Les hasards de la programmation m’ont permis de revoir dimanche le grand film de Polanski Le Pianiste, sur Arte ; et hier soir lundi le très aimé Tirez sur le pianiste de François Truffaut sur TV5Monde. Rien de commun évidemment entre ces deux titres ; le ghetto de Varsovie et les exactions nazies ont dû, à travers leur saisissante reconstitution, pousser plus d’un spectateur dans la peau du Juif traqué au cours de ces années de terreur, et l’on n’est pas près d’oublier la bouleversante incarnation du pianiste (résistant finalement sauf) ici interprété par Adrien Brody. Un des moments culminants de ce film qui ne cesse d’émouvoir est sans doute, vers la fin, la scène où dans Varsovie en ruine le nazi entraîne celui qui pourrait être sa victime vers un piano de concert, dans un appartement pas tout à fait éventré ; la musique qui s’élève alors (ballade de Chopin ?) à la fois de ce corps grelottant et de la dévastation générale témoigne d’une puissance telle qu’une sorte de réconciliation advient.
L’Allemand découvre en l’homme-épave poussé sur ce tabouret le maître d’un royaume absolu, où tous deux peuvent communier. Malgré les doigts gourds et le froid qu’on devine intense, l’intercession musicale s’affirme la plus forte et, le temps du jeu, le ruissellement des notes lave ou suspend la guerre, emporte tout ; un monde souverain se déploie, étranger au chaos et aux fureurs des hommes, si bien que le bourreau non seulement épargne sa victime qui vient de leur ouvrir à tous deux cette espèce de ciel, mais il lui procurera de quoi survivre (avant d’être lui-même capturé par les Russes). Rarement l’efficacité musicale fut si bien, par le cinéma, démontrée.
Chico (Albert Rémy) et son frère Edouard Saroyan (Charles Aznavour)
Tirez sur le pianiste peut, face au chef d’œuvre de Polanski (Palme d’or 2002), passer pour une divertissante bluette. Je l’ai vu bien des fois dont une, curieusement, au cinéma l’Arlequin de la rue de Rennes où j’accompagnais Françoise pour le lui faire découvrir. Par un extraordinaire hasard, Truffaut lui-même est entré et s’est installé à côté de nous alors que le noir s’était déjà fait (et les premières images du film sont vraiment très noires), flanqué de Catherine Deneuve à laquelle lui aussi venait montrer – son film ! Quelle surprise de revoir ces chères vieilles images dans de pareilles conditions… (Il nous fut impossible de leur adresser la parole, tous deux prirent la fuite lors des derniers plans.)
Ouverture, la course de Chico (Albert Rémy)
A le retrouver hier, je mesure tout ce que je dois à ce film : plusieurs répliques, « rentrez chez vous, c’est un accident ! », « le meilleur ami de l’homme », un foulard « en métal japonais », le récit que fait Theresa (Nicole Berger) à son mari Edouard devenu virtuose de concert (Charles Aznavour), comme si elle revivait l’épisode en le racontant, du piège tendu par l’impresario et le marché sordide où il l’a entraînée… Mais aussi Bobby Lapointe alors totalement inconnu, qui débite avec une grâce d’ours « Avanie et framboise » en se dandinant ; les grimaces de Daniel Boulanger (un écrivain qu’on reverra dans Domicile conjugal et dont j’ai découvert avec plaisir grâce à Truffaut Fouette cocher !)… Ou, planant véritablement sur toute cette cavale depuis les caves sordides du petit café-concert jusqu’aux prés neigeux de sa fin tragique, le sourire de Marie Dubois et sa promesse rieuse de refaire sa vie (en refaisant celle de « Charlie », artiste bafoué dont sa chambre conserve les affiches). Et pour finir la petite maison sous la neige – située sur les pentes de la Chartreuse, à Corenc ou du côté du Sappey au-dessus de Grenoble, où Truffaut tournera également, mais en été, sa Femme d’à côté.
Et je me rappelais surtout l’usage très frappant du monologue intérieur, qui nous montre dans le pianiste Edouard/Charlie un être clivé, à jamais déchiré de lui-même et qui pourrait dire avec le moraliste « Video meliora deteriora sequor », je vois et je me dis ce qu’il faut faire, mais je prends la tangente… Film littéraire, ce deuxième opus de Trufaut ? Assurément, et on en redemande !
Tous ces ingrédients à jamais archivés, lucidement restitués par la pellicule en noir et blanc (magnifique photographie de Raoul Coutard), se détachent avec la puissance d’une mythologie personnelle qui semble obséder Truffaut autant que ses admirateurs. Comme avec Les Quatre-cents coups, je vérifie à quel point ce film est daté : les plate-formes d’autobus, la capote grise des 2CV, un Paris où la banlieue semble encore habiter au cœur de la capitale avec ses bistrots désuets, ses échoppes d’artisans et ses flics à pélerine aux carrefours. L’affiche du match annonçant le Bourreau de Béthune derrière le comptoir de Plyne ! Ensemble tenu ou nappé par le piano-bastringue de Georges Delerue que le grand Edouard Saroyan-Charlie Kohler déroule d’un air maussade, et comme désormais absent. Mais certaines audaces typiques ne se démodent pas et nous touchent toujours au cœur, comme les seins splendides de Clarisse (Michèle Mercier), dénudés sans façon quand elle se met au lit avec Aznavour, ou le dialogue engagé avec un inconnu qui vous raconte, puisqu’il est sûr de ne jamais vous revoir, sa vie amoureuse… Ou encore les jambes gaînées de bas à couture qui, même chez une femme de petite condition, expriment parmi les bouteilles de la cave l’espoir tenace de séduire et de s’élever un jour au-dessus de ce décor sordide…
Au lit avec Clarisse (Michèle Mercier)
Rien ne figure mieux ce rêve de cavale et d’évasion que le passage du noir (très noir) des premiers plans, la course-poursuite où Chico (Albert Rémy) tente d’échapper à ses burlesques pursuivants, jusqu’au décor de neige dauphinois, qui pourrait être exaltant si Edouard/Charlie ne s’y trouvait rattrapé et piégé par sa poisseuse famille ; Léna (merveilleuse Marie Dubois) y trouve la mort au cours d’une fusillade de gamins, tirée sur la neige par le grimaçant Boulanger, comme un lapin. Truffaut adapte un roman noir américain, il le fait avec ironie, avec des décrochements ludiques, fantasques (Alice Sapritch dans une savoureuse apparition de concierge, ou la mort de la vieille mère tuée dans son cadre ovale par le parjure de son fils), mais il en conserve la foncière gravité, notamment distribuée ici aux rôles féminins : Theresa se sacrifie pour la carrière d’Eouard et en meurt, puis Léna à son tour…
Au-dessus de Grenoble avec Hélène (Marie Dubois)
On devine, derrière le visage buté d’Aznavour, le lourd passé des Arméniens et cette dèche toujours qui les suit ; la musique dans ce film n’aura pas provoqué de rédemption, et lui donne cette lumière accablante d’à quoi bon, les marionnettes s’ébattent au premier plan, les voitures font des embardées sur le périphérique ou les sentiers de Chartreuse mais leurs conducteurs n’en ont pas la maîtrise, par derrière et depuis longtemps rien ne va plus et les jeux sont faits. Ce mélange savant d’une légèreté narrative avec un noir profond, aspirant, Truffaut nous l’a fait goûter dès son deuxième film, où la mécanique du malheur une fois mise en place donne à ceux qui suivront une tenace amertume, cachée sous la fantaisie de surface.
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