Danser son viol ?

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Le spectacle Les Chatouilles (ou La Danse de la colère) écrit et interprété par Andréa Bescond (mise en scène d’Eric Métayer) ne se laisse pas voir sans émotion, si l’on en juge par la standing ovation qui clôt une heure trente d’une performance bourrée d’intelligence et d’énergie scéniques. On y séduit, on y abuse sexuellement un enfant (une petite fille), et après ? Par quels silences, de honte, de colère passe-t-elle, comment supporter l’indifférence de sa mère, ou la complicité qui va de soi entre adultes, toujours prompts à mettre sur le compte de l’exagération, de l’hystérie ou du fantasme (et ceci jusque dans les constructions de la théorie psychanalytique) le trauma enduré par l’enfant ?

Plusieurs livres ont montré la terreur de la victime réduite au silence, car parler (aux parents, à la police) redoublerait le traumatisme, notamment dans les très pénibles scènes de confrontation quand, arrivés devant le tribunal, l’abuseur et son involontaire partenaire se retrouvent pour témoigner. Eva Thomas a magistralement poussé cette porte dans Le Viol du silence, puis Le Sang des mots dont le témoignage très sensible, la réflexion si riche et courageuse avaient, autour des années 1990, dénoué un nœud véritablement fatal et permis à l’inceste de venir en discussion.

Andréa Bescond ne traite pas vraiment de l’inceste dans Les Chatouilles, où l’abus semble plutôt le fait d’un ami des parents ; raconte-t-elle sa propre histoire ? On ne peut que le supposer, mais on admire surtout la force du témoignage : non seulement la jeune femme nous donne à entendre, avec quelle précision non dénuée de tendresse et d’humour, les différentes voix des protagonistes de son drame, où défilent successivement la petite fille Odette, le séducteur, la mère, le père, un loubard dont devenue plus grande elle s’entiche, la psychanalyste, le commissaire de police, mais aussi ses professeurs de danse lors de scènes hilarantes d’exercices à la barre et de répétitions. Le corps « chatouillé » d’Odette s’exerce aux sauts, aux fouettés, aux pointes et la fillette puise dans cette gymnastique reconstituée avec brio devant nous de grandes réserves de bravoure et d’expression. Face à sa mère en particulier, qui ne veut rien entendre, elle chorégraphie littéralement sa souffrance, elle danse sa révolte.

« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » énonce un des plus fameux aphorismes de Wittgenstein à la chute (toujours citée) de son Tractatus. Tout le spectacle élaboré par Andréa Bescond proteste contre ce pessimisme de l’énonciation, ou du témoignage :  ce qu’on ne peut pas dire (parce que personne n’écoute), il reste à le montrer, à l’écrire, à le hurler – à le danser…

 

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La plupart des traumatismes de cet ordre, infligés à l’âge où les performances langagières et relationnelles font tellement défaut aux victimes, échouent dans l’abréaction de la drogue, de la mutilation ou d’échecs à répétition. Le sujet incesté ou violé se vit comme un déchet, objet de rebut ou de sacrifice dont la misère ostentatoire signifie (montre) quelque chose comme « Voyez le mal qu’on m’a fait »… Et de fait nous voyons Odette en passer par la drogue, la marginalité et un fier silence opposé aux grandes personnes. Mais elle se reprend, et par ce spectacle dansé parvient à s’exprimer, à dire son mal, à l’articuler sur plusieurs registres : ce one woman show à la fois dit et montre (pour reprendre une célèbre alternative posée par Wittgenstein), il ne capitule pas devant l’indicible ou la honte, il met l’horreur d’une situation vécue en pleine lumière, avec pudeur et, je l’ai dit, non sans humour ni tendresse envers la petite fille que la comédienne-danseuse a été – ou n’a cessé d’être, si l’on en croit plusieurs intonations bouleversantes que sa voix lui prête.

Appelons avec Peter Sloterdijk « thumos » cela qui, en marge de nos pulsions érotiques, n’en finit pas de bouillonner au fond de notre cœur (Colère et temps, 2007).  Les pulsions « thymiques » conduisent à l’ostension de soi, à sa glorieuse ou énergique manifestation au dehors. Si le thumos correspond à ce qui nous enflamme, ou nous indigne, il est intéressant de l’envisager avec Sloterdijk sous l’angle du gisement, voire du carburant : la colère, passion thymique par excellence, serait ce réservoir à partir duquel je peux en effet me dresser, m’indigner, m’engager… C’est ainsi qu’un sportif aura intérêt à se mettre en colère pour vaincre, et ce conditionnement psychologique fournira un appoint décisif dans les compétitions de haut niveau. Une manifestation de colère bande les énergies individuelles et collectives ; l’orateur habile à la manipuler suscite chez ses auditeurs cet affect éminemment mimétique et communicable, et l’on voit sous l’effet de sa harangue des communautés colériques grossir jusqu’au mouvement religieux, ou au parti révolutionnaire. Passion propice au nouage du nous, la colère est l’esquisse d’un mouvement de masse, d’un collectif en formation.

La colère constitue de même pour l’écriture, parmi toutes nos passions, un carburant de choix. Les premiers textes de notre tradition littéraire occidentale, L’Iliade dès l’ouverture du chant 1, ou l’Ancien Testament, ne célèbrent-ils pas la colère d’Achille, et les accès très thymiques d’un Dieu courroucé et jaloux ? Ce qui donna naissance à notre littérature fut un jour de colère. Ce n’est pas eros mais thumos qui a d’abord fait lien, et soutenu le chant.

Mais il n’est pas donné à chacun de faire travailler l’explosion. Le travail de la colère (comme on dit en psychanalyse « travail du deuil », ou « travail du rêve ») suppose un asservissement secondaire imposé aux pulsions primaires, une perlaboration, une sublimation sémiotique débouchant sur la catharsis…

 

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Dans l’ouverture célèbre de L’Âge d’homme, Michel Leiris signale le passage dans son livre – dans tout livre digne d’estime – de la « corne de taureau ». Ce paradigme tauromachique illustrerait assez bien notre couple du moteur et de l’explosion, et la nécessité d’enchaîner celle-ci à celui-là dans toute réussite artistique, pas seulement littéraire mais qui concerne précisément ce spectacle. J’ai en effet songé, devant les arabesques de voix et de gestes déployées par Andréa autour de son histoire, qu’il y passait la fameuse « corne de taureau » ; je me disais la regardant qu’elle ne cessait de jouer avec. Les Chatouilles fait songer à la tauromachie. Qu’y fait le torero en effet, sinon par les mêmes gestes provoquer, entretenir, contenir et finalement détourner les mouvements désordonnés de la bête ? Une corrida a ceci d’éminemment cathartique qu’on y donne le spectacle de la colère la plus noire, capturée et instantanément métamorphosée en grâce aérienne, en danse fluide ; l’énergie libre ou explosive du taureau y est impeccablement accordée ou liée au corps étincelant de son maître, l’ordre s’enchaîne à la force brute, l’explosion a trouvé son moteur. Les inépuisables figures de ce couple typiquement antagoniste-complémentaire dessinent une économie de la colère sublimée en véroniques légères, qui retracent impérieusement leur cercle au bord de ce qui pourrait à chaque pas les détruire. Que ferait l’homme sans cette pulsion aveugle, ce bouillonnement bestial ? Son art se déploie au plus près, tout contre. C’est ainsi que certains artistes thymiques ou pulsionnels composent, par leurs mots et leurs gestes, avec la passion qui menace de les engloutir.

De même Andréa avec beaucoup de courage, et de grâce,  rejoue chaque soir ce drame qui aurait pu la détruire mais qui nous enchante, qui nous fait frémir. Elle ne s’enferme pas dans un corps convulsif, elle tombe mais elle se relève, elle s’effraie et elle en rigole ; elle tend la main à l’affreux pédophile qui l’entraîne « jouer à la poupée » mais à la fin de son récit, nous voyons la même petite fille donner la main à une Odette devenue grande, et protectrice. Et c’est leur réunion dans celle qui nous salue que nous applaudissons à tout rompre.

(Au théâtre du Petit Montparnasse jusqu’au 27 février.)

Une réponse à “Danser son viol ?”

  1. Avatar de LEON
    LEON

    C’est très bien de citer Ludwig Wiigenstein à propos des abus sexuels commis par des adultes sur des enfants, mais Wittengenstein, à mon avis, ne faisait allusion à « ça », mais au fait qu’en 1920 Adolf Hitler, qu’il avait vu et connu au lycée de Linz où ils étaient scolarisés, le jeune Adolfus (c’était à l’époque son prénom, selon Joachim Fest) faire le coup de poing contre les élèves qui se permettaient de dire du mal des Juifs, parce qu’il savait (ou croyait) l’être lui-même. Lais à partir de1919, Hitler s’était soudainement mis à haïr le Juifs! Allez savoir pourquoi. Cf Brigitte Hamann, « La Vienne d’Hitler » édition des Syrtes, réédité en 2014.

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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