Dans un peu moins de quatre semaines va s’ouvrir à Cerisy-la-Salle un colloque de sept jours intitulé « Des possibles de la pensée ; l’itinéraire philosophique de François Jullien » (sous la direction de Françoise Gaillard et Philippe Ratte, et avec la participation bien sûr du principal intéressé). J’y prononcerai moi-même un exposé, « Glissements progressifs de l’altérité », en vue duquel je relis cette œuvre. Pourquoi ne pas profiter de ce blog, et du temps qui reste, pour mettre à plat ces lectures et poser les principaux matériaux d’un work in progress ? Je lui ai déjà consacré ici une analyse, « Oser l’intime ». Pas mal de gens m’ont dit leur intérêt pour cette œuvre dans son ensemble, sans l’avoir approfondie ; puissent-ils trouver des raisons de prendre ou reprendre certains livres, et d’accompagner une des pensées majeures à mes yeux de notre champ philosophique au fil des prochains billets, inspirés par elle, que je compte poster successivement ici.
Pour tous contacts sur le programme et les conditions de séjour : info.cerisy@ccic-cerisy.asso.fr
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Rien ne semble plus urgent pour le penseur, mais aussi pour les artistes des successives avant-gardes qui ont jalonné notre XXe siècle, que de « rejoindre la vie ». Or nous ne nous tenons pas devant celle-ci, mais toujours et déjà dedans : sa propre vie ne constitue pour personne un objet ni un phénomène, une expérience parmi d’autres, cette vie qui nous enveloppe ou nous meut ne se re-présente pas. Et dans ces conditions, comment la saisir pour enfin la penser ?
(Ce verbe saisir a à voir avec la prise, ce que dit aussi le terme de concept, littéralement con-capere, « prendre avec ». De même entendons-nous dans le Begriff allemand l’intervention d’une main, ou d’une griffe : comment saisir le vif sans d’une certaine manière le tuer ?)
Une « philosophie du vivre », verbe actif, n’empruntera donc pas tout de go cette voie du concept ou de la représentation, elle commencera par suspendre ou critiquer nécessairement ces chemins très frayés de la pensée traditionnelle ; elle se développera contre, à l’écart ou en marge.
Comment ne pas nous contenter de la re-présentation ? En allant à la présence, à l’expérience vive ou au don du présent. Or nous passons une bonne part de notre vie à refuser ce don, à l’esquiver.
Le don, le présent, ces deux mots étonnamment n’en font qu’un : quelle donation originaire, à chaque fois renouvelée, du présent qui précisément et par son nom même insiste à se donner ! Et pourtant nous peinons à vivre au présent, nous vivons moins dans la présence que dans la re-présentation qui nous abrite, qui amortit ou dilue le choc d’une rencontre trop forte avec le dehors ; sous la protection de nos chères douillettes représentations, et des médias qui servent à nos sens de sphincters, nous retournons à notre cocon où nous ne veillons, où nous ne vivons qu’à demi.
Le propre de l’outil technique, remarque en effet François Jullien, semble d’amortir le vif (le tranchant ou le dérangeant) de certaines rencontres. Par exemple la photographie : voyez, devant un grandiose paysage, ces cohortes de touristes descendus du car et regroupés au « point Kodak » où ils dégaînent docilement l’appareil enregistreur pour s’en remettre à lui de voir, et plus tard de revoir en différé ce panorama ou cette « vue » qu’ils auraient pu contempler en direct, dans un face-à-face pouvant aller jusqu’au vertige (car certaines visions nous absorbent, nous aliènent intimement) – au lieu de quoi le voyageur lambda croit mieux faire en différant, en remettant la vue « à plus tard », à la maison… (Mais quand, se demande aussi Roland Barthes, les Japonnais auront-ils le temps de regarder toutes ces photos qu’ils prennent ?)
Même remarque à propos de ces étudiants qui vous questionnent en poussant devant vous un micro : l’enregistrement de la voix ici encore semble repousser à plus tard le véritable échange, qui suppose pourtant une écoute vive. L’étudiant comme le touriste se garantit ou se protège en préférant la représentation à la présence, tous deux sortent leurs petits appareils pour ne pas voir et ne pas entendre, pour ne pas affronter ici et maintenant l’expérience dérangeante de l’autre.
Les derniers livres de François Jullien ont ceci de passionnant qu’ils aiguisent, en la ramenant à la sphère interpersonnelle voire intime, cette question de l’autre, ou d’une altérité d’abord posée par lui à l’échelle du dialogue interculturel entre la Chine et l’Occident. Comment accéder à la Chine ? Comment pointer véritablement entre elle et nous les écarts en les localisant, en les articulant sur des points précis ? Les ouvrages qui ont d’abord fait connaître cette œuvre s’efforçaient de penser, entre deux cultures moins différentes qu’indifférentes l’une à l’autre, « le détour et l’accès ». De graves sinologues, inévitablement, lui ont reproché de travestir l’Empire du Milieu, ou de l’immobiliser dans une essence particulière, à quoi Jullien a très tôt répondu qu’il n’était pas question pour lui d’enfermer une culture vivante dans une énumération de « valeurs », et que d’autre part ce détour par la Chine lui permettait de mieux comprendre les Grecs, ou sa propre culture. Autrement dit : la vie – d’un individu comme d’une culture – ne se limite pas à un catalogue de traits, la vie se manifeste d’abord et partout comme non-coïncidence à soi-même ; et deuxièmement il faut de l’autre pour se connaître, ou simplement penser, c’est-à-dire briser ou inquiéter la connivence des représentations qui nous identifient trop vite à nous-mêmes.
Ces deux points, on le voit, pivotent autour d’une expérience et d’une recherche de l’altérité ; comment plus précisément cerner celle-ci ? Il semble crucial d’associer l’expérience de l’autre et « la vie », et ceci de plusieurs manières.
La non-coïncidence tout d’abord : la vie se manifeste par une désappropriation continue du propre, elle ne cesse de passer dans (ou d’en passer par) son autre et d’échapper ainsi à elle-même, ou comme on dit d’un organisme qui grandit, de « changer » ; de mourir à soi pour se surmonter, se dépasser, s’inventer… Pour mieux affirmer cela, Jullien oppose deux états, l’essor à l’étale, la nature naturante (phusis désignant en grec « ce qui pousse ») à la nature naturée, le processus inchoatif de la croissance à la forme retombée au repos. Il est clair qu’une pensée un peu exigeante du vivant doit se détourner du second état, nommable, donc objectivable sous le regard familier au philosophe, pour envisager (moins facilement) le premier. « La vie est faim, la vie est soif », résume énergiquement Philosophie du vivre (p. 99).
La vie est désir ou conatus, la vie est déhiscence ou sortie de soi, mouvement tourbillonnaire récursif qui ne cesse de se fuir pour se reprendre et se construire, qui travaille (et se laisse travailler par) son opposé. « Dans l’tourbillon d’la vie », comme chante si joliment Jeanne Moreau…
Il n’est pas facile de fixer, donc de penser cette turbulence, même si beaucoup de philosophes depuis Héraclite, et aussi d’artistes s’y sont efforcés. Hegel eut entre tous le mérite de s’immerger profondément dans ce flot, qui prit la forme du grand récit dialectique intitulé Phénoménologie de l’esprit, où l’on voit chaque détermination posée ou d’abord fixée passer dans son contraire, le maître dans l’esclave, la vertu dans l’immoralisme ou le Dieu des chrétiens dans la division, la finitude et la mort… En tout phénomène Hegel aura travaillé à déclore la non-coïncidence à soi, la contradiction interne, donc le mouvement, affirmant la vie comme procès ou incessante auto-transformation – incessante jusqu’à un point de résolution finale et de fixité retrouvée, le savoir absolu et la réalisation de l’Etat prussien achevant la dialectique, ou sifflant la fin de la sarabande !
Penser la vie, pas seulement avec Hegel, exigera toujours de descendre du plan des idéalités (où les essences et les identités permanent) jusqu’à ce fonds d’ambiguïtés où les contraires s’enlacent et s’échangent. Quelques artistes, avons-nous dit, éclairent cette voie : Jullien médite par exemple sur la supériorité que nous accordons en peinture à l’esquisse, où l’œuvre encore processuelle bouillonne très en deçà d’une figuration achevée ; nous pourrions examiner pareillement la vogue du making of au cinéma, ou en littérature l’intérêt porté aux manuscrits, aux avant-textes et aux brouillons, tous états par lesquels nous croyons saisir sur le vif une genèse, l’aube d’une œuvre (mot devenu chez quelques artistes fort problématique).
Une œuvre achevée ferait-elle oxymore ? Pour demeurer vivante, une œuvre se gardera de verser dans la détermination, de s’enliser dans la finition, mais elle devra désigner et ranimer ce fond(s) d’où elle tire son branle et son élan. En art comme dans la simple vie d’ailleurs, un état arrêté, « comblé » ou satisfait ne semble pas tenable, la satis-faction et la vie heureuse s’excluent (ceci touche au personnage de don Juan, croisé ici la semaine dernière). Mieux que la philosophie c’est la littérature peut-être, ou le roman éclairé par un critique philosophe (Le Neveu de Rameau ou Jacques le fataliste lus par Hegel) qui prend sur ce point le relais de la dialectique : la littérature s’entend en effet à faire vivre l’altérité, à fouetter les contradictions intimes des personnages et ce qu’on appellera la complexité, l’ambiguïté voire la complémentarité infinie des contraires, sans lesquelles point de romans (ni de théâtres ou d’opéras) véritables. « On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », le mot fameux de Gide veut dire aussi que celle-ci nous complique la morale, ou brouille les idées toujours un peu simples qu’on accroche au Juste, au Beau, au Vrai ou au Bien…
Dans ces parages, Jullien excelle à suggérer à quel point notre morale demeure immorale, ou encombrée de moraline, tant qu’elle s’attache à des vertus établies (la même démonstration s’appliquerait au goût, bien peu profond s’il n’embrasse que les beautés officielles ou reconnues par la foule) : la coïncidence bloque sur ce point l’essor, l’évidence admise offusque la pensée. Une vertu affichée ou convenue n’est pas inventive, l’élan s’en est retiré ; de même une beauté conforme aux canons de l’Ecole, ou des médias, mérite-t-elle d’être distinguée ? Nous savons depuis (au moins) Pascal que « la vraie morale se moque de la morale » ; de façon plus surprenante, Jullien relève dans le Tao que « le grand carré n’a pas d’angle » ou que « la grande image n’a pas de forme » (titre d’un très stimulant ouvrage). Ces énoncés déroutants s’éclairent si l’on comprend grand comme qualifiant le phénomène non-encore advenu, ou reconnu par les yeux, les mots ou les catégories de l’esprit, mais saisi in statu nascendi, à l’état d’essor et non d’étale ; nommer ou prédiquer fige un processus qu’il convient de rendre au mouvement ou au tourbillon de la vie.
Tant il est vrai que la vie ne se représente pas, ne se fige pas (ne se dit pas ?) mais demeure du côté énigmatique de la présence. Quelles sont donc les conditions de cette présence, et à quoi la reconnaît-on ?
(à suivre)
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