Dé-coïncider d’avec François Jullien ? (3)

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Je m’avise, écrivant sous ce titre, d’un amusant paradoxe :  si je décoïncided’avec (et non avec, nuance de taille) François Jullien, je me conforme au maître-mot de ses derniers ouvrages, et donc je le rejoins ; mais si je le rejoins, il me faut derechef m’écarter de lui… Nous tournons dans le cercle d’Epiménide le Crétois !

Ou plus simplement posé : il n’est pas aisé de critiquer ce dernier livre, et je ne suis pas sûr qu’une discussion avec l’auteur viderait notre querelle. J’argumente ici contre une méconnaissance trop flagrante des ressources (autre maître-mot de notre philosophe) nées du « tournant numérique » ; des tonnes de publications depuis quelques décennies ont examiné celui-ci sous bien des angles (techniques, médiatiques, psycho-sociologiques, culturels, anthropologiques…), avec le souci d’en traiter moins en termes de remplacement (« Ceci tuera cela », l’écran remplace l’écrit du livre ou de l’imprimé) qu’en termes de co-existence, d’hybridation ou de compromis. De même les diatribes adressées au virtuel ratent leur cible, si l’on ne commence pas par poser que le virtuel n’est pas le contraire du réel, mais plutôt du factuel ou de l’actuel. À partir de quoi une riche typologie s’ouvre des degrés ou des effets de présence, quand en général celle-ci compose avec le préfixe télé (télé-travail, télé-présence, distanciel, différé, etc.).

Il serait fastidieux de redresser chapitre par chapitre les affirmations de ce livre ; le troisième, « La perte de la présence », suffira à borner ici notre discussion.

La notion de présence est en effet remaniée, ou retravaillée, par les nouvelles technologies comme elle l’était séculairement déjà par le théâtre, la peinture, la photographie, le téléphone ou le cinéma…, chaque innovation technique créant un saut médiologique qui élargit notre expérience de l’espace et du temps. « C’est la vie même ! » ont pu s’écrier les spectateurs d’un portrait peint par Rembrandt, ou Titien, admiration redoublée devant ceux produits par la photographie ; mais que dire du cinéma qui reconstitue sous nos yeux le mouvement, au point que devant le « Train entrant en gare de la Ciotat », l’une des premières bobines des Frères Lumières projetée au Café de la Paix, le public se couchait de terreur sous les tables ?

« La présence est la seule déesse que j’adore », déclarait Goethe cité page 67, et ce mot magnifique fait écho pour moi à l’exclamation prêtée par Aragon à Aurélien, à propos de ses rencontres avec Bérénice, « Quelle chose extraordinaire que la présence ! ». Cette expérience de la présence est très subjective, puisqu’un délirant croira à ses hallucinations, un persécuté à la proximité dans son dos de ses poursuivants… Un catholique parle de même de présence réelle pour celle du corps du Christ dans l’hostie ; et que dire de la présence des morts, qui hante la conscience de l’endeuillé (et adoucit sa peine) longtemps après la disparition ? De même, la lecture d’un bon roman peut nous absorber au point de nous rendre la vie de ses personnages plus intime ou désirable que celle des habitants de notre toit… Etc.

En bref, nous ne nous contentons jamais d’habiter ici et maintenant ; si bien qu’il n’est pas vrai d’écrire (page 56) que l’être en réseau a défait « l’être au monde », nous dirons plutôt qu’il l’a ramifié, et complexifié. Par les ruses du rêve, de l’imagination, ou de mille et un artifices techniques nous ne cessons d’élargir cette expérience, c’est-à-dire d’ex-sister, soit de nous rendre présents sur plusieurs champs simultanés d’opération, ou éveillés et disponibles à divers degrés de présence.

À la question que François Jullien tranche négativement, page 59, « Et surtout, si l’on peut télé-travailler, pourra-t-on télé-vivre ? Et si l’on peut télé-consommer, peut-on télé-éduquer, et télé-aimer ? », j’avancerais des réponses beaucoup plus nuancées : le télé-enseignement n’est pas à négliger, et surtout les amoureux contrariés ou empêchés de s’unir physiquement connaissent les ressources de la correspondance, du téléphone ou des flux vidéo…

Jullien a raison, décortiquant l’expérience de la présence, de souligner qu’elle implique une surprise, voire un heurt ou un choc. Une présence advient, elle constitue un événement. Les trois exemples qu’il prend de nos façons de nous en protéger sont en effet parlants : les couples amoureux qu’on voit, à la table du restaurant ou dans la voiture, fuir la présence de l’autre pour s’isoler dans la lecture de leurs mails ; les touristes pressés qui, descendus du car au « point Kodak », photographient docilement le paysage au lieu de le contempler, ou d’en faire un plus longuement la connaissance,  la riche expérience ; les étudiants qui préfèrent enregistrer votre cours ou votre conférence plutôt que de la prendre en notes…, toutes façons  de contourner un face-à-face dans ce qu’il peut avoir d’exigeant, d’astreignant, de le différer ou de le remettre à plus tard. Façons de ruser avec l’altérité, d’en éviter les rigueurs.

C’est évidemment le rôle majeur des médias d’enregistrer et de remettre à plus tard, ou de télé-transmettre en direct mais toujours à bonne distance, de manière à nous épargner le choc ou le traumatisme des événements tels qu’ils arrivent sur le terrain. Le concept de différance, forgé par Derrida, s’appliquerait bien à tout ceci, et il faudrait le confronter avec celui de décoïncidence. Dans Echographies de la télévision, Derrida généralisait son propos en déclarant (à Bernard Stiegler et bien avant l’essor et les développements de notre tournant numérique) que notre époque allait devenir de plus en plus spectrale – sans en tire la conclusion négative d’une perte de la présence, ou pire de l’esprit. Au fait et si ce dernier mot désigne, aussi, le spectre, nous apprendrons selon Derrida à nous mouvoir de mieux en mieux parmi les esprits.

Il semble clair que Derrida et Jullien ne disent pas la même chose.

6 réponses à “Dé-coïncider d’avec François Jullien ? (3)”

  1. Avatar de PhR
    PhR

    Cher Daniel

    Juste un mot surce billet, relatif essentiellement à la présence. Tu as raison d’en appeler d’une acception restreinte à une conception large de cette forme essentielle de l’être au monde, et de bien marquer que la présence n’est pas nécessairement « en présence ». On a des choses présentes à l’esprit qui sont bien plus présentes que les réalités environnantes, et se trouver à table chacun avec son portable n’est pas exclusif d’une autre forme de présence que celle des yeux dans les yeux — tout dépend, c’est indécidable, et beaucoup plus subtil que le on /off qu’on voudrait y voir. On perçoit mieux les couleurs et nuances de la présence si on en oppose l’idée à celle de présentiel, effroyable néologisme formé à partir du distanciel, alors que l’absence se pense à partir de la présence — il y a donc retournement du référentiel. Un absent est par définition présent puisqu’on pense sa non-présence physique (ou psychique, s’il a l’air absent dans une conversation) par rapport à la présence. FJ a raison, me semble til, de s’inquiéter de ce que, à l’inverse ,ce soit de plus en plus l’en-présence qui se pense et se passe à partir d’un référentiel coutumier de distance virtuellement infinie, et donc de séparation, de non communication. L’éloignement ne fait rien à l’affaire, c’est la posture d’être là pour ou avec l’autre qui changerait de nature si on finissait par en arriver là, comme il y a lieu de croire que nous en prenons collectivement le chemin à l’insu de notre plein gréé — tels des corps flottants inconscients du courant qui les fait dériver. L’amoureux est toujours présent même séparé, le pornographe est toujours absent même le nez sur la chose ! Je serais tenté de dire que la seule présence est ce qu’on appelle la « présence d’esprit », cette disponibilité en éveil d’ une attention directement connectée à l’agir, au vivre, à tout ce qui est là et autour… On peut dire a contraro sur cette base que les formes ensauvagées de confrontation qui se multiplient sont des mises en présence où les acteurs ne sont plus présents, mais mutuellement étrangers et étanches les uns aux autres : en proie à une absence d’esprit ! Il y a donc autour de ce débat un vrai enjeu d’avenir, celui d’un monde où Levinas n’a plus cours, et où l’esprit est remplacé par son anagramme les tripes…
    Mais c’est toi le philosophe. Je ne fais qu’élucubrer.

    Amitiés
    phRMon commentaire

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Excellent prolongement cher Philippe, oui il faut un peu hiérarchiser tout cela, et dissocier la présence de ses paramètres spatio-temporels (ce que fait d’ailleurs notre ami FJ)… Plus sur cet épineux sujet à développer bientôt ici.

  2. Avatar de xavier b. masset
    xavier b. masset

    Revenir à une conversation entre spectres, à des interactions humaines fantômatiques, serait tout de même un comble, une drôle de proposition voguant à rebours vers d’anciens pénates, de la part de philosophes, qu’une rumeur tenace jurait pourtant post-modernes, et qui n’eurent de cesse d’abattre la « superstition religieuse » et les échos de la spiritualité, de plus belle après 1968.
    Même si Jullien recommandait de retrouver le sentier qui menait, en tout bien tout honneur pour l’âme humaine, vers une sagesse chrétienne débarrassée du clinquant des objets de son culte, dans l’un de ses livres.
    Tant que le généralisme de l’Intelligence Artificielle générative (les Allemands préfèrent la nommer ‘artiste’, carrément, ‘künstliche’, quant à eux, l’artifice, bien compris dans le mot, n’étant qu’une greffe siphonant le tronc de la chose naturelle), plus que « la technique » — sainte horreur d’Anders et de Heidegger — n’aura pas pris sur nous le pouvoir symbolique, ne nous aura pas imposé de vivants hologrammes, des robots de compagnie multi-tâches, une surveillance électronique digne d’un œil électronique de Moscou, nous ne pouvons pas dire en effet que nous ne sommes pas en présence de la présence, cette offre renouvelée de l’autre, le magnifique autrui de vieux commandements.
    Pour le moment : « Rien ne passe après tout si ce n’est le passant », Dieu merci, pour le dire avec les électrons d’un poème d’Aragon.
    Rien ne s’est encore électroniquement passé, le futur n’a pas encore eu lieu.
    Nos villes de Troie se reconstruisent à la vitesse d’un cheval au galop, c’est à dire doucement, invisibles sous le vent, sages passagères de la bande passante.
    Si l’abandon de prises de notes est une calamité (la perte du calame semble totale chez l’étudiant lambda), la capture de concerts live ou de lieux in vivo par l’amateur de musique ou le touriste, n’est en aucune façon un mal qu’ils infligent autour d’eux ou à eux-mêmes.
    C’est, ou pourrait être, le geste d’un témoignage qui a sa propre consonnance religieuse, sa consistance, d’incidence assez Jullienne dans l’esprit, si vous voulez mon avis, qui nous laisse intacts, dans leur fabuleuse immédiateté, « les yeux et la mémoire. »
    Est-ce vraiment un crime contre l’esprit ?
    « C’est un nouveau visage, le jeu reste complet » comme l’écrit Jules Supervielle.
    Un face à face qui réserve peut-être de la beauté.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Xavier, de ce copieux commentaire. Sur Derrida et son stimulant livre « Echographies de la télévision », pas de panique : il se contente de remarquer que les valeurs du ici et du maintenant seront de plus en plus modifiées par les technologies numériques, et que la distinction du virtuel et de l’actuel sera toujours moins évidente – je crois que l’évolution en cours ne peut que lui donner raison, non ?

  3. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour !

    Par la force des choses, attendre l’Épiphanie pour réagir à ce beau billet du maître !

    Un jour couleur d’Orange est enfin arrivé après moult réclamations auprès de l’opérateur.

    Débranche, débranche, débranche tout…Revenons à nous !

    La chanteuse et la revue Médium dans leur monde respectif quelque part exultent…

    Dé-coïncider avec des atomes de silence en mesure de porter quelque chance de maturité, sait-on jamais !

    Réalité spectrale, peut-être, qui nous fait signe dans la nuit.

    Je pense à cette petite lettre manuscrite reçue de l’auteur de « La dissémination », conservée dans un petit

    meuble, au grenier.

    Quels bons commentaires suivent ce billet !

    Mais quid de l’esprit, celui qui a des tripes, force de la nature, peut-être, et en même temps porteur d’espérance

    dans le projet écrit pour le peuple, l’année de la disparition de l’auteur de « L’être et le temps » ?

    Dans « L’espérance » il y a « La présence ». On eût aimé chez le biographe talentueux, agrégé et ancien élève de

    l’ENS, un éclairage sur la vision prophétique de l’autre grand président.

    Marianne et Gavroche ont refermé la magistrale leçon qui se termine sur l’exercice du pouvoir sacré de guérir les

    écrouelles. Et puis comme tout le monde, ils attendent…Godot !

    Bonne année à tous et à ce merveilleux blogue.

    Roxane

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      « Merveilleux » chère Roxane, vous me faites trop d’honneur ! Mais je salue votre retour, et tenterai pour ma part, si La Croix veut bien prolonger cet hébergement (qu’on me dit menacé) de maintenir cette fonction de veille – je veux dire, à mon âge, de ne pas trop céder aux sirènes de l’endormissement.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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