Jean-Benoît Patricot
De passage à Paris je sors le plus possible, théâtres, cinémas, avec d’inégales rencontres, avant-hier c’étaient Les Amandiers, hier soir Darius dans un petit théâtre en sous-sol, derrière Beaubourg… Je ne savais rien de cette pièce ni de son auteur, Jean-Benoît Patricot vous dit quelque chose ? Mais son interprète Catherine Aymerie avait tellement insisté, venez Daniel ça va vous plaire, elle est la femme de mon vieil ami Michel Favart auquel je ne sais rien refuser, et tous deux m’en ont parlé avec ce feu spécial que mettent les conspirateurs à ourdir leurs projets, ils l’avaient tourné tout l’été dans le off d’Avignon, la pièce était reprise à Paris jusqu’au 11 décembre, j’y suis donc allé en curieux, sans rien anticiper.
J’avais encore en tête le film de Valeria Bruni-Tedeschi, cette rage de jouer des jeunes acteurs dans les années quatre-vingts, au Théâtre des Amandiers dirigé par Chéreau, cela valait bien en effet un film. Inégal, déplaisant même quand le grand Patrice se trouve incarné par Louis Garrel, mais ces jeunes gens prêts à toutes les prostitutions de l’âme, du corps et de la drogue pour…, pour quoi au juste ? mettre au monde un spectacle, Platonov, qu’on découvre à peine, ils brûlaient leurs vies par tous les bouts dans ces années qui voient éclore le sida, l’héroïne, un peu avant internet et les réseaux sociaux. Les Amandiers montre ou archive la frénésie de ces années, c’est un film générationnel qui contient plusieurs morts devenus fantômes, avec lesquels le cinéma retrouve le sens de l’antique nekuia, tombeau des esprits qu’il incante par la possession ou la transe… Mais ce théâtre-là malgré son ardeur, ses excès, une fois filmé et archivé perd fatalement cette puissance cérémonielle voire sacrée de la présence ou du frisson d’advenir pour nous, ici et maintenant.
Car c’est une chose inouïe que l’incarnation. Assez rare d’ailleurs au théâtre pour qu’on s’y arrête. C’était le cas hier soir. L’histoire est peu racontable : une femme Claire Chambaz (Catherine Aymerie) écrit à un expert en compositions de parfums, Paul Lagarce (François Cognard) pour lui demander de concocter, à l’usage de son fils Darius, infirme et victime d’une maladie neuro-dégénérative, des ambiances olfactives qui le transporteraient dans des lieux qu’il a visités avec sa mère, avant. Claire est divorcée d’un mari trop riche en testotérone, Paul veuf et mélancolique en rupture de métier. Il commence d’abord par refuser, flairant peut-être dans cette requête bizarre une manœuvre pour le séduire, lui. D’ailleurs, savons-nous au début si ce Darius seulement existe ? Il n’a de vie pour nous qu’à la cantonade, et cette invisibilité constitue l’un des ressorts de la pièce ; mais son personnage « pluri-handicapé et très proustien » s’impose diablement à travers le jeu de sa mère.
Comment décrire ici cette pivotale Claire/Catherine ? Figurez-vous une espèce de Katharine Hepburn, grande femme imposante, rayonnante, mûrie par la vie, possédée par le projet de soutenir ce fils à une existence sensorielle, très diminuée car celui-ci, sourd de naissance, a déjà perdu la vue, la voix et ne communique (dit-elle, on ne voit rien de tout ça) que par signes des mains – mais il lui reste l’odorat. La formidable, l’excessive présence de Catherine nous trouble, tiendrait-elle son rayonnement de cette épave physique que, comme un vampire, elle sucerait pour nourrir sa propre vitalité ?
Convaincu de l’aider et sensible au défi, Paul se met à la tâche et crée des parfums qui (à en croire sa mère) ressuscitent pour Darius Rochefort, Rome ou telle rue de Paris… La communication olfactive qui fait le sujet de cette pièce délicate, très sensorielle, est à la fois ténue et enivrante, elle constitue l’enveloppe des corps, leur sillage moléculaire ; distinct du goût, le parfum nous émeut à distance ; et de même cette comédie par lettres qu’on voit s’écrire, s’échanger, permet aux corps des deux protagonistes de ne pas se toucher – ou si peu. Si je repense à la dépense physique et assez frénétique des Amandiers, les deux acteurs ici disposent d’une grande réserve (aux deux sens du mot) ; Paul est d’abord muré dans son veuvage mélancolique, et Claire demeure chaste, jusque dans le récit de la bacchanale au quartier rouge d’Amsterdam. Ses toilettes n’ont rien de tapageur, sa parole volontaire, toujours élégante, se maintient droite comme la flamme d’un brûle-parfum irradiant la scène ; Claire s’applique à écrire, à décrire Darius son Dieu manquant, absent, à supplier Paul, ce correspondant qui pourrait devenir son amant, si l’amour maternel ne prenait toute la place ou l’énergie disponible…
On parle je crois de la sublimation ou de l’esprit d’un parfum, termes qui imprègnent en retour cette pièce, sublime dans son dépouillement, et très spirituelle. Le théâtre n’a pas besoin de grands moyens, celui-ci se joue dans une cave entre deux tables, deux lampes (évidente simplicité des éclairages accordés aux monologues ici alternés), et ne dure qu’une heure quinze (jusqu’au dimanche 11 décembre). Or il nous touche à l’intime, on y découvre l’essence du théâtre qui consiste en présence, en engagement ; il s’agit de sonder la profondeur sensorielle des corps, d’accéder à l’imprégnation, à l’illumination ou à une vision au-delà de ces mots qui nous font étrangement voyager. Un spectacle exigeant et rare, courez-y avant qu’il ne ferme !
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