De quel présent ?…

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« La mort transforme la vie en destin », dit à peu près Malraux… En fauchant notre part d’incertitude, d’incomplétude, elle fige à jamais ce mouvement consubstantiel à l’acte de vivre. Ce que nous pleurons si fort en faisant notre deuil, c’est aussi la belle tranche d’avenir de celui dont nous ne pouvons plus parler qu’au temps mesuré et muré du passé. Brieuc avait devant lui une enfilade d’années, de projets à jamais saccagés ; le mort se trouve défini, ramené à ses actes dont chacun peut faire le tour ou soupeser désormais la somme ou l’histoire, sans correction ni reprises possibles. Untel aura fait ces choses, été cet homme, vécu ici et dit cela, point barre.

En portant son deuil, nous réalisons non seulement que l’être aimé s’est inexplicablement arrêté dans sa course ou dans son élan, mais qu’il ne pourra jamais coïncider avec cet avenir que notre imagination (ou nos anticipations) forgeaient pour lui. Car nous nous rêvons les uns les autres, d’un rêve qui diminue fatalement avec l’âge ; l’incertitude est maximale devant le jeune enfant, qui gagne au fil de sa vie en définition, et perd du même coup en malléabilité, en possibles ou en chances… Vieillir, c’est devenir chaque jour moins virtuel, plus prévisible ou mieux écrit – raturé par ces araignées de l’âge qui tissent lentement leur toile sur un visage d’abord poupin, innocemment vierge. Au cœur révoltant de la perte, il y a ces avenirs possibles que nous supputions pour la famille que tous quatre formaient, cet espace de jeu indéfiniment ouvert pour chacun tant qu’il y a de la vie. Brieuc si joyeux, si imprévisible dans ses réparties ne joue plus.

Vivre c’était nier ou corriger cette angine, cette ankylose des jours (qui n’ont que trop tendance à devenir programmés ou d’avance identifiables) en nous projetant, en désirant ; en nous donnant des buts, un horizon, un amour, une tâche… Chacun respire par ce futur à nourrir perpétuellement, nous n’existons qu’aspirés par ce vide vivifiant. Le moteur de la vie n’est pas dans notre dos comme une vis a tergo, mais toujours en avant, dans cet espace à remplir, cette chambre pneumatique qui nous stimule sans jamais nous combler.

Si Brieuc, son corps si vif ou son image n’ont plus d’avenir, dans quelle faible mesure nous risquerons-nous à dire qu’il garde une forme de présent, ou de présence ? Il serait désespérant de ne penser à lui qu’au passé alors qu’il vit en nous, au point que je m’efforce à longueur de journées de ne penser qu’à lui, en chassant les représentations (lectures, films ou conversations) qui pourraient me distraire de lui trop longtemps. Françoise est pareillement obsédée de son image, mais l’absence sur laquelle elle bute, à laquelle elle revient sans cesse la désespère et la ravage ; comment tempérer ce constat impitoyable du manque, cette famine tyrannique par le sentiment, aussi ténu soit-il, d’une présence ?

Il faut imaginer Brieuc non pas vivant, mais présent a minima dans nos pensées ou nos ruminations ; or, et je ne cesse de le répéter à Françoise, notre fils nous aimait, totalement, inconditionnellement. Le fantôme en nous de Brieuc, cette présence à laquelle je m’accroche ne peut donc nous persécuter, mais doit au contraire nous envelopper, nous soutenir positivement : Brieuc nous veut du bien, il n’a pas provoqué sa mort pour entraîner la nôtre, sa disparition (qui n’est pas totale) ne nous condamne pas au néant…

Sa disparition n’est pas totale et, me dis-je même quelquefois, sa mort l’a transformé en géant. Alors que nous le précédions dans la vie, c’est lui maintenant qui nous précède, depuis qu’il a franchi skis aux pieds cette inconcevable barrière. L’épreuve (l’expérience ?) de la mort est sans rivale, et sans comparaison ; celui qui, de l’autre côté, nous devance (j’allais écrire présomptueusement nous attend) ne peut, où qu’il soit désormais, que veiller sur nous. Je m’efforce de voir Brieuc comme une figure majoritaire, un aîné ou un confident capable de me parler, de m’orienter ; un intercesseur tutélaire et bienveillant.

Où qu’il soit… La question hante ses deux filles, Mathilde et Alice, au point qu’elles la refoulent, n’osant plus quand nous feuilletons les albums de photo demander où il est Papa ? Question interdite, bien trop douloureuse puisque sans réponse convaincante de notre part (on ne peut surtout pas répondre qu’il est parti, ce verbe impliquant un retour). Quelle déception dans le regard d’Alice quand c’est nous à cinq heures qui poussons pour la reprendre la porte de la nounou… Dans la belle-famille (catholique) de Brieuc, on a donc forgé à l’usage des deux fillettes une réponse, Papa a commencé au ciel sa seconde vie, il ne peut pas revenir nous voir mais c’est nous qui le rejoindrons. Cette « vie » ressemble beaucoup à celle d’ici, il y a des écoles pour les enfants qui meurent prématurément, et aussi des pistes de ski… Cette explication apparemment a beaucoup rassuré Mathilde, qui va avoir six ans, on ne lui ment pas puisqu’elle ne reverra pas Papa avant sa propre mort, mais Papa vit, il l’aime et il l’attend.

Je me rassure à mon tour avec une autre fable : le corps du mort est certes déposé dans la terre mais son esprit ou son âme ne sont pas ensevelis ailleurs qu’en nous, qui en sommes devenus les gardiens ou les urnes. Car c’est en nous, de nous que l’âme de Brieuc se nourrit et se prolonge. Son âme singulière, palpable en nous qui lui survivons, et plus concrètement encore dans la personne de ses deux filles.

Je ne dirai donc pas comme Aragon que « c’est un bonheur d’aimer un(e) mort(e), on en fait ce qu’on veut ». Ce mort-là, enfant chéri, n’est pas une poupée docile ni un doudou pour bercer les nuits de Mado ou de nous ses parents ; le souvenir, la quasi-présence de Brieuc demandent à être reconnus, respectés dans les traits qui firent de lui cet être (comme on peut le dire de chaque être) unique. Brieuc n’est pas devenu moi, ni personne d’autre que lui. Mais ceux qui l’ont aimé accueillent et hébergent à présent son ombre ; et cette hospitalité donnée au défunt ne peut pas être totalement désespérante, c’est, ce doit être un présent – oui très étrangement, un présent aux deux sens de ce terme.

4 réponses à “De quel présent ?…”

  1. Avatar de Lable Sylvie
    Lable Sylvie

    Ce texte est un magnifique témoignage. Il inonde ce matin de la lumière de l’espérance.
    Vous dites que la présence de votre fils « vous enveloppe ». Je partage intensément ce sentiment.
    S’il est une belle certitude, c’est celle-là : votre fils est en vous, vous porte… et vous portera toujours, à chaque pas de votre existence.
    En union de prières avec vous et votre famille.

  2. Avatar de Carine Fernandez

    Mon cher Daniel,
    Je fais partie de cette cohorte silencieuse, qui te suit avec émotion, pas à pas, dans le parcours de ton blog désormais consacré à Brieuc. Le journal d’un désastre, nié par la puissance d’une pensée et d’un coeur. Je peux t’affirmer qu’on sort changé d’entre tes lignes.On devient un peu toi et Françoise et Brieuc, c’est-à-dire un peu plus humain.
    Aujourd’hui, « en vacances », face à cette Méditerranée qui t’est chère, je ressens comme une déflagration de couleurs, cette vie dont nous avons encore l’usufruit pour un temps si court. Mais chaque moment n’est-ce pas l’éternité retrouvée, celle de Rimbaud , « la mer allée avec le soleil »? L’éternité tient dans l’éclat instantané d’une conscience, un battement de cil. Nos morts nous laissent en charge du monde qu’ils ont déserté. A partir de quel point mystérieux? Je comprends si bien votre terrible obsession, à Françoise et toi, de remonter au moment juste avant. Faire bifurquer le temps, enclencher un autre possible. Transmets encore et encore mon affection à Françoise et ce poème, pour ceux qui ne verront pas ce printemps.
    Je t’embrasse bien fort
    Carine

    Gardiens du jour

    Les morts nous laissent responsables du jour
    Des vols de martinet
    Et des jardins trempés
    Des odeurs d’herbe
    Et de la couleur !
    L’arc-en-ciel bandé jusqu’au vertige
    Nous, les maîtres du jour assommés de richesses,
    Il nous faut être forts,
    Les saisir toutes, une à une,
    Les aimer bravement.

    Nous sommes gardiens du Rouge,
    Nous sommes gardiens du Bleu,
    Et du vert qui hennit,
    Qui déferle des bois,
    Se plisse dans l’aval
    Se fonce,
    Arrive tendrelet,
    Se couche
    Aux pelouses de Mai.

    Nous sommes gardiens de l’air
    Des insectes qui dansent,
    Des mulots dans les blés,
    Des coquelicots,
    Des coccinelles,
    Du rouge et du noir,
    Des choses délicates.

    Nous boirons les averses
    De toute notre peau,
    Nos chevelures fumantes
    Sècheront au soleil
    Et nous embrasserons tous les arbres,
    Sans les connaître,
    A nous écorcher les lèvres,
    A nous arracher les ongles,
    Nous aimerons le printemps
    Avec le cœur d’un mort.

  3. Avatar de Thomas Reverdy
    Thomas Reverdy

    Je lis régulièrement ton blog. J’y trouve exprimées avec une grande qualité littéraire des émotions que nous ressentons tous.

    J’ai été surpris de la façon dont tu dépeins les croyances de notre famille « catholique ». Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu mes parents, ni mon frère, ni mes sœurs, évoquer la vie surnaturelle de Brieuc telle que tu le relates dans ton blog.

    Au sein de notre famille, nous partageons une conviction, qui n’est pas bien éloigné de la tienne en la matière. Nous croyons que nous sommes porteurs de la vie de Brieuc aujourd’hui, dans le souvenir de ce qu’il a été et de ce qu’il a partagé avec nous.

    Je me suis demandé qui avait pu être l’auteur de la fable dont tu parles dans ton blog. Il est fort possible que les cousines de Mathilde (Justine ou Clémence ?) aient construit cette fable qui est éloignée de notre foi chrétienne. Elle correspond éventuellement à un langage qu’elles ont entendu (au catéchisme ?) et qui leur permet, à leur age, de consoler Mathilde. Cette « fable » correspond bien à l’imaginaire d’un enfant de 6 ans.

    En quoi constitue aujourd’hui notre « foi chrétienne » si nous ne croyons pas dans une vie surnaturelle après la mort ? Probablement pas grand chose et en même temps beaucoup.

    Je ne peux pas répondre pour les autres membres de ma famille.En ce qui me concerne, je peux simplement dire que ma foi m’encourage à ne pas me laisser déborder par l’effroi de la mort de Brieuc, ni par le sentiment d’échec de ne pas avoir su l’empêcher, ni par la culpabilité de vivre, autant de sentiments qui me hantent régulièrement.

    Ne pas se laisser déborder n’est pas facile car ces sentiments sont très puissants. Rejeter ces sentiments, ce serait nier une part de vérité. Notre exigence intérieure de vérité nous les impose. Et à côté de cette vérité, le quotidien de nos vies peut alors paraitre bien fade.

    La confrontation à la mort nous impose de vivre en vérité, mais la foi chrétienne est porteuse d’une autre vérité que celle de la mort. Cette autre vérité, c’est l’idéal évangélique, la « charité » évoquée par St Paul (« caritas » : amour du prochain). Être croyant, c’est placer la vie évangélique au-dessus de tout le reste. Cet idéal a le droit de prendre le pas sur l’expérience vécue de la mort. C’est comme cela que je comprends l’expression « l’amour est plus fort que la mort ».
    Avec cet idéal en perspective, le quotidien peut reprendre sens.

    C’est pourquoi la foi chrétienne m’invite (elle m’oblige ?) à me tourner vers la vie présente et à venir, pour Madeleine, pour ses filles, pour nous tous. Elle m’invite aussi à veiller à ce que chacun d’entre nous garde le goût de la vie. Nous avons le droit d’aimer la vie (peut-être même en avons-nous le devoir ?). Si nous perdons le plaisir de vivre que nous avons autant partagé avec Brieuc, Brieuc sera mort deux fois.

    Thomas

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Cher Thomas, Je n’avais aucune réserve ni critique à faire sur la fable de la « seconde vie » que Mathilde nous a rapportée, et qui l’a, comme je le souligne, beaucoup rassurée. Il ne s’agissait donc nullement, de ma part, de « dépeindre les croyances » de votre famille, chacun confronté à l’épouvantable cherche (désespérément) à faire face avec ses propres ressources, et nous avons été soulagés que Mathilde sorte de chez vous rassérénée, sinon heureuse.
      Les réponses chrétiennes à ce que nous vivons me préoccupent, et j’essaierai d’y consacrer un prochain blog, qui après tout est hébergé par La Croix ; je suis donc heureux que ton « commentaire » soit versé au dossier. Il ne m’éclaire qu’à moitié sur les réponses de la religion, ou les secours de la foi, à partir du moment où tu écartes la croyance en une survie, ou vie surnaturelle.
      « La foi chrétienne est porteuse d’une autre vérité que celle de la mort », dis-tu mais sans assez préciser cette « vérité » sur laquelle pourtant tu insistes ; si tu exclues la croyance (article du Credo) en la « vie éternelle », alors en effet nos positions ou plutôt nos ressources se ressemblent, et je ne vois plus comment distinguer « Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas » (pour citer une fois de plus mon cher A.). J’aimerais, par cette première réponse que je te fais, déclencher d’autres commentaires venant de lecteurs (chrétiens) de ce blog. La question, pour la cerner plus précisément, serait : en quoi la religion aide-t-elle à « faire son deuil » ?
      Nous passons comme tu sais dix jours en famille à Izouard où le fantôme de Brieuc est partout, sur toute cette neige qui nous entoure.
      Affectueusement à toi, à vous tous
      Daniel

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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