Danser sur un cadavre 

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Bruno Retailleau a condamné, si j’en crois les infos du jour, les farandoles, distributions de champagne, feux d’artifices ou manifestations de la joie publique (venant notamment de communautés LGBT) provoqués par le décès, hier mardi, de Jean-Marie Le Pen. 

Je trouve pour ma part ces célébrations spontanées assez réjouissantes, et je n’approuve pas l’adage latin de « Ne rien dire sinon du bien » à l’égard de nos (pas toujours chers) disparus. Nous n’aimions pas Le Pen, personnalité très clivante si j’en juge par les éloges du personnage publiés aujourd’hui dans Causeur, et en particulier son long entretien, empli de complaisances, avec Elisabeth Lévy… La lecture du journal Libération m’intéresse davantage, qui rassemble un copieux dossier de quatorze pages soigneusement documentées.

Je me risque donc à mon tour à ajouter par ce billet un codicille aux commentaires, positifs et négatifs, consacrés à l’événement de ce jour. Il se trouve que je quitte pour l’écrire l’examen de textes d’Aragon et de Breton en vue de la journée d’études que nous leur consacrerons à la Halle Saint-Pierre, samedi 11 prochain, et que je viens en particulier de relire les splendides nécrologies (si l’on peut dire) que nos deux auteurs publièrent à la mort d’Anatole France en 1924, le pamphlet  « Un Cadavre » où l’un et l’autre se surpassèrent dans l’invective : « Refus d’inhumer »  par André Breton (« Il ne faut pas que, mort, cet homme fasse de la poussière »), et « Avez-vous déjà giflé un mort ? »  par Aragon (« J’ai rêvé certains jours d’une gomme à effacer l’immondice humaine »)… Enterrer ne se bornait pas pour nos deux amis à murmurer quelques patenôtres au bord de la fosse, et ils accompagnèrent ce jour-là la dépouille de France de diatribes jubilatoires.

Au fait, pourquoi ne pas signaler la disparition presque simultanée de Claude Allègre ? L’année 2025 commence bien qui voit en ces jours de grâce s’effacer deux sinistres bonshommes, l’universitaire crétin suivi de près dans la tombe par le nauséabond tribun.  

Dans le cas de Le Pen, quelques petits carnavals esquissés sur son cercueil ne semblent pas malvenus dans la mesure où le personnage, comme le souligne dans ses copieux articles de Libé Christophe Forcari (lui-même malheureusement décédé) fut d’abord un tribun, ou plus exactement une figure carnavalesque sur laquelle, à l’heure où Trump va s’installer à la Maison-Blanche, il semble utile de méditer. Le Pen, qui géra « son » Front national de manière très familiale, voire mafieuse, n’avait rien d’un homme d’Etat, et son parti ne cherchait pas le gouvernement. Il excella en revanche dans l’opposition, non pour proposer l’alternative d’un programme, mais plutôt pour lancer dans la mêlée quelques sonores provocations, bien faites pour être reprises en boucle par les médias, et pour séduire l’électeur de base, en voilà un au moins qui ne manie pas la langue de bois ! Qui ne se plie pas aux bienséances du sérail…

On se demande autour de Trump comment un homme politique de premier plan peut discréditer à ce point le débat, oser de pareils mensonges, user de ficelles aussi  grossières… C’est qu’il s’agit avant tout, pour l’un comme l’autre, en tirant le discours vers le bas, toujours plus bas (« Durafour-crématoire ! ») de désinhiber la parole populaire ou le jugement des gens d’en bas. Avant Trump, ou Le Pen, la scène politique supposait un certain entre-soi. À la façon dont l’entrée dans un club exige un code vestimentaire. Le succès du leader populiste commence par briser ces codes, en multipliant les mauvaises manières. D’où la moue dégoûtée des élites, et simultanément l’adhésion toute prête à la surenchère des classes jusque là refoulées, en voilà un enfin qui parle notre langage, qui nous comprend !

La vie de Le Pen telle que j’en lis le détail ce matin ne fut pas un chemin semé de roses, mais elle semble émaillée d’anecdotes et de péripéties qui la tirent vers un bon feuilleton, ou une success story (le château qui lui tombe du ciel par le testament d’Hubert Lambert en 1976, l’élimination d’éventuels rivaux, Gollnisch, Mégret, autour de la direction du parti…). Baroudeur, aventurier fort en gueule, peu regardant sur la trésorerie du parti qu’il confond avec sa propre cassette, plus attiré par le baston que par le débat ou la conversation, Le Pen n’aura pas troublé durablement les acteurs du jeu politique, plafonnant, à l’acmé de son succès électoral, aux présidentielles de 2002 où il franchit le cap du deuxième tour mais échoue, face à Chirac, ne recueillant que 18 %. 

Contrairement à Marine, qui s’applique à un tout autre jeu, autrement dangereux pour nos institutions, Le Pen ne dépassa pas le rôle du clown utile (si l’on songe aux complaisances qu’eut pour lui Mitterrand, comme aujourd’hui Mélenchon qui rêve d’un deuxième tour des futures Présidentielles face à sa fille). Quelles obsèques faire à un bouffon ? Comment pleurer Le Pen ? Les réjouissances, fertiles en rigolades, qui émaillèrent la soirée d’hier n’étaient pas forcément déplacées.         

7 réponses à “Danser sur un cadavre ”

  1. Avatar de Dominique
    Dominique

    Bonsoir, chers amis !

    Eh bien, cher Daniel, maître si estimé et estimable, je vous prédis une pluie de réactions suite à votre billet provocateur à dessein !

    Avant de passer à table, vers 19 H 30, j’ai reçu un appel d’une amie, une jeune juive de vingt-trois ans, habitant une grande ville de la dolce France. La pauvre était en pleurs, obligée de se faire accompagner par un gendarme pour aller à la pharmacie, acheter un médicament pour sa mère malade. Ils étaient dans la rue, sous sa fenêtre, un ramassis d’écervelés, voyous manipulés fêtant la mort d’un homme, ancien député qui fut candidat à la présidence de la République.

    Sarah aimerait vivre, tranquille, sans avoir honte de dire ouvertement son choix politique et celui de sa petite communauté, là où elle vit, et pouvoir prononcer le prénom de Jordan sans se faire insulter à l’école de son quartier.

    Honte à ces gens-là qui ont « laissé faire », cher maître ! Il a fallu un américain nouvellement nommé ministre pour oser dénoncer le viol organisé par des pakistanais, de pauvres petites jeunes filles blanches par milliers, au royaume d’Angleterre.

    Quel média tout infecté d’idéologie en fait sa une ?

    Et pour revenir à l’actualité, quel ministre de l’intérieur courageux donnera l’ordre de disperser par la force, ces meutes de malades mentaux, dénués de morale la plus élémentaire. Il est tellement plus facile d’interdire une manifestation de paysans marchant sur la Capitale.

    Où sont nos éducateurs ? Où sont les parents ? Qu’ont-ils fait de cette jeunesse désormais déboussolée, en proie à toutes les séductions possibles ? Qui éduquera les éducateurs ? Qui va élever les parents ? Les romans de talentueux écrivains qui ont craché sur la tombe de Monsieur France ?

    Michel Serres dans « Le Tiers-Instruit » s’en est pris « au mammouth qui empêche la liberté de penser ». Et cet homme-là sait de quoi, il parle !

    Que des intellectuels plutôt bien payés et privilégiés par le système en place, depuis des décennies, se permettent de juger des millions de gens qui ne votent pas comme eux, en insultant les « mecs du haut » qu’ils jalousent le plus souvent, n’arrangent pas les choses dans une démocratie qui se voudrait vivante et paisible !

    Décidément, on est dans le tunnel, ça court de tous côtés et ça mitraille partout ! Que faire ? Une révolution culturelle, à n’en point douter ! Mais laquelle, mes bons seigneurs ? Une révolution comme une main tendue…

    Où est-elle l’armée des ombres ? Si loin, si loin des rigolos de salon qui parlent de nature et qui n’ont jamais fait pousser une salade, fors le fait d’en débiter à longueur de discours…Si loin, si loin des politicards qui pensent surtout à la bonne paye à la fin du mois pour s’en aller avec toute leur bande, au diable vauvert, sous les cocotiers, se moquant à qui mieux mieux du petit peuple silencieux qui, inexorablement, ne peut plus les sentir.

    Si loin, si loin de cette modernité galopante non maîtrisée qui abrutit et annihile le désir, qui rend esclave au lieu d’être libre…

    Y’a de quoi à faire, les amis !

    Sarah vient de me rappeler…Elle a composé un bouquet de fleurs et sur la carte elle a écrit
    : « Il avait le tort d’avoir raison »

    Si samedi, elle passe par la rue Ronsard, je lui ai demandé de laisser quelque chose au numéro 2…

    Elle m’a répondu sans la moindre hésitation :

    « Mon étoile…jaune. »

    Dominique

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Votre objection est énorme cher Dominique, et je n’ai pas le temps d’y répondre, me trouvant pris tout ce matin. Mais je ne me déroberai pas au débat ! À +…

    2. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Je reviens vers vous Dominique, non sans quelque gêne car je vous aime bien, mais la question Le Pen à l’évidence nous divise, et sur ce chapitre aucun de nous deux ne convaincra l’autre. Mais il faut parler au fond, et non batifoler de quelques anecdotes : comment votre jeune Sarah peut-elle tomber sous le charme d’un antisémite ? Car Le Pen (contrairement à sa fille) professa envers les Juifs une haine vigilante, tenace, suffocante… J’ai enjolivé son portrait en y voyant le bouffon – oui, bouffon comme Céline dans ses pamphlets. Or cela est à mes yeux inexcusable, insupportable. Et, puisque j’ai cité dans mon billet Elisabeth Lévy, que j’ai bien connue dans notre revue Médium et avant qu’elle n’invente le Causeur, je ne comprends pas qu’elle serve à ce point la soupe à Le Pen, en louant son langage, sa culture de grand écrivain… Je rêve ! De quoi ses phrases bien balancées parlaient-elles, à quoi en revenait-il obsessionnellement ? Je ne crois pas qu’on puisse excuser Le Pen, le sauver, le « détail » ou « Durafour-crématoire » ne passent pas ! Il entraîne l’auditeur trop bas. Je vous écris ceci par souci de bienséance, et amour du débat.

  2. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Ton petit brûlot, cher Daniel, cherchait à faire réagir à chaud.

    Que l’on s’exclame ; « Peu me chaut ! »au sujet de la « belle mort » (certains seront enclins à défiger le composé et remplacer l’adjectif) du chef de file du parti à la flamme, c’est une chose. Ne pas avoir, en quelconque solidarité, «  la mort dans l’âme », « la mort dans le sein », « la mort au fond du coeur » pour le dire dans la langue classique, ou encore ne pas avoir « la petite mort dans le dos », comme on le disait joliment dans une ancienne langue familière, cela s’entend. En ce personnage, des pans exécrables et abjects demeureront indélébiles, prompts à occulter tout le reste d’une longue vie politique de plus de 60 ans. Tant il a été le fossoyeur de ses propres idées, par goût de la formule qui tue, qui blesse, qui ravage. Et qui hélas ne constitue nullement un dérapage langagier, par réitération des énoncés et phrases qui ont mis leur émetteur au ban.

    De là à faire exploser sur la Grand-place de la République et autres centres de la métropole le jour J du trépassé sa joie mauvaise, sa joie féroce, sa joie inhumaine; de là à chanter, danser, trinquer (des champagnes coûteux d’ailleurs, soi-dit en passant) allumer des feux de joie, on franchit un Rubicon, selon mon opinion, dans une société tant soit peu civilisée.

    Plusieurs points me semblent importants a rappeler.

    D’abord, il ne s’agit pas d’un combat singulier où l’ennemi serait trucidé. « Il l’abat mort, païens en ont grant joie » clamait -t-on dans la chanson de Roland. Non, l’adversaire politique radical – qui se distingue de l’ennemi – s’est ici éteint tout seul, après une assez longue mise au placard, placement en mode sourdine par sa propre fille l’ayant exclu du parti qu’il avait lui-même fondé. La joie de la victoire sur l’ennemi se conçoit à chaud dans la bataille, mais devient douteuse à froid.

    Rappelons en outre que le personnage n’a jamais exercé le pouvoir, même si son influence sur le monde politique fut importante. On combat, à mes yeux, un adversaire redoutable et redouté par des mots, des arguments, les plus affûtés, les plus féroces, et les plus cruels qui soient en proportion de l’influence exercée par un homme politique. D’Alembert disait (Lettres au roi de Prusse du 29 juin 1778) : «  Enfin, la joie bête et ridicule de tous les fanatiques au sujet de cette mort «  [ il s’agissait de celle de Voltaire en l’occurrence, aux antipodes du personnage dont on parle , bien évidemment, mais il s’agit de l’expression de joie morbide en soi].
    Cet adversaire, aussi honni soit-il pour moultes citoyens Français, n’est pas Mengele, Mussolini, Beria, Pétain, ou Bashar El Assad..,,Bref, un surmoi de retenue le jour J d’une mort m’aurait semblé assez civile, tout en évitant l’hypocrisie de l’éloge « obligé ». Des tribunes audio-visuelles, des documentaires, des débats récapitulatifs d’une vie politique auraient été de mise suite à cette mort.

    J’ajoute que la malheureuse coïncidence de ce décès avec les commémorations de Charlie se concluant en soirée par des mouvements de liesse à travers l’Hexagone avait, pour moi, un goût très amer. Certaines associations deviennent grinçantes. Et je n’ai plus l’esprit carnavalesque de la transgression en ce moment précis…

    Pour finir, l’imposture consistant en la dénonciation de l’antisémitisme (entre autres griefs) émanant du défunt chef de file du RN par certains porte-drapeaux des nouveaux antisémites fait résonner en moi une de ces musiques grinçantes comme celle de Prokofiev, en prélude à la grande bataille du film Alexandre Nevski…

  3. Avatar de Louise 43
    Louise 43

    Cher Daniel,
    Vous qui connaissez si bien Aragon et Breton devriez réfléchir à deux fois avant de comparer les insultes envers Anatole France par des jeunes gens de 1924 qui avaient connu de près l’atrocité d’un carnage international avec les exultations imbéciles de jeunes gens biberonnés aux articles si objectifs de Libération, aux éructations si philosémites de Mélenchon et consorts, et aux « pétards » récréatifs qui font la fortune de gangs de dealers. Non, ces écervelés ne sont pas surréalistes!

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Evidemment chère Louise ! Mon allusion aux « nécrologies » d’Anatole France sous la plume d’Aragon et Breton n’avait pour but que de faire sentir notre écart, littérairement et moralement parlant, entre leur époque et la nôtre ; nous baignons dans la révérence, la timidité, un doucereux consensus. J’apprécie qu’on oppose à un Le Pen des pages comme celles hier du journal Libération, ou qu’on ne tombe pas dans la prudence d’un Bayrou, la frilosité d’une classe politique embaumant le mort sous une piété de convention. Le Pen demeure à mes yeux globalement un sale type, sa mort ne doit pas empêcher de s’en souvenir. Vous n’êtes pas d’accord ?
      PS : on se voit samedi ?

      1. Avatar de Louise43
        Louise43

        Je n’ai aucune indulgence pour Le Pen, mais il y a tant de sales types morts et vivants qu’il faudrait au moins les noter de moins 25 à 0! Staline était-il un sale type? Ses adversaires n’ont pas dansé à sa mort ( et autour de moi, on pleurait). Aragon était-il « globalement » un sale type? Breton n’a jamais voulu se réconcilier avec lui . J’hésiterais moins pour Céline, et pourtant, quelle plume.
        De Gaulle mort, la réaction scandaleuse n’était pas au degré zéro de la pensée, c’était le fameux: « Bal tragique à Colombey ». Le bal de la Place de la République sur le dos d’un mort est en dessous de zéro et en détournant une non moins fameuse couverture de Charlie j’imagine le diable Le Pen, de là où il est, en train de bien rigoler: « c’est beau d’être haï par des cons. »
        PS: On se voit samedi.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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  1. Je n’ai aucune indulgence pour Le Pen, mais il y a tant de sales types morts et vivants qu’il faudrait…

  2. Cher Daniel, Vous qui connaissez si bien Aragon et Breton devriez réfléchir à deux fois avant de comparer les insultes…

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