures rupestres de la préhistoire qui m’aimantaient, me parlaient…Comment dire de telles sensations ? Je ne sais. Alors se taire.

    Oh, je connais votre réponse, cher maître ! Celle que vous fîtes, naguère, à Wittgenstein, page 85, Médium, N° 55 :

    « vraiment ? Grands dieux non, il reste cher Ludwig à le montrer, le chanter, le danser ! »

    Ne point succomber à la tentation mémoricidaire et malgré tout, chercher à comprendre (prendre avec soi) !

    Avec une émotion + une équation…Et cela fait une chanson.

    A vous, cher Daniel, de nous offrir un titre formidable !

    Dominique

  2. Avatar de Aurore
    Aurore

    Quel billet !

    La lumière de Régis Debray, cher ou chère Dominique, va-t-elle défermer les yeux des visiteurs de la grotte, vénérant
    « Le réel vacant le long de la paroi » dont les lettres interverties nous renvoient à « L’allégorie de la caverne, Platon » ?
    Foi d’animal, le règne animal, c’est génial ! Monsieur de La Fontaine acquiescerait ici, fables à l’appui !
    Ouvrez, braves gens, un œil de lynx et, sans le moins du monde montrer d’un doigt vengeur la paille dans le récit merveilleux du maître, voyez ces perles rares qu’il serait malséant de sous-estimer.
    Même si par anagramme « une érection »- « ne coûte rien » devant un aurochs on met un s final, palsambleu !
    Et sur les rennes, mon bon seigneur, notre hirondelle de l’écriture ou accent circonflexe n’a rien à y faire.
    Quant aux hommes et femmes qui se sont succédé, laissons le verbe pronominal invariable puisque telle en est la règle.
    Même si dans « La figure de Fraser », page 51, Jacques Attali nous raconte « qu’en trois siècles, deux paradigmes, mécanique, puis thermodynamique, se sont succédés en physique »
    Petits détails qui va faire rire aux éclats notre randonneur, explorateur. Mais d’un rire nouveau qui sait le détail, attribut de la grandeur en quelque poétique.
    Brisons là.
    Et sortant de la grotte, arrêtons-nous incontinent sur le souffle du passage du petit chien poursuivant un lapin.
    Sans digression aucune, je pense à feu ce correspondant physicien répondant à la question sur la capacité de mettre en forme deux sortes d’information et, pour ce faire, citant Schopenhauer. Tout l’esprit de sa philosophie tenait dans
    « Le panache du chien, ce héros »…Pourquoi faut-il que ce syntagme en six mots, révèle par anagramme
    « Le caniche de Schopenhauer » ?
    Esprit animal es-tu là ?
    On aimerait que la tablée des savants arrête de tourner en rond et, enfin, nous dise quelque chose…
    N’est-ce pas Monsieur Philippe Guibert ?
    L’autre jour, après le service, je suis allée sur la colline de Charleville avec un bouquet d’églantine…
    J’ai attendu, attendu et il n’est pas venu…Monsieur Jacques.
    Suis repartie toute seule avec mon berger.

    Aurore, la caissière.

  3. Avatar de Jacques
    Jacques

    Bonsoir !

    Je viens de lire le commentaire de Mme Aurore, la caissière, et je me dois de préciser les choses.

    D’abord, jamais, je ne me serais permis de poser un lapin à cette personne que je ne connais ni d’Ève, ni d’Adam.

    Il n’est pas question pour moi d’aller à Charleville, vu la distance, à 750 km de mon domicile.

    Un bouquet d’églantines et un florilège d’anagrammes, c’est bien joli mais ça ne justifie en aucun cas le trajet.

    J’ai une retraite plutôt décente d’enseignant, mais quand même !

    Aux informations, j’ai ouï dire que dans une cabine d’essayage de ladite ville, une vendeuse a vu un serpent, échappé, peut-être d’un bateau ivre, qui sait !

    La caissière du blogue nous en met plein la vue, à nous, pauvres intellectuels, qui ne pouvons pas grand-chose aux malheurs du monde.

    On a beau aller siffler sur la colline, la « noire énergie » du poète laisse absente la « reine ignorée » qui la contient en ses lettres.
    Reine sans chapeau, bien sûr !

    Merci au randonneur qui permet ces « bifurcations » légères et rafraîchissantes.

    Et bonnes continuations à notre Éos d’un supermarché ardennais, que je rencontrerai peut-être un jour, si…

    Bonne soirée

    Jacques

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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