Décervelante I.A. ?

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Invité par la Société Alpine de Philosophie, dont il fut président avant Anne Eyssidieux, Thierry Ménissier vient de prononcer dans le cadre de celle-ci une stimulante conférence sur les promesses et les dangers de l’Intelligence artificielle ; un sujet qu’il connaît bien puisqu’il dirige sur les questions qu’elle pose un laboratoire de recherches, et qu’il anime depuis quelques années autour de ces espoirs, mais aussi de ces angoisses, diverses rencontres et séminaires… Sur cette problématique s’entrecroisent au moins sept disciplines que son Power point énumère, parmi lesquelles la philosophie, les sciences cognitives, l’économie ou les sciences de l’information-communication. Mais comment dénombrer aujourd’hui tout ce que touchent les innovations venues de l’I.A., et comment, dans quantité de secteurs professionnels, ne pas se sentir ébranlé voire menacé par elles ?

Les travaux de secrétariat sont évidemment concernés ; mais une avocate évoquera, lors du débat, quels gains de temps les algorithmes font gagner au repérage des cas dans l’histoire judiciaire et à la fastidieuse jurisprudence, à l’archivage des dossiers mais aussi à la rédaction des jugements ; un automate conversationnel peut s’acquitter aujourd’hui, en un temps record, de la proposition d’une plaidoirie très convaincante ! Mais que dire de la rédaction d’un roman, de la création d’un tube musical, d’une bonne traduction d’un document dans un nombre illimité de langues, d’une dissertation de philo, d’un article de journal, d’une thèse ?… 

Le « test de Turing », proposé par le célèbre mathématicien comme la pierre d’angle d’une distinction fondamentale entre nous (les humains) et la machine se trouve depuis longtemps passé ou dépassé : il est, il sera de plus en plus difficile, dans une communication médiatisée par des écrans ou des téléphones, de discerner si nous avons affaire à une présence humaine, ou à un robot, comme chacun peut en faire quotidiennement l’inquiétante expérience. Le « sens » à donner à l’I.A., vers l’émancipation des tâches inférieures et le progrès, ou au contraire vers un monde machinique de moins en moins humain, ne laisse pas d’inquiéter. L’I.A. ou pour mieux dire les I.A. soulèvent un maëlstrom de questions, véritablement passionnelles et qui n’ont pas fini de nous agiter ; chacune de leurs réalisations relance en effet ironiquement ou dramatiquement, la question jamais éteinte de savoir quel est au juste le propre de l’homme.

Soit de savoir comment distinguer en moi, comme en chacun, ce qui relève authentiquement de l’âme, ou de l’esprit, ou d’une triviale machine.

Si j’avais pu discuter un peu longuement avec Thierry, je lui aurais fait remarquer que notre médiologie, développée depuis  les années 1990 autour de Régis Debray, a richement labouré la question de la technique, soit de savoir ce que nos successives machines, ou nos toujours nouvelles  « technologies de l’information et de la communication » (c’est-à-dire de la mémoire, des savoirs et du lien social), depuis l’invention de la tablette d’argile ou de l’écriture, ont fait justement à ce que nous considérons comme « l’esprit ». La marche générale des techniques (des procédés, des prothèses ou des dispositifs qui ne peuvent pas ne pas progresser, depuis l’invention de la roue ou du silex taillé) peut se définir en effet comme un processus progressif d’excarnation de nos capacités d’abord physiques ou repliées dans notre corps.

C’est ainsi que l’invention du marteau, ou de la brouette, soulage (et démultiplie) l’effort de nos muscles ; mais en marge de ceux-ci, d’autres inventions déplient au dehors nos organes sensoriels, la lunette de Galilée pour mieux observer le ciel (une scène de théâtre, ou une armée ennemie), le thermomètre  pour mesurer une température, l’horloge pour la mesure du temps, les ruses de l’imagerie médicale pour rendre bien visibles, et décidables,  des états profonds du corps par la radiographie, l’échographie ou le scanner, etc. En bref, nous ne cessons d’externaliser nos sens, de les prolonger ou de les affiner par diverses prothèses. 

Avec l’I.A., c’est évidemment le tour de nos fonctions intellectuelles d’être ainsi projetées ou augmentées « au dehors ». Mais, à bien considérer l’histoire des technologies du calcul, du raisonnement ou de la mémoire, l’invention du codex, de l’imprimerie, du boulier compteur ou de la « pascaline » (imaginée par Blaise Pascal pour soulager les opérations arithmétiques d’un commerçant) constituaient déjà autant de technologies de l’intelligence ; qui toutes soulevèrent l’objection, bien résumée dans le Phèdre de Platon à propos de l’invention de l’écriture, de mettre en péril  la fonction intellectuelle ainsi développée, augmentée ou excarnée : l’écriture menace la mémoire vive ou les exercices du par cœur, comme aujourd’hui les calculettes présentes sur le moindre de nos téléphones affaiblissent en chaque écolier l’apprentissage du calcul mental… L’angoisse née de voir les réseaux de neurones proliférer sous l’espèce du Web hors de notre boîte crânienne ne date pas d’hier, ni de l’invention de l’ordinateur. L’I.A. est bien décervelante, au premier sens du terme, en ceci qu’elle externalise et confie à des machines des mécanismes de plus en plus intimes (intellectuels voire spirituels) de nous-mêmes.  

Il y a certes une clinique à dresser de la maltraitance numérique, ou de la rationalité algorithmique. Certains abus prennent aussi un tour cocasse : ainsi les services de deadbots, qui permettent ou promettent de ranimer la présence de nos chers disparus, et d’accompagner un deuil, par la mise en scène d’une voix, d’un hologramme ou d’une présence qu’on dira spectrale, du mort revisitant les vivants ; une église de Lucerne propose de même un service intitulé « Deus ex machina », ou le fidèle peut, dans l’intimité d’un confessionnal, avoir un entretien personnalisé et recevoir des conseils spirituels d’une image en 3-D particulièrement suggestive de Jésus-Christ. 

Thierry Ménissier a également insisté sur la question de savoir ce que recouvre plus précisément notre concept d’intelligence. Dans les ouvrages de Douglas Hostadter, écrits depuis les années 1980 mais qu’il ne semble pas connaître, on trouve déjà richement problématisée la question épineuse des other minds, soit la question de savoir « ce que cela ferait » d’être un poulpe, une fourmilière, un chêne ou une forêt de sequoias, autant d’organismes vivants auxquels il serait imprudent de refuser un esprit, ou une forme d’âme. Il n’y a pas d’intelligence canonique ou standard, et la présence, la possession ou l’exercice de celle-ci (de celles-ci) paraissent pour le moins distribués. Quel rapport de même établir entre les esprits ou les génies de Dante, Shakespeare, Brunelleschi ou Machiavel, dont Thierry fait défiler les portraits sur son écran ? Réfléchir à ces écarts paraît urgent, et stimulant ; le décentrement du propre de l’homme ne fait que commencer.                          

Une réponse à “Décervelante I.A. ?”

  1. Avatar de France Renucci
    France Renucci

    Beau rappel des travaux mediologiques, je relisais récemment « Vue et mort de l’image » tout y est même l’IA . Ça donne l’idée d’observer … et de rester calme … merci de ce bel article cher Daniel

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À propos de ce blog

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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