L’extraordinaire documentaire d’une heure sur LCI mercredi soir, « La revanche de Trump », diffusé à l’issue de primaires républicaines triomphales qui lui ouvrent un boulevard vers la Maison blanche, constituait une archive aussi instructive qu’accablante sur le monde vers lequel nous glissons. Verrons-nous vraiment Poutine bientôt à Kiev, Trump élu président et pourquoi pas, dans cet emportement vers le pire, Marine Le Pen aux portes de l’Elysée ?
Nous n’avons, depuis la place qui est la nôtre, aucun moyen d’enrayer la résistible ascension du vociférateur à la mèche orange ; mais ce montage truffé de terribles images permet du moins de mieux comprendre la dynamique en cours.
Une forte majorité de l’électorat républicain vient donc de valider la candidature de Trump, désigné du même coup comme le meilleur d’entre eux, le mieux placé pour battre son adversaire démocrate dans le replay d’un duel désormais inéluctable. En d’autres termes, la moitié des Etats-Unis d’Amérique vient de blanchir son champion de toutes les accusations qui le poursuivent, notamment celle d’avoir tenté de renverser les résultats de l’élection de Georgie, en insistant longuement par téléphone auprès de son gouverneur d’avoir à lui fournir après-coup onze-mille voix supplémentaires (un enregistrement de ce stupéfiant morceau de corruption nous était servi dans le documentaire) ; plus grave peut-être, la journée du 6 janvier 2021 qui fit cinq morts au Capitole, lors de la tentative encouragée par Trump de prendre d’assaut et d’occuper par la force ce sanctuaire s’il en est de la démocratie américaine, et des institutions voulues par ses Pères fondateurs.
Plus de quatre-vingt dix chefs d’accusation ou d’actions en justice poursuivent aujourd’hui ce candidat, si bien que nous nous en remettons maintenant au pouvoir judiciaire, seul capable de l’arrêter avant le scrutin de novembre ; mais comme le remarquaient les observateurs, plus Trump est accusé et plus il retourne la situation en se présentant comme la victime des élites et des juges : plus les affaires (de tous types) sortent pour le flétrir et plus sa popularité grandit ! Comment expliquer ce paradoxe ?
J’ai ces jours-ci sur ma table le livre d’Hannah Arendt Vérité et politique, extrait de La Crise de la culture, que ma petite-fille Julia actuellement en prépa scientifique doit étudier pour ses concours ; j’ai promis de l’aider, et je profite de cette occasion pour éclairer ici Arendt par Trump, ou expliquer inversement Trump par Arendt, une figure qu’elle n’avait pu examiner mais que ses textes dessinent en creux.
Dans le monde-Trump, il n’y a plus de monde, je veux dire un ensemble bariolé de nations, de cultures parfois fort éloignées de la nôtre, mais à l’horizon desquelles émergerait un monde commun, ou cette entité improbable que les philosophes relayés par des politiques progressistes ont baptisée humanité : l’idée, fort idéale ou idéaliste diront certains, que notre Occident n’est que la partie émergée, ou accessible à nos regards, d’une totalité qui nous dépasse infiniment, qui nous précède et nous survivra. Une longue chaîne des morts, comme une imprévisible successions de descendants font partie de ce monde, que nous partageons donc avec eux dans un double sentiment de piété, et de prévoyance.
C’est ce sentiment du commun, ou d’un monde en partage dont nous devons prendre soin, qui ne cesse de s’effriter sous les assauts d’un individualisme consumériste, ou hédoniste : Trump ou ses partisans ne pensent ni ne regardent à l’échelle d’une humanité universelle, commune au-delà de ses trop visibles frontières ; et la notion de vérité du même coup leur échappe, si la vérité est une valeur ou un état du discours qui s’obtient par la confrontation patiente de divers arguments ou visions des choses, si elle est le fruit d’une mise en contradiction, d’un débat impliquant qu’on y respecte a priori l’adversaire ; celui qui cherche la vérité commence en effet par douter, il n’est pas certain de ses propres convictions, il est curieux de celles des autres (ou du moins les tolère) et se soumet à leur ratification.
L’essence de la politique en d’autres termes réside dans la discussion menée à partir d’une pluralité d’opinions, donc dans le compromis, ou la négociation. Un acte politique, soit l’art d’extraire à partir de la pluralité des points de vue un monde un tant soit peu (ou provisoirement) commun, se fait ou se joue par définition à plusieurs ; le tyran qui décide et agit seul, du haut de son omnipotence, ne fait pas de politique.
Dans le monde-Trump, il n’y a pas d’autres mondes ni de monde des autres. Le tournois électoral leur donne tort en novembre 2020 ? Une majorité d’électeurs dément le sentiment narcissique de toute puissance avec lequel ils s’arrogeaient d’avance la victoire ? Trump et ses partisans refusent le verdict des urnes, il ne peut s’agir que d’un vol, d’un trucage, et ce slogan est martelé de tribune en tribune, on leur a volé la victoire !
Ce thème rabâché constitue l’évidence partagée, et inattaquable, des meetings de Trump. Il attire et il soude à lui, par identification narcissique, tous ceux qui s’estiment, d’une manière ou d’une autre, volés : volés par l’establishment, les élites, la loi du marché, l’ordre du monde tel qu’il va… Il semble paradoxal pour un prolétaire ou pour tous les volés-par-la-vie de s’identifier ainsi à un richissime magnat, mais celui-ci joue et surjoue à la victime, au proscrit, et ça marche. Sur LCI, l’ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis, Gérard Araud, a comparé la base électorale de Trump à un mélange de nos gilets jaunes et des cortèges du « mariage pour tous » ; ces populations semblent assez différentes, mais il semble évident qu’un adepte du populisme raisonne fort peu, que ces gens ont une revanche à prendre et que Trump est le nom de leur révolte éternellement rabrouée. En deçà de toute discussion, ils s’affirment d’abord collectivement, impatiemment comme une volonté, ou un mouvement.
Nous pourrions ajouter, pour renouer avec Hannah Arendt, qu’il n’y a pas pour eux de « faits », mais seulement des interprétations. Face au réchauffement climatique, Trump a clamé son scepticisme, en insinuant par exemple que notre climat n’est pas le leur ; de même la vérité factuelle ne compte pas puisqu’on peut toujours trouver, dans ses propres désirs ou sur les réseaux sociaux, de quoi contredire l’évidence : il ne s’est rien passé au Capitole le 6 janvier (ou si peu…), la Georgie n’a pas basculé dans le camp des démocrates (qui ont bourré les urnes), la star du porno, moyennant une énorme somme, a rétracté son témoignage, etc. C’est une question de volonté, on peut forger ou tordre les faits à sa guise, il suffit de vociférer ! Et toujours d’y mettre le prix.
En attaquant frontalement, cyniquement, les vertus du logos qui fonde notre tradition des Lumières, notre idéal républicain voire l’idée même d’un espace public ou partagé, Trump ici encore comble les vœux de ses supporters. Pourquoi argumenter contre son adversaire ? Comparer les programmes, les bilans ? Pourquoi apprendre un minimum de géographie pour, par exemple, situer l’Ukraine sur la carte ? Il suffit de caricaturer « sleepy Joe » ou, par un montage qui fait aussitôt le tour des réseaux, de le montrer gravissant l’échelle de l’avion présidentiel et ratant quelques marches – images dévastatrices d’un président à bout de souffle, chancelant, disqualifié.
Il suffit de moquer l’idée même de débat, ou d’affrontement électoral, en mimant le pugilat, en dansant, en grimaçant, pour mettre le bon public en joie, aux anges. La politique est une kermesse, une fête, l’opinion est à vendre et s’achète, la marchandise s’étend partout et règne en maître, comme cette paire de baskets dorées que le candidat exhibe en plein meeting, pour vanter l’excellence de l’industrie-Trump (ces chaussures siglées sont aussi répugnantes que les images de sa maison, invraisemblable accumulation de meubles ruisselants de dorures et de mauvais goût).
Trump incarne bien le triomphe d’un certain capitalisme, et on comprend par où son personnage, dont la vulgarité nous soulève le cœur, peut toucher cette Amérique qu’on dit profonde : profonde d’être tombée et de végéter dans un trou, d’où rien ne s’explique du monde extérieur, où la culture, la curiosité, l’esprit critique sont vides d’aucun sens, où règne l’autosatisfaction crasse de ceux qui par leur vote n’ont qu’un programme, « leur foutre au cul »…
Le documentaire mentionnait le coût de la campagne pour les deux candidats ; je ne l’ai pas noté mais il est astronomique, et décourageant, confirmant la marchandisation finale et définitive de ce qui aurait pu être un débat, un tournoi de société, et que Trump tire vers les jeux du cirque. On se demande depuis longtemps comment retenir la politique sur la pente du spectacle ; le propre du jeu politique, disais-je avec Hannah Arendt, n’est pas de faire mais de faire avec, en associant aux décisions prises les circonstances, les adversaires… Un homme politique efficace ne décide jamais seul, ni d’en haut ; il a soin d’interagir. La trumpisation du monde se moque de cette distinction du faire et du faire avec, les faits se fabriquent, l’opinion s’achète, « the show must go on » et les souscripteurs ne manquent pas, la Maison blanche combien de millions ?
Avec Trump, un nouveau capitalisme installe partout chez elle la marchandise, et se propose de combler nos désirs en faisant miroiter des godasses dorées : il ne favorise pas la formation du citoyen, mais le triomphe de l’enfant-roi ou du consommateur impulsif, colérique, toujours prompt à resurgir.
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