Le procès des viols de Mazan qui se déroule actuellement au Palais de justice d’Avignon, où Dominique Pélicot et ses comparses (cinquante-et-un prévenus dont trente-cinq assistent aux audiences) se trouvent confrontés à leur victime Gisèle, défraye à bon droit la chronique tellement l’énormité des faits stupéfie, intrigue, scandalise…
La foule qui se presse dans la salle, les pancartes brandies, le mouvement populaire qui entoure Gisèle Pélicot, mère courage de soixante-douze ans qui par sa présence, sa parole et ses yeux bien ouverts participe aux débats, les reportages et numéros spéciaux dans la presse (hier soir vendredi un long montage documentaire sur BFM-TV, entouré de témoignages et d’arguments émus et passionnés…), attestent que ce procès fera date dans la dénonciation d’une (chez nous persistante) « culture du viol ». Et que tout ce bruit encouragera d’autres femmes à porter plainte, quelle que soit l’humiliation passagère qui en résulte : la honte doit changer de camp, la tolérance a assez duré, ne mélangeons pas les bourreaux et leurs victimes…
Je regardais donc moi aussi ce documentaire, stupéfait d’apprendre par quel hasard l’accusé avait éveillé les soupçons : circulant voici deux ans au centre Leclerc, il filmait depuis une caméra dissimulée dans son cabas sous les jupes des femmes, ou des filles comme chante Souchon, quand un vigile apercevant sa manœuvre le ceintura et appela la police ; laquelle, autre hasard, perquisitionna son domicile où son ordinateur, et quantités de vidéos et clés USB, révélèrent l’étendue et la gravité incroyables d’une entreprise qui pouvait d’abord passer pour un comportement de collégien. Tous ces méfaits détaillés aujourd’hui dans la presse et connus de tous dispensent ici de répéter. Et le procès qui ne fait que commencer promet bien des surprises et des rebondissements. Je ne voulais rien ajouter au flot déjà copieux des commentaires disponibles, mais JFR, lecteur assidu de ce blog, m’en presse, qu’en dit le Randonneur ? Et un détail du document visionné hier suscite mon questionnement, l’image d’un Dominique Pélicot tassé dans son box, la tête enfoncée dans les mains, se répétant en boucle « On ne naît pas pervers, on le devient ».
Risible démarquage d’une maxime bien connue de Simone de Beauvoir ? Dominique assurément s’est montré pervers à l’égard de cette femme aimante, confiante, et qu’il dit lui-même toujours véritablement aimer. « On le devient »… Par quel chemin en est-il arrivé là ? Au terme de quelle succession de confusions, de méprises, de quel gâchis ?
Autre « « détail » appris hier en passant, cet homme aurait été victime, autour de ses quatorze ans, d’un viol ou de sa tentative de la part d’un infirmier ; et il aurait plus tard avec une bande participé, enrôlé ou de son plein gré, à l’agression sexuelle d »une adolescente mineure, et handicapée. Comment séparer le pervers, ou le « monstre » comme dit paresseusement la rumeur, de ces violences vécues dans l’enfance ? Je ne suis pas l’avocat de Dominique Pélicot, et je suis curieux de ce que ceux-ci pourront dire ; mais pour moi sa « défense » ne passera certainement pas par des soupçons de complicité, de complaisance ou de racolage venus de Gisèle (un scénario esquissé à l’audience avec les passes d’armes rapportées dans une page du Monde de jeudi). Je ne crois pas au monstre. Avec Romain Gary, ou avec le regretté Henri Leclerc qui vient de décéder, j’aimerais mieux comprendre comment l’inhumanité fait encore partie de notre humanité ; ou pour le dire autrement, selon une vieille maxime tirée de mes études de Platon, comment oudeis kakos ékhon, nul n’est méchant de son plein gré. Tout mal infligé viendrait, pour développer cet adage, d’un mal plus ancien et constituerait moins une action qu’une réaction, doublée d’une tentative de réparation. Le mal autrement dit cascade, d’une génération à l’autre, par mimétisme (bien étudié par René Girard), et par une confusion des personnes.
Il est incontestable par exemple que bien des bourreaux (criminels nazis, serial killers ou meurtriers endurcis) commencèrent par être des enfants battus ou abusés. Lesquels plus tard, incapables d’accéder au langage ou, comme nous disons dans les parages de la psychanalyse, au symbolique, se replièrent de la plainte sur le faire, du dire sur le montrer : regardez ce que j’ai enduré, voyez le mal que l’on m’a fait (« dit » la première victime en se vengeant sur d’autres)…
En quoi ceci peut-il nous éclairer l’énigme-Pélicot ? Ce dernier a soigneusement archivé ses viols, en étiquetant les vidéos qu’il prenait des « séances » où on l’entend, paraît-il, assister l’agresseur de sa femme, le diriger : criminel paradoxal, il a lui-même préparé l’enquête des policiers qui n’ont qu’à éplucher ses archives où tout figure, preuves filmées, noms, adresses des complices ou des partenaires, dates des faits !… On discute beaucoup depuis quelques jours sur le bien-fondé des projections de vidéos, on loue Gisèle Pélicot de s’être opposée au huis-clos (que vient de rétablir le Président des séances au nom de la dignité des débats, un tribunal ne doit pas déchoir en sex-shop) ; montrer au public ces enregistrements (poisseux, nauséabonds) constituait pour elle un élément de clarification, une façon de passer de la nuit où la maintenait la drogue au jour (relatif) de la réalité que son mari soigneusement lui cachait…
Je proposerai ici de reculer d’un cran cet argument, pour tenter de comprendre l’incompréhensible Dominique, d’abord enfoncé dans le noir et la terreur de ses quinze ans. Car qu’est-ce que la terreur, sinon l’abolition de la vue, et de toute perspective, l’écrasement d’une tête ou d’un corps dans la boue, la gadoue, le mélange infect de ce qui fait notre humanité avec la terre ? Si cet homme n’a pas su voir ce qui alors lui arrivait, on peut comprendre (je ne dis pas excuser) ses tentatives suivantes, répétées de voyeur, son acharnement à rabâcher ad nauseam une scène de viol pour laquelle il recrutait un acteur, une scène (a dit un participant de celles-ci) au cours de laquelle le mari s’échauffait, s’excitait et semblait quelque peu, malgré ses efforts pour maîtriser son scenario, perdre la tête… Le pervers ici semble la victime d’une tentative désespérée de mentalisation, de mise à distance symbolique d’un réel écrasant ; comme une figuration de l’infigurable, obscène (qui à la fois exige et écrase la scène). Ou, pour le dire dans un cadre freudien, la pulsion de mort est d’abord une pulsion de répétition (Wiederholungzwang), qui n’est elle-même qu’un essai de cadrage du trauma, paradoxalement répété pour conjurer sa répétition – une sublimation ratée ou qui n’accède pas…
Deux indices à l’appui de cette esquisse d’interprétation : le mari à l’audience de mercredi a demandé pardon, à sa femme et à ses enfants et petits-enfants, « même si ce que j’ai fait n’est pas pardonnable »… Mais cette demande à Gisèle ne lui était pas directement adressée, Dominique ne la regardait pas, et parlait d’elle à la troisième personne – extraordinaire dépersonnalisation, froideur bien connue du pervers, absence d’empathie ou, derechef, tentative ratée de cadrage et de mise à bonne distance de l’objet-sujet du trauma ? Ce que j’ai fait à Gisèle, on me l’a d’abord fait à moi, hurle peut-être Dominique dans sa tête devenue cachot. Et nos prisons semblent, de fait, autant de caveaux où nous n’osons pas descendre, pas nous risquer à démêler le mal infligé d’un mal d’abord reçu.
Le deuxième indice de cette protestation profonde qui doit hanter Dominique Pélicot devant le désastre évident de sa vie, ou ce qui lui en reste, se décèle peut-être dans sa façon de charger ses co-inculpés, auxquels il ne reconnaît aucune circonstance atténuante ; comme si son crime à lui avait voulu réparer un trauma primitif, alors qu’eux ne venaient qu’en consommateurs, avides de profiter d’un viol offert, d’une bonne occase.
En bref, ce procès hors du commun nous affronte à un nœud gordien de questions, que nous ne sommes pas près d’épuiser…
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