J’ai dit à quel point le dernier livre de notre ami me paraissait important : il l’ouvre en y mettant en parallèle deux pertes, également dûes aux mauvais usages (ou à la démesure) de nos outils techniques, les dégâts infligés à la biodiversité et le réchauffement climatique d’une part, et d’autre part cette transformation elle aussi d’abord silencieuse, l’érosion ou la liquidation insidieuse entre nous de l’esprit.
Dans les deux cas, un gain apparent, de confort ou de commodité technique, s’est retourné en perte. Or les deux phénomènes sont étroitement corrélés, car cette menace (ou cette évidence) d’une dégradation de la vie sur Terre s’applique justement à cette notion floue mais si cruciale d’esprit ; que vaudrait en effet une vie humaine qui ne serait pas d’abord ou également une « vie de l’esprit » ?
Parmi les soutiens ou les piliers de cette vie, François Jullien isole dès son chapitre 2, et à raison, le Livre (mettons-lui sa majuscule), indispensable ferment et vecteur de notre culture. Mais je ne peux lire ce chapitre sans y découvrir, au-delà d’un premier et large à accord (oui, la vie du Livre entre nous décline), plusieurs points de divergence.
FJ déplore à juste titre, et ce constat est devenu lieu commun, l’érosion de ce que nous appelons autour de Régis Debray la graphoshère. Brutalement dit, le remplacement des écrits par les écrans. Il suffit de traverser un wagon de TGV pour voir la plupart des passagers plongés non dans un livre (c’est le cas en général des têtes blanches), mais dans (ou devant) un écran, tablette, smartphone ou ordinateur. Notre époque ne vérifie donc pas le vœu de Mallarmé, cité page 32 et dont j’ai fait moi-même grand usage dans mes cours, déclarant que « le monde est fait pour aboutir à un beau livre ».
Mais qu’est-ce qu’un beau, ou un grand, un « vrai livre » ? À l’opposé de tous ces non-livres, confessions de footballeurs, de vedettes du show-biz ou de recettes du bien-être, cette encombrante littérature du développement personnel (DP) qui dans les mauvaises librairies prolifèrent en vitrine, reléguant les livres qui comptent aux dernières places ? Car le mal est profond, au point que FJ se demande si des pavés exigeants comme L’Être et le néant de Sartre, ou la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, trouveraient seulement aujourd’hui un éditeur ? J’ai posé la même question touchant le roman d’Aragon La Semaine sainte, classé lors de sa parution (en 1958) parmi les dix meilleurs romans du XX° siècle dans notre langue. Avons-nous parmi nous tellement de lecteurs à la hauteur de pareils monuments ?
Non, et nous ne pouvons que nous accorder sur ce constat : un « livre exigeant » (comme on disait par pléonasme dans un ordre désormais ancien), un livre qui nous affronte au non-dit, voire à l’indicible, à l’infini, est devenu une fâcheuse contradiction dans les termes. Un livre aujourd’hui doit se vendre vite, et pour cela épouser la vulgate, la rumeur ou l’air du temps. Un journaliste n’aimera pas faire l’effort de lire au-delà de vingt pages un livre qui exige quelque concentration, ou dé-coïncidence dans la pensée, il fuira spontanément ce qui excède ou bouscule sa « zone de confort ». Et il est donc malheureusement vrai que la plupart des livres (sans majuscule) ne sont que des opérateurs de lissage, de reconnaissance narcissique ou de divertissement, ils flattent en nous la meute ou la doxa, ils ne nous font en rien dé-coïncider. Dont acte, l’affaire est entendue, et nous lisions déjà ce requiem dans Le Pouvoir intellectuel en France de Régis Debray (1978).
Quels seraient les contre-feux ou les freins appliqués à cet irrésistible déclin ? La « longue traîne » comme disent quelques libraires ; les bibliothèques aussi, qui devraient combattre le marché en mettant en valeur ce qui se vend mal. Hélas, FJ relève avec raison l’avis de ces bibliothécaires qui, dans leurs « désherbages », suivent les tendances de l’économie au lieu de s’y opposer : il leur paraît naturel d’éliminer les titres peu consultés, alors qu’il conviendrait au contraire de les trier et d’en promouvoir certains, de corriger la paresse dominante au lieu de l’épouser…
Qualifier d’exigeant un livre passe pour un reproche ; chez un éditeur, on demandera à l’auteur impétrant de ne pas snober son lecteur, de se remettre à son niveau. Vieille querelle ! Mais dépassons cette critique usée pour en venir à l’essentiel : FJ incrimine les écrans qui dégraderaient sans retour l’écrit, jouer avec nos clics (si commodes) annulerait la profondeur, le différé, l’attention studieuse ou nos capacités d’attente. Plus généralement, nos écrans seraient des facteurs, nuisibles, de dépolarisation de l’attention, de dispersion, de frivolité. Alors que la lecture nous impose de suivre un fil, la sarabande des pixels et le Niagara des offres de textes, d’images, de musiques mêlées briserait ce qu’il s’agit de préserver pour édifier notre culture…
J’ai pratiqué durant plus de vingt ans les études d’information et de communication, ou aux côtés de Régis ce que nous appelions la médiologie, pour m’écarter de ces constats ou de ces actes de décès trop sommaires. Non, l’écran n’a pas tué l’écrit, ni évidemment LA culture ! On y fait des rencontres tout aussi saisissantes que dans la bibliothèque ; le développement des « humanités numériques » a nourri un nombre désormais incalculable de colloques, de livres (parmi lesquels ceux de Dominique Cardon, qu’il conviendrait ici d’examiner), et l’exigence intellectuelle n’est pas moindre du côté d’une culture des écrans, pourquoi ainsi les endiabler, les vouer aux gémonies alors qu’ils sont au cœur de nos pratiques, et nous rendent tant de services ?
Une critique sommaire de la numérosphère ralliera sans peine tous ceux que la fracture numérique inquiète, et qui n’ont pas pris le tournant. Le livre et les conférences de FJ, par conséquent, rencontreront de ce côté du public une approbation facile – mais que je ne soutiendrai pas. Je ne prendrai qu’un exemple, la difficulté aujourd’hui d’éditer un livre : je m’efforce depuis plus de douze ans de contourner cet obstacle bien réel par le recours à ce blog, qui n’est pas je l’espère tout-à-fait vide d’esprit, et qui constitue à mon avis une bonne réponse au déclin ou aux embarras de la graphosphère. Sur mon blog je redeviens libre d’éditer, je choisis au gré des circonstances les thèmes de mes billets, je pouvais même (avant que La Croix ne me l’interdise pour cause de droits) assez plaisamment les illustrer… Et surtout le lecteur peut à tout moment y intervenir, une certaine interactivité (moins évidente dans le cas du livre) semble permise. En bref, l’écriture numérique et les pages-écrans, bien différentes en effet des pages-papier, ne précipitent pas la fin de la culture, au contraire !
Cette relève (du papier par le tournant numérique) continue de faire l’objet de trop d’études pour que je m’y attarde ici ; mais il y a de l’esprit du côté des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) et je ne voudrais pas avec Finkielkraut, assez souvent Debray et aujourd’hui Jullien aggraver cette déploration.
(à suivre)
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