Debray régime sec

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On me recommande de plusieurs côtés Où de vivants piliers, que Régis m’a envoyé et dont je viens d’achever la lecture. On pénètre dans ce volume alphabétique par A comme Aragon, expédié en six pages, traitement pour moi ébouriffant, il y aurait tellement plus à dire !

Puis je comprends que mon auteur favori a eu de la chance, les trente-deux chapitres suivants dépassant rarement les cinq pages, et que c’est là l’enjeu de ce petit livre, faire court et non pas cours, demeurer sec, et mordant. Adieu donc à la Critique de la raison politique, au Cours de médiologie générale ou à Dieu un itinéraire, ces pesants (mais pour moi éclairants) traités par lesquels Régis s’efforça de fonder une science imaginaire, qu’un jour Laurent Joffrin qualifia de « biscornue ». Fonder, planter, notre ami en a passé l’âge (« Passe encore de bâtir… »), il affirme délibérément la supériorité de l’écriture sur les chaînes de la pensée, du raisonnement ou de la thèse en remarquant par exemple (entrée « Ecrivain-philosophe ») combien les systèmes vieillissent et nous paraissent datés, alors que les humeurs d’un Stendhal n’ont pas fini de nous émouvoir…

Nous voici donc avec cet opus devant la démonstration, ou l’illustration, d’un adage dont nous fîmes jadis un de nos Cahiers, Less is more. Il est très difficile de ne pas se répéter, et pourtant, formule quelque part Aragon, « j’appelle bien écrit ce qui ne fait pas double emploi ». L’écrivain véritable, comme ici Giono, Gracq, Gary ou Paul Morand,  saisissent la pensée à sa naissance, dans l’éclat ou le tranchant de son jaillissement. Stimulante soustraction, on s’efforce ici de capter l’étincelle, de se tenir à l’invention du feu… Reliqua desiderantur : ce n’est pas la matière qui manque mais je suspends sur ce sujet ma plume ou ma pensée, je m’arrête à l’élan, à vous lecteur de compléter, de farcir, d’épiloguer. Nous sommes, l’âge avançant, saturés de traités, de dissertations, d’exposés si pauvres en ouvertures véritables, en percées stimulantes. Faute de style sans doute, si ce mot désigne d’abord un poinçon.

Si je contemple ma bibliothèque (sujet ici d’une des entrées), je me demande avec lassitude quel livre rouvrir, duquel tirer la sève, la vitamine décisive pour franchir cette journée, lequel me donnera la foulée, l’allure ? Difficile, devant tant de (bons) livres, de ne pas prononcer le mot fatras. Mais Régis a aussi ménagé dans le sien une entrée « livre », où je retrouve nos vieux bateaux, expédiés ici en trois pages (la forme livre, parmi tous nos médias, est d’abord un incomparable opérateur de légèreté et de mobilité). Glissez mortels, n’appuyez pas… C’est dans Les Mots de Sartre qu’on trouve, je crois, ce conseil ; Régis ne le cite pas mais il rend un vibrant hommage à son auteur pour ce seul ouvrage, et chacune de ses propres lignes semblent obéir à cette injonction de l’aïeule.

Quelle chose délicate et fragile que le style ! La pointe s’émousse, l’esprit s’évente ; à trop en faire on le tue, à le montrer aussi, ou à en traiter, voyez sur ce point Traité du style de 1928 qui déplut à Valéry (comme on le comprend !) mais où Aragon déjoue à peu près tous ces pièges… Tiens, Valéry, prince de la litote et pourtant grand absent parmi ces piliers, où il n’est évoqué que par les propos de Jean Moulin rapportés par Daniel Cordier. Sa pensée lapidaire, laconique, sa réticence à conférencer semblent ici, toutefois, guider la plume. Il est vrai que Régis, il y a peu,  consacra à cette merveilleuse boussole un été, suivi d’un livre, où l’essentiel peut-être était déjà dit.

Régis Debray, Où de vivants piliers (Gallimard coll. La part des autres, 2023, 18 €)

3 réponses à “Debray régime sec”

  1. Avatar de Vmaunoury
    Vmaunoury

    RD n’est jamais vraiment revenu de Camiri. Mieux qu’à lire, il s’écoute, pontife de la formule plus ou moins heureuse, au mieux chez Finkielkraut.

  2. Avatar de m
    m

    Dieux, quel billet!

    Et bien sûr, quel livre! Et l’envie aussi de répondre à ce commentaire compendieux qui laisse notre auteur dans son cachot de Camiri.

    Un exilé, on le sait bien…à domicile.

    Lui qui s’est plu, un jour, à écrire sur Madame H…eût été, peut-être, bien inspiré de nous parler de Monsieur H…

    H comme Heidegger, palsambleu! Mais entre son copain Louis et Mauriac, il y a le Livre et les Maisons.

    J’imagine sa fine intelligence disséquer « La moustache de Martin Heidegger » dont les lettres permutées font de l’ami de Hannah Arendt un « Homme de langage, artiste du Reich ».

    Et voici l’ultime expression latine et spinozienne qui nous revient en pleine figure : Reliqua desiderantur.

    Je reçois, ce jour, un long courriel d’une personne inconnue qui m’écrit par l’entremise d’amis communs.

    Je le découvre sur Internet, mais ce n’est pas ce « lui brillant en Brocéliande des affaires » qui m’intéresse au premier chef…En tout cas, à la maison, je sais quels livres je vais prendre pour lui répondre à cet ami-là, en son for intérieur.

    Rouvrons ce livre où de vivants piliers, à la page 9, juste avant les sept pages consacrées à Aragon, laissent parfois sortir de confuses paroles. Si bonne est notre remembrance, ces vers des « Fleurs du mal », nous les avons lus dans une belle page du « Feu sacré » où l’auteur s’en explique…

    Pour l’heure, laissons plutôt les feuilles des « Fleurs des dieux » s’expliquer en se développant par « Les feux du désir », habités des mêmes lettres.

    Et « saisir au passage non l’air mais l’or du temps » (page 187) sans oublier celui de la terre qui nous laisse le choix entre « L’avoir ou l’être » qui dit dans sa texture « L’or ou la vérité ».

    Merci à cet orpailleur qui a su laisser quelque chose dans le granite immatériel de la France profonde.

    Et merci à vous, cher maître, d’en parler avec autant de sapience.

    m

  3. Avatar de Roxane
    Roxane

    Bonjour, vrais amis de l’écrivain-philosophe !

    Justement, allons de ce pas rouvrir l’ouvrage, au chapitre en trois pages (57, 58 et 59) intitulé « Écrivain-philosophe ».

    Faire accroire n’importe quoi au premier venu qui n’est pas de la boutique, avec une érudition de façade qui rend difficile le contrôle de qualité : « En tant qu’agrégé, docteur d’État habilité à diriger des recherches », on comprend que cette parade présentant bien sur Internet, énerve notre penseur qui sait plus que d’autres, ce que veut dire « Le labeur de sa chair » au delà du fait que ce syntagme, bonnes gens, est l’anagramme de « Charles Baudelaire ».

    On le sait bien tout ça et, sans doute, faut-il le redire aux braves gens qui n’acceptent pas que d’autres gens suivent une autre route qu’eux…

    Maintenant attention à ne pas verser dans l’autre camp, celui des autodidactes sûrs d’eux qui s’imaginent tout savoir avec moult citations ou copiés-collés et qui se plaisent à bomber le torse dans une sympathique association d’écrivains-paysans ! Pourquoi pas, après tout, mais, pauvre de moi, je préfère suivre mon chemin sans tambour ni trompette, seulement à la bouche une « rose » qui me permet de humer ses belles et vivifiantes anagrammes.

    L’autre jour, j’ai reçu à mon brouet, l’un de ces jeunes docteurs universitaires dont je puis dire qu’il a une bouche d’or. Qu’en fera-t-il dans l’empire du management où l’on s’en va prêcher sur la performance collective?

    Sur les routes secondaires de France et de Navarre où mon hôte fait du vélo avec quelques amis entrepreneurs en vue, de qui, de quoi parlent-ils quand ils mettent pied à terre? De la fille du facteur ou du facteur temps? Je sais qu’ils se posent de bonnes questions et que leur démarche est sincère.

    Comme par hasard, j’ai reçu dans la foulée, les mots de ce professeur émérite d’une université bretonne qui fut le directeur de thèse de mon jeune commensal :

    « C’est que je ne suis pas loin de partager en ce moment le point de vue de Dimitri, le plus révolté des frères Karamazov: « la philosophie me tue, que le Diable l’emporte! ».
    Propos exagéré, bien sûr, et qui ne m’empêchera peut-être pas de revenir dans quelque temps à de meilleurs sentiments, mais je suis d’accord avec vous quoi qu’il en soit: les colloques et les livres ne font pas tout. » (Fin de citation)
    Oui da, mais ce sont des adjuvants précieux à mettre dans sa besace, pour tenir la route, mon bon Monsieur!
    Le hasard fait-il bien les choses? J’ai organisé un truc ludique, il y a quelque temps, où sur la ligne d’arrivée, on trouve avec maintes dames méritantes, un trio de coureurs, cadre commercial, professeur agrégé de haut niveau, et simple paysan. Loin des cracks qui passent la ligne en levant le bras, le véritable enjeu « connaissance », n’est-il pas à lire en filigrane dans une belle échappée qui ne fait pas la une des journaux?
    Cela pour dire que le courant peut passer entre gens de milieux social et culturel, très différents.
    Maintenant tout reste à savoir si c’est pour faire tourner des moulins à vent…

    « Saint-Exupéry veut, noble visée, que l’être conçoive bien les illusions »

    Relisez bien cette phrase susmentionnée de cinquante-huit lettres, trouvée par des anagrammeurs du métier du livre.
    Est-ce par hasard si ces mêmes lettres interverties nous renvoient aux deux petites phrases qui ont fait le tour du monde, du chapitre XXI, de la page 72 du « Petit Prince »?
    Puisse la réponse donner suite à la lecture de ce beau livre de Régis Debray, pour laisser, en secret, s’épanouir de vivantes paroles !

    Bonne nuit

    Roxane

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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