Dernière réponse à Henri Suhamy

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Tout d’abord merci, cher Henri, de consacrer tant de pages (une vingtaine), et un temps forcément précieux à réfuter ce tombereau de billevisées ! Vous avez apporté à ce débat une énergie, une pugnacité peu communes, et vous aurez du même coup indiscutablement enrichi ce blog, tout en donnant volens nolens à vos adversaires une visibilité paradoxale, car la polémique ne manque pas de faire de la réclame…

Oui, passez-moi cette familiarité de vous appeler par votre prénom, je vous ai pris en affection à force de vous lire, et vous m’avez également fait bien rire, sur quelle chute se termine votre dernier « billet » ! Digne d’Aragon dans son Traité du style… Je me dis que l’auteur d’aussi rageuses mises au point (au poing) ne peut être tout à fait méchant, même si je dois à mon tour ici vous corriger et redresser quelques sophismes, cher Henri, qui ne répondrez pas puisque c’est votre dernière réplique comme vous me l’annoncez formellement, et que nous ne sommes pas appelés à jamais nous voir.

Vous accablez mon ami Tassinari tout en semblant me ménager, moi son propagandiste d’affiliation récente à ce C.A.F. (Comité des Amis de Florio, combien de membres ?) dont je répands pourtant les caf-ouillages… Est-ce solidarité entre universitaires rédacteurs de la prestigieuse Pléiade ? Vous et moi demeurons en speaking terms et je me félicite de ne pas figurer tout-à-fait parmi ces gogos, ces jobards pour lesquels vous n’avez pas de mots assez durs, par conséquent une dernière fois reprenons, argumentons. Car je vous prends au mot de votre contradiction, cher Henri qui nagez en plein paradoxe pragmatique, votre énoncé contredit votre énonciation, vingt pages pour dénoncer « toutes ces sottises », ces fariboles qui « ne provoquent chez eux que rigolades et haussements d’épaules », chez eux les stratfordiens mais pas chez vous, vingt pages ! Faribolons donc encore un moment, puisque vous m’y provoquez.

Peut-être un jour un étudiant à l’esprit indépendant ou curieux, ou un collègue soucieux de raviver son cours, inscrira-t-il l’hypothèse-Florio à son étude de Shakespeare, et vos pages fulminantes ici déposées pourront servir de tremplin, d’amorce pour raisonner un peu au-delà du programme ou des savoirs tracés. Raisonnons cher Henri, sans excéder les limites d’une joute confraternelle.

Joute prévisible car le problème est bien réel et résiste, quelles que soient vos dénégations. Vos arguments d’une chaleur passionnée vous troublent la vue, il s’y glisse trop de biais ou de contre-vérités que je veux relever, laissant à Lamberto – auquel je communique votre diatribe – la tache de vous répondre techniquement sur des points que l’amateur que je suis ne saurait traiter. Permettez-moi quelques remarques, de forme ou de simple logique : il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup lu Shakespeare pour repérer, chez l’éminent spécialiste et jusque dans son style, des abus, des contre-vérités ou des métaphores qui finissent par faire symptôme…

Vous sollicitez dès votre exergue une citation de Prévert qui distribue face à face la bonne et la mauvaise foi, pour mieux je suppose vous réserver la première – mais dans quel camp se trouve ici la foi ? Vous terminez en parodiant Dostoievski : « Si William Shakespeare n’existe pas, tout est permis ». A vous voir in fine glisser subrepticement de Dieu à William, je comprends mieux vos enjeux ou l’acharnement de votre cause, vous défendez la vraie foi contre nous autres mécréants infidèles, vous êtes dans le Vrai, nous dans le sacrilège.

Est-ce trop vous demander de présupposer en chacun un minimum de bonne foi ? Ou de penser, comme dit Robert de la Cheyniest dans La Règle du jeu de Renoir, que « ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons » – même Bonnefoy ? Un peu de tolérance, cher Henri, un peu de dialogisme et de polyphonie, n’est-ce pas la principale leçon de votre Dieu qui est aussi notre héros, dont on ne sait jamais, à l’écoute de ses pièces, quel parti il embrasse ni ce que finalement lui-même pense ? L’effet philosophique si fort d’un tel théâtre, c’est à mes yeux d’y suspendre la vérité ou la raison dans les cintres, elle plane et se distribue équitablement entre les personnages, tous y ont droit et c’est cela la tragédie ! Donc s’il vous plaît et pour la bonne marche de notre dispute, plus (+) de théâtre et moins de théologie, ou de croisade.

Une élémentaire charité serait pour commencer de ne pas fourrer tous vos adversaires dans le même sac. Les antistrats ne sont pas « toujours les mêmes », rompus aux « mécanismes de la propagande mensongère », Délia Bacon ne pensait pas comme Looney, et Edward de Vere comte d’Oxford n’est pas un prétendant aussi crédible que John Florio. « Tous sauf Shakespeare », T.S.S. ? Mais tous ne se valent pas, et la démonstration de Tassinari ne fait pas l’affaire des oxfordiens. Pourquoi ai-je marché moi-même à la lecture de son argumentation ? Parce qu’il y a un terrible gap, depuis longtemps remarqué et que vous ne pouvez nier, entre ce que nous savons du Shakespeare officiel et sa production. Comment ceci engendre-t-il cela ? On peut ne pas s’intéresser à la question, on ne peut l’évacuer et il y a longtemps qu’elle se pose. La pétition aux trois-mille signatures ne constitue pas sur ce point un argument honteux, elle rappelle simplement qu’il existe pour beaucoup de gens, pas tous des « bonimenteurs qui ont l’invérifiable pour fonds de commerce », un doute raisonnable – point barre.

Vos premières pages ironisent et tournent la difficulté, on peut prendre plaisir à la musique de Mozart, à Cézanne ou aux Pieds nickelés sans spécialement s’intéresser à leur auteur – certes ! Mais ce gros bon sens tourne court, et la discussion nous attend un peu au-delà. Vous la fermez d’avance en lui opposant un sophisme éculé : « S’il suffisait d’avoir des connaissances, de pratiquer plusieurs langues, et d’avoir fait des études supérieures pour avoir du génie, tous les universitaires en auraient »… Je souligne, car j’ai déjà répondu à votre fils Ariel, qui brandissait avec une délicatesse d’ours cet argument-massue, que c’est confondre une condition nécessaire avec une condition suffisante. Nous ne savons rien, je vous l’accorde, des conditions qui font le génie ni la création littéraire : d’un état du monde et du sujet A, nous ne pouvons nullement déduire la nécessité de l’œuvre B. Mais je prétends et persiste à penser (causalité médiologique) que si non-A est le cas, alors non-B : si « Shakespeare » n’a chez lui aucun livre, ne parle pas les langues (à commencer par l’italien), ne fréquente pas les Grands ni la Cour, n’est pas pétri d’une éducation musicale ou d’une connaissance hors du commun de la Bible et des Ecritures saintes, etc., alors… point d’œuvres ! Qui ne tombent pas du ciel, quoi qu’en disent les thuriféraires du « génie » (pour reprendre ce mot-écran qui finit par faire rengaine, et refuge de l’ignorance – ou de la croyance).

Les exemples que vous m’opposez sur ce point ne me semblent pas convaincants, ou laissent cette question ouverte : plusieurs femmes, sans éducation supérieure, ont écrit de belles œuvres ? Dickens lui-même, etc.  Oui mais leurs pages n’impliquaient pas, n’embrassaient pas un monde de la diversité et de l’envergure géographique, historique, encyclopédique, culturelle, linguistique…, où se meut « Shakespeare ». Pour le dire autrement, car c’est pour moi le fond du problème : une œuvre d’une telle force ne peut sortir de la fréquentation des livres ni de quelque « études supérieures » que ce soit, on n’écrit pas de telles pièces en se documentant, vision bien pauvre et pour le coup scolaire de la création ! Il y faut une vie travaillée (comme en témoignent les thèmes des pièces), bouleversée par l’exil, la frénésie verbale, une surenchère linguistique, une acculturation passionnée à cette île où comme Prospéro l’auteur est jeté, et qu’il peuple de ses fantasmagories. Tassinari est parti de ce présupposé initial (et non, comme vous l’écrivez faussement, du fait que John Shakespeare père de William n’aurait été qu’un pauvre boucher) : italien lui-même, il a entendu chez l’auteur de La Tempête, et de quinze autres pièces situées en Italie, la voix d’un compatriote, c’est une affaire d’oreille ou de chair.

Cette thèse ne diminue en rien notre auteur (notre héros) mais elle me semble au contraire l’enrichir. « Shakespeare » a mis un soin extrême à se dissimuler, créant du même coup de la matière première pour « usines à bobards » ? Tassinari rend le mystérieux X. à ses méandre, ses déchirements et ses énigmes ; vous devriez fêter l’hypothèse-Florio, la chérir et l’explorer avec gratitude car elle ouvre un chantier inédit à vos études, au lieu de la dénigrer par principe ! Et la « petite flamme d’incrédulité » que vous citez d’après Alain deviendrait feu de joie. Soit dit en passant, cette petite flamme ne vous habite guère, qui est ici le crédule ? Qui s’arc-boute sur une foi inébranlable et préalable à toute discussion ?

Vous caricaturez gravement et avec acharnement mon ami quand vous écrivez, emporté par votre verve et l’allitération, que l’intarissable Tassinari ne serait bon qu’à entasser…, alors que vous n’avez pas ouvert son livre, pire : que de cette ignorance ou aveuglement volontaire, vous osez vous vanter ! Vous demandez qu’on parte du texte, mais son enquête lexicographique (qu’il faudra approfondir, affiner) fait-elle autre chose ? Vous suggérez pour vous moquer que le testament de Florio a brûlé dans le grand incendie de Londres, mais non, vous pourriez au contraire le lire dans la seconde édition de son livre où il est confronté avec celui de « Shakespeare », parallèle édifiant et qui donne assez à penser, à douter. Car Tassinari pèse les mots, au ras précisément des textes. Loin d’exclure du débat « tous les spécialistes de la littérature, en pratiquant la méthode de l’injure brutale » (ce paquet est pour vous), sa recherche au contraire tend la main aux scholars que vous êtes, elle leur ouvre des pistes, leur propose des outils ou des indices (qui ne sont pas des preuves) en appelant leur collaboration sur des points épineux ou demeurés obscurs. Après quoi vous préférez écrire (comme on crache) que ses raison voudraient vous aplatir « devant les Panzerdivisionen du mensonge triomphant » – vous êtes incorrigible, je vous abandonne !

Votre texte prête encore au chercheur de bien basses raisons. WS « a rendu fous un certain nombre de gens, enragés de ne pas comprendre comment un homme comme eux a réussi mieux qu’eux », allégation grotesque, Tassinari serait donc tenaillé par cette jalousie primaire ? Et pourquoi mêler son nom à « la théorie absurde selon laquelle Shakespeare est un mythe inventé à la fin du 18ème siècle par le gouvernement anglais, afin de couronner d’une superstructure culturelle l’impérialisme militaire, colonisateur, industriel et économique de la Grande-Bretagne. Quoi de plus mensonger et de plus insensé ? » En effet, mais cet amalgame (comme tant d’autres sous votre plume) ne figure ici que par malveillance.

Sur vos quatre raisons (d’écraser triomphalement l’hypothèse-Florio) les trois dernières sont faibles et ne méritent guère discussion ; la première pose ou repose la question qui en effet nous obsède, « Florio lui-même n’a rien revendiqué, alors que s’il était l’auteur véritable, il avait toutes les raisons matérielles et morales, ainsi que toutes les possibilités de le faire savoir ». Pourquoi Florio aurait-il pratiqué cette « esbroufe où il avait tout à perdre » ? Sans doute cher Henri, mais le même argument s’applique aussi, précisément, à « Shakespeare » ou à qui que ce soit écrivant sous ce nom : pourquoi par exemple, dans son si méticuleux testament, aucune mention des livres de sa bibliothèque, apparemment inexistante, ni surtout de ses propres livres ou de son œuvre ? Imagine-t-on Prospero traitant ainsi Miranda ? En d’autres termes, qui fut cet homme qui ne daigna pas être WILLIAM SHAKESPEARE (le plus considérable peut-être parmi tous les écrivains que nous aimons lire), et pourquoi cette tenace dissimulation ? A cette obsédante question, on ne peut que rêver.

Je ne crois pas, soit dit en passant et sur ce point du secret, que dans le sonnet 136 ni dans ses Sonnets en général, le dénommé Shakespeare nous « ouvre son cœur », et votre candeur sur ce point m’étonne : cette pièce que vous citez ne relève-t-elle pas d’une rhétorique typiquement précieuse, forgée sur la paronomase de William et de will (à la fois désir, vouloir ou testament), donc maniériste ? Assez conforme aux tournures alambiquées de Love’s Labour’s Lost, pièce elle aussi des débuts et que la production suivante de « Shakespeare » amendera, en s’orientant vers de plus sombres ou consistantes intrigues.

Pour mettre un point final à cette trop longue réponse (à laquelle s’ajoutera  celle de Tassinari), je ne crois pas, dernier désaccord, que le « biographisme » et la véritable analyse littéraire s’excluent mutuellement. Laissons à d’autres, voulez-vous, ces –ismes qui ne sont que de pâles étiquettes, l’intérêt pour la biographie ne se résume pas, comme vous l’écrivez à nouveau méchamment, à « considérer toute œuvre littéraire comme le produit d’un épanchement idiosyncratique et pulsionnel, parfois morbide et purulent »… Votre verve dear Henri décidément vous emporte, mais cela ne fait pas un raisonnement critique, et nous mettrons cette saillie canine, ou cynique, au crédit de votre goût du théâtre. Je suis bien aise d’apprendre que vous avez tenu dans la tragédie de Roméo et Juliette le rôle du vieux Capulet à Stratford upon Avon, le vieux Polonius se vantait, lui, d’avoir été Jules César…

Une réponse à “Dernière réponse à Henri Suhamy”

  1. Avatar de corrado panzieri
    corrado panzieri

    Invito monsieur Daniel Bougnoux di visitare il sito http://www.shakespeareandflorio.net che riporta le ricerche dell’Istituto Studi Florini di Milano.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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