Johanne Le Ray (déjà présente au colloque de Cerisy) a soutenu vendredi 14 septembre sur Aragon, à l’Université Paris-VII Diderot, une thèse de doctorat élégamment écrite, et judicieusement argumentée, consacrée à « L’anthropologie et l’esthétique du croire dans l’œuvre poétique d’Aragon », qui fera date dans nos études. J’en admire la droiture intellectuelle, la fermeté partout affirmées, et je me sens tellement en accord avec ses idées successivement développées que je poste sans attendre sur ce blog, qui a déjà reçu beaucoup de pages sur Aragon, l’essentiel de mon « rapport » de membre du jury.
On a beaucoup publié sur le militant, sur l’amoureux, sur le poète ou le romancier, mais très peu sur cet objet ou sujet de la croyance qui faufile ces différents secteurs d’une vie passionnée ; car pour aimer, militer ou écrire, il faut d’abord ou au fond formidablement croire ! Le sujet élu par Johanne constitue donc une entrée majeure, et transversale pour l’étude d’un auteur qui, dès l’époque surréaliste, affirma un goût de l’absolu, ou conçut une « défense de l’infini » bien caractéristiques de sa personne comme de certains de ses personnages. Voici donc une enquête consacrée aux investissements psychologiques, et aux aspects politiques et moraux d’une foi dont les bénéfices, et les ravages, exigent d’être soigneusement pesés.
Johanne Le Ray l’ouvre par la lettre perspicace de Drieu La Rochelle à Doucet (circa 1924) où il pointe très bien, chez son ami Aragon, cette exorbitante exigence d’un absolu, qui prendra par exemple le nom de « Défense de l’infini ». Mais, demande aussitôt Johanne, « où trouver un bon infini ? ». Toute la thèse consiste à suivre les tribulations de cet infini (nous pourrions dire : de ce désir), ses divers placements ou ses heurs et malheurs au fil d’une existence particulièrement exposée. L’antonyme de la croyance est en effet le doute, qui constitue son ombre portée : plus Aragon croyait et plus il doutait, ou plutôt : ne fouettait-il pas sa propre croyance (politique) pour échapper à un doute trop tenaillant, ou cuisant ? Le chemin de la foi (de la fidélité, de l’adhésion) est donc aussi celui de la dénégation et d’une conscience malheureuse qui s’élèvent au vertige, ou descendent aux abîmes dans certains textes ici disséqués.
Or la croyance est d’abord un vecteur de croissance, ou un sursaut de la vie comme en témoignent avec éclat certaines pages du Crève-cœur (1941) ou le poème Brocéliande (1942) ici magnifiquement analysé. De son propre aveu, Aragon serait mort peut-être s’il ne les avait pas écrits. Mais la même croyance, pharmakon très impur, se nourrit de mensonges ou d’illusions qui (situation bien remarquée par Kant avant Freud) résistent à toute dénonciation critique ou rationnelle. La foi enferme le fidèle dans une clôture informationnelle, ou un système d’interprétation qui le tient captif ; la servitude ou la captivité volontaires d’Aragon en font un cas de choix pour une enquête consacrée à des textes qui ne disent pas tout, loin de là, mais qui en marge du dire montrent éloquemment les niveaux de conscience de leur auteur.
Croire fait écrire, pour propager sa foi et ainsi la renforcer (la croyance est chose mimétique) ; mais croire fait aussi douter, et douter fait derechef écrire pour sauver la croyance contre les empiètements ou les assauts du soupçon. Johanne Le Ray analyse avec une grande finesse ces mouvements de bascule, en tenant toujours le plus grand compte de la chronologie, ou des fameuses circonstances sans lesquelles, Aragon y a assez insisté, on ne saurait le comprendre. Une crise aigüe du croire, comme au moment de Les Yeux et la mémoire (1954) s’accompagne ainsi d’une véritable calcification poétique, où le politique écrase l’esthétique, et montre, par l’asphyxie véritable du dire, dans quel marasme s’empêtre l’auteur ; l’important, insiste Johanne, est cette vertu d’indice de la parole poétique car, comme dira Le Fou d’Elsa (1963), « le chant ne s’accommode pas qu’on mente »… Et cela fait du plus mauvais des recueils d’Aragon (au plan de l’énoncé) l’un des plus poignants sur le plan de son énonciation.
Où placer l’infini ou l’idéal visé par le désir, où le mettre en sûreté ? Dans un premier temps (Le Crève-cœur) la croyance est politique, elle pousse à se battre et à résister – malgré les tribulations parfois atroces infligées aux communistes par le Pacte germano-soviétique, le décret-loi Sérol ou la politique défaitiste du Komintern relayée en France par Duclos… On mesure mal, insiste Johanne Le Ray, depuis le confort d’une histoire aujourd’hui close, les incertitudes vertigineuses d’une histoire alors en train de se faire, ou vécue in medias res, et sa thèse a aussi le mérite de nous replonger dans les affres d’un présent incalculable. De reconstituer le brouillard. Comment traverser ou surmonter ce présent sans les représentations secourables du rêve, des mythes, ou de divers intercesseurs plus ou moins fantasmés (Hugo, Matisse, Elsa) ?… Mais les ressources ô combien vitales de l’idéal se retournent aussi en piège, ou en miroir aux alouettes. La foi qui peut si bien chanter les choses ne peut à elle seule les changer.
La thèse à partir de ces simples remarques nous embarque dans une vigoureuse réflexion sur la tenace ambivalence des mots, et singulièrement du chant, à la fois tout-puissants et impuissants, magiques et dérisoires. Cette magie tenacement rêvée par Aragon, comme dit en passant le Con d’Irène (1928), « Je ne suis pas un magicien, cette constatation ne va pas sans tristesse »…, ne fait pas à mes yeux le moindre ingrédient de son charme. De même que les mots ne suivent pas mais précèdent la pensée (proclamera paradoxalement en 1969 Les Incipit), cette foi ou cette confiance résultent ou se nourrissentt largement de certains agencements verbaux. La force souvent stupéfiante d’Aragon-poète se dédouble alors, et nous montre un envers d’une désarmante faiblesse.
Faut-il pour mieux lutter canoniser par exemple les martyrs ? Dans « Les martyrs » commandité en 1941 par Duclos après la tuerie de Châteaubriant, Aragon qui signera simplement « Le témoin des martyrs ») prend soin au contraire de les individualiser, ou de ne pas écraser le document sous le monument. Les stratégies du faire-croire, ou du témoignage, sont complexes, très délicates à régler ; bien avant notre médiologie, Aragon explore en médiologue les chemins et les ruses de l’efficacité symbolique. Il sait, à la suite de Pascal (« Agenouillez-vous, et vous croirez… »), que la foi résulte de certains dispositifs, de certains montages ou chaînes techniques. Johanne Le Ray a le mérite d’entrer, avec notre auteur, dans « le martyre du témoin » (formule de Luc Vigier), une posture confirmée par Aragon quand il déclarera bien plus tard (1971) être « cette chose horrible, un témoin ». Or cette question du martyr(e), bien fouillée par elle avec le secours de Michel de Certeau ou de divers théologiens, s’avère cruciale si l’on admet que la parole placée en position d’engager la vie ou la mort d’un sujet y trouve son maximum d’intensité – d’où la fascination d’Aragon qui, sans aller jusqu’à endosser ce rôle, le mime dans quantité de textes, et se pose en « témoin ».
Quelle fut au fond la religion d’Aragon, dont nous savons qu’il fut un enfant d’une piété exaltée si l’on en croit le conte intitulé Le Mentir-vrai, ou dans Les Beaux-quartiers le petit Armand évangélisant au jardin de Sérianne les fourmis ? Les contenus de la foi offrent un fonds archaïque mais commun au lien politique, et la citation religieuse s’avère bon vecteur ou matériau conducteur pour les passions d’Aragon, qui en use largement. L’athéisme n’est pas incompatible avec cette ferveur, on ne tue bien que ce qu’on remplace… Un poème comme Brocéliande est à cet égard un monstre de syncrétisme, alliant les mythes païens, la religion chrétienne et l’eschatologie marxiste dans le même texte, d’une splendide impureté mais d’un souffle indéniable. La légende y supplante l’Histoire, le réalisme se fait prémonitoire, la prophétie auto-réalisatrice. C’est cet enthousiasme, né de la forge de la guerre, qu’on voit retomber dans les lamentables lambeaux de Les Yeux et la mémoire,où la proclamation d’adhésion au Parti se fait d’autant plus fusionnelle qu’elle est désespérée, après les assauts vécus par la croyance en 1952-1953. Je me demande à ce sujet, à la suite des analyses de Johanne Le Ray, si dans ce poème Aragon ne serait pas victime du syndrome de Stockholm, où la victime tombe amoureuse de son geôlier ? « Salut à toi Parti ma famille nouvelle / Salut à toi Parti mon père désormais »…
Avec le recueil ou poème suivant, Le Roman inachevé (1956), la parole devient véritablement tragique, c’est-à-dire en lutte contre les siens, mais elle regagne en puissance tout ce que l’orthodoxie clamée en 1954 avait fait perdre au poète. La thèse replace avec beaucoup de finesse cet opus dans son pénible contexte, en se demandant notamment si le terrible rapport Khrouchtchev ne fut pas un non-événement pour Aragon, comme d’ailleurs pour le PCF qui également savaient ? Est-il bien vrai d’autre part qu’Elsa y monte en gloire ? De politique, l’idéal ou le point oméga du désir s’y déplace en effet, ou in fine, sur Elsa. Mais rappelons que celle-ci n’était pas la destinataire du recueil lors de sa première édition (dédicace ajoutée sur les suivantes) ; et qu’elle se plaignait que les plus beaux poèmes y soient consacrés à Nane…
L’amour serait-il un absolu de repli, ou le seul investissement possible après la faillite de l’idéal révolutionnaire ? La thèse chemine clairement, dans son énumération des placements successifs de la foi, du politique à l’érotique, puis de l’érotique au poétique avec Le Fou d’Elsa. Dans ce dernier poème en effet, icône de la perte du temps historique et de l’espérance guerrière (puisque les Grenadins n’ont « pas d’avenir », que l’agonie du royaume de Grenade fait miroir au naufrage de l’idéal révolutionnaire, tout se passant désormais « dans les ruines du temps démantelé »), Elsa elle-même malgré le titre subit une dématérialisation, ou une « éthérisation » spectaculaire, toute sa personne absente, ou abstraite, s’y diluant dans le torrent lyrique.
La successive relève des objets idéaux du désir, du politique d’abord relevé par l’érotique, puis de l’érotique par le poétique, fait pour finir de la diction du poème le seul absolu encore palpable ; il en ira de même du chant dans La Mise à mort, où Fougère ne peut incarner un idéal féminin très présentable dans un roman qui ne nous cache rien des vicissitudes et des ravages du couple. Or nous savons que ce chant prêté à Fougère est en vérité celui d’Aragon, qui veut s’entendre dans sa femme comme il contemple son propre visage dans les miroirs aux cadres débordants de photos d’elle. Ce narcissisme coudé semble inexpugnable, et il stabilise à partir du Fou d’Elsa les désirs de l’auteur : quand le chant d’amour se retourne en amour du chant, l’énergie libidinale reflue sur elle-même ; objet de foi plus que d’amour, une Elsa désincarnée ne désigne plus que le signifiant de l’absolu, le pré-texte de l’ivresse poétique. Comment qualifier cette dernière posture, « érotisme scriptural » (propose Johanne), ou mysticisme courtois, ou désir narcissique ? Mais quand « l’absolu reflue sur le langage », le hors-champ du texte se réduit dangereusement, et une parole désormais « orpheline de transitivité » se voue à célébrer l’assomption d’un auteur qui ne maîtrise ou ne célèbre plus – avec quel bonheur toujours – que les mots.
Aragon croit plus que jamais, à partir de ce qu’il écrit ; il croit en ce qu’il écrit, il croit au lyrisme, il donne pleins pouvoirs à la forge des mots.
Il fallait rendre compte de cette orbe du désir, décliné ici à travers vingt-cinq années d’intenses créations. Aragon n’en sort nullement diminué, au contraire : Johanne Le Ray l’accompagne avec sympathie toujours dans ses souffrances, ses impasses, ses sursauts et sa formidable capacité de rebond. La lecture de cette thèse, qui deviendra espérons-le très vite un livre, devrait fermer la bouche aux détracteurs qui s’obstinent à voir en Aragon une conscience serve ou le valet d’une idéologie. La difficulté, le courage de ses combats se trouvent ici pleinement restitués, et opposés par exemple aux curiosités de Breton qui, pendant que son ancien ami résistait sur le sol de France, préférait s’intéresser aux poupées hoppi.
La filiation des deux ou trois Aragon, du surréaliste au réaliste puis de celui-ci à un enquêteur de méta-niveau (le linguiste de « comment cela marche une tête » pour citer Geoffroy Gaiffier) apparaît clairement : la révolution, l’amour, le réel figurent trois absolus pareillement inatteignables, ou difficiles à symboliser. D’un terme à l’autre la défense de l’infini se poursuit, une continuité de déploie sur ce grand chapelet d’amertume où le militant égrène son chemin de croix (« La croix de croire nous écrase », lisons-nous dans Le Fou d’Elsa). Un dévorant désir change de visées, et ne s’éteindra qu’à la mort du sujet, qui sut de ses malheurs bien réels tirer tant de bonheurs d’écriture…
Une thèse parfois, si rarement ! accorde un vrai plaisir de lecture. Je ne peux que remercier Johanne Le Ray d’avoir consacré aux méandres de l’écriture heureuse d’Aragon des pages elles-mêmes si fouillées, véritablement lumineuses.
Johanne Le Ray
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