Le voici enfin publié, ce gros Dictionnaire lancé depuis au moins trois ans et qui regroupe, en deux volumes, 450 entrées traitées par soixante-deux contributeurs. La diversité des approches frappe, et elle est très éclairante : le kaléidoscope des vues ainsi prises sur une œuvre, et sur un homme, trouve dans la personnalité éclatée d’Aragon une justification indéniable.
J’avais moi-même, ouvrant le colloque de Cerisy « Aragon vivant », souligné à quel point la forme plurielle du colloque respectait, et au fond épousait, une écriture aussi richement bariolée, foisonnante, croisée, carnavalesque parfois… On n’approche bien Aragon qu’à plusieurs, ou en se divisant soi-même dans le tintamarre des jugements discordants, des langues, des attentes ou des cultures étrangères les unes aux autres. De sorte que les amoureux de cette œuvre n’y viennent pas pour les mêmes raisons, et qu’un amateur par exemple du surréalisme portera aux nues Le Paysan de Paris mais ne goûtera que médiocrement, ou rejettera avec mépris, les romans du Monde réel, tandis qu’un adepte du structuralisme, ou un philosophe formé dans la mouvance Lacan-Foucault-Derrida ne jurera que par Le Fou d’Elsa ou Blanche ou l’oubli… Et comment croire que Le Con d’Irène (titre non repris dans le Dictionnaire) et Les Yeux d’Elsa sont du même auteur ? Non seulement cette œuvre aura par son ampleur, sa durée, épousé notre siècle, mais elle en totalise les aventures, les tentations et les contradictions.
Un dictionnaire est comme un jeu de scrabble, personne, allant de lettre en lettre, n’enchaîne les mêmes phrases ou pensées, bien conforme en ceci à un auteur qui se réclamait, tour à tour et contradictoirement, de la fuite et de la suite dans les idées ! Place ici aux vagabondages, bienvenue aux babils, aux chocs, au désordre, au « déballez-moi ça » d’une écriture dégagée (quel paradoxe pour un auteur tellement engagé, et solidaire jusqu’à sa mort d’un Parti) ; merci à une allure plus que d’autres cavalière. La suite alphabétique éparpille et ventile en quelques centaines de petits blocs scintillants la statue d’un auteur qui passa sa vie à se construire et se déconstruire. À vous de jouer et d’entrer dans ce mouvement (le contraire d’un monument), que ce contradictionnaire entretient ou fouette ! Le lecteur d’Aragon y prendra à le suivre (ou à le perdre) une splendide leçon sur les méandres dont une âme est capable, sur la complexité et la beauté d’une parole quand elle couvre tant de registres, quand elle donne à toucher tellement de réel. La masse critique ici comprimée nourrit les jubilations de la trouvaille, elle relance l’arabesque de la création.
Il est donc souhaitable que ce merveilleux, ce scrupuleux assemblage dû à deux chercheuses bien connues des cercles aragoniens, Nathalie Piégay et Josette Pintueles (avec la collaboration de Fernand Salzmann), connaisse une large circulation : quelle publication précédente d’envergure pourrait rivaliser avec celle-ci ? Hélas, le prix de lancement de l’ouvrage, 99 € jusqu’à l’été, 120 ou 130 ensuite, ne pourra que plomber, qu’interdire sa diffusion. Quelques dizaines de bibliothèques l’achèteront, mais combien de particuliers ? Il faut parler ici de la politique éditoriale de la maison Champion, en signalant bien fort qu’elle ne paye pas ses auteurs : rédacteur moi-même de 37 entrées, dont certaines plutôt copieuses, je ne touche rien. On me consent l’envoi d’un exemplaire (un seul), que je viens de recevoir ; renseignement pris auprès de Bernard Vasseur, qui a rédigé moins de cinq articles, il n’a même pas droit au papier et doit se contenter de la version numérique. Pire, ni Josette ni Nathalie n’ont touché le moindre centime ! Alors que tout le travail éditorial reposait sur elles (d’où pas mal de coquilles que j’ai déjà relevées et qu’une maison sérieuse, c’est-à-dire pratiquant la relecture au lieu de s’en remettre pour cela aux auteurs, aurait évitées). À combien d’exemplaires ce Dictionnaire est-il tiré ? Opacité totale. Champion ne semble pas davantage s’intéresser à l’envoi de services de presse, et la « promotion » s’annonce nulle. Pourtant, une mystérieuse « fondation Schmidheiny » est remerciée en page de garde pour son soutien : il est permis de se demander où va l’argent, et comment cette maison est gérée. A la manière des poussièreuses Presses universitaires d’un autre âge, où un mandarin local imposait ses choix qui se trouvaient achetés… par la bibliothèque de la même université ?
Champion se moque de ses auteurs, qui ont le droit de se révolter : l’éditeur mettra-t-il au moins en ligne une version numérique, payante mais accessible, de ces deux précieux mais inabordables volumes ? Quels étudiants, quels amoureux de cette œuvre (et ils sont nombreux chez nous comme à l’étranger) pourront en prendre connaissance ? J’avais accepté, d’avance, qu’on ne me paye pas et je n’écrivais ma contribution, comme les autres auteurs, que pour l’amour d’Aragon : pour que son œuvre brille, selon d’autres rythmes et d’autres couleurs. Hélas, la pingrerie des pions qui président aux destinées de cette maison étouffe dans l’œuf le beau parcours promis à cet ouvrage, que je ne peux décemment, sur ce blog, recommander à mes lecteur ! « Champion » soit, mais de quoi ?
Laisser un commentaire