Je lis ces jours-ci les trois copieux volumes de témoignages consacrés à Leonard Cohen, Untold Stories recueillis par Michael Posner (Simon & Schuster 2021), je reprends ses romans, ses poèmes, j’écoute ses disques et je revois, avec quelle émotion partagée en compagnie de quelques amis aussi fans que moi, le merveilleux « Concert de Londres » dans son édition DVD…
Et je me trouve divisé entre l’émerveillement et l’accablement. Cette œuvre est décidément unique, majeure pour qui veut méditer soi-même, et entrer en résonance avec un monde de perceptions et de pensées que peu d’esprits humains auront, avec cette exigence, foulé. Nous sentons, aux racines de l’art de Cohen, une force spirituelle qui nous entraîne très au-delà du monde ordinaire de la chanson ; cet auteur-interprète était un poète, et le poète en lui s’élevait au prophète, conformément à ce nom qu’il portait et prenait très au sérieux, « Kohen » désignant la charge du grand prêtre, celui qui enseigne et qui réunit, dont la voix porte et ouvre le chemin…
Quelles qu’aient pu être les frasques ou les errements de la personne privée, Leonard suscite en moi comme chez beaucoup d’autres (si j’en juge par ces gros livres où s’expriment des centaines de « proches ») un immense respect, et une admiration mêlée de reconnaissance : il suffit de s’arrêter un peu sur son œuvre, d’écouter ce que ses chansons nous disent pour mesurer la profondeur de son inspiration. Je l’avais deviné confusément dès la fin des années soixante alors que, encore étudiant, je découvrais son premier disque, Songs of Leonard Cohen. Cette certitude n’a fait que grandir, et je m’aperçois qu’il aura occupé une partie de ma vie ; que j’ai noué avec lui un attachement qui mérite un peu que je l’analyse, qu’il me faut sonder par quels liens, quels échos je me trouve à l’audition de ses chansons à ce point embarqué.
Mais l’accablement aussitôt déferle : sur cet artiste qui fut un mythe vivant, il existe déjà une immense littérature, à quoi bon, au nom de quelle prétentieuse lubie y ajouter le moindre chapitre ? N’a-t-on pas, et particulièrement dans ces trois gros livres, tout dit sur Cohen ? Celui de Christophe Lebold, assez copieux lui-même, Leonard Cohen, L’Homme qui voyait tomber les anges (dont j’ai déjà ici parlé, et reproduit la couverture) me plaît particulièrement, et donc me dissuade un peu plus ; professeur de littérature anglo-américaine à l’Université de Strasbourg, mon collègue connaît intimement la langue de Cohen (si déroutante et que je peine à déchiffrer), il a été son ami, lui a rendu visite et habité chez lui à Los Angeles ; mais surtout, son livre n’est pas académique, ni ne pratique la désinvolte critique de ces professionnels avertis qui contournent le vif du sujet, par peur de se « faire avoir ». Lebold comme moi est subjugué, mais il met toute son énergie à analyser quand même en puisant dans une indispensable culture, musicale (il reconnaît et nomme un par un les instruments des successifs orchestres de Cohen, la collection de ses guitares, leurs différents accords), et il l’accompagne aussi dans sa profonde culture religieuse (à la fois juive, chrétienne, bouddhiste zen, hindouiste), il déterre les racines, il explore les lignes de force et de jaillissement des images, des tournures de parole qui nous surprennent. Et sa langue est elle-même joueuse, fraîche, sans rien de docte ni d’empesé, son sujet ne le supporterait pas.
Cohen nous pose donc un défi, auquel il faut répondre. Mais en suivant quel fil, en empruntant quelle originale « entrée »? Un sujet revient obsessionnellement au fil des témoignages que j’ai mentionnés, et le cahier de photos broché au centre des ouvrages l’exhibe crûment : Leonard Cohen aimait les femmes et il en a – faut-il dire « eues », séduites, aimées – un nombre incalculable, au-delà du millier. Sans en retenir durablement aucune, sans jamais se marier ni vraiment s’engager… Quel étrange amoureux il aura fait, laissant à la plupart, si j’en crois leurs souvenirs qui remplissent largement Untold Stories, non la rancune d’avoir été doublées ou délaissées, mais plutôt l’émerveillement d’avoir trouvé en lui un merveilleux amant, un homme qui les comprenait, les chérissait et qui était pour elles « présent » – au moins pour quelques temps !
Impossible autrement dit d’aborder le sujet ou la question Cohen sans parler d’amour. En me souvenant, s’il faut un peu personnellement dire les choses, de quel merveilleux accompagnement ses chansons auront enrichi mes propres rapports sexuels, ou nos façons de physiquement nous aimer… Lui-même chantant « Suzanne » avait interpellé un jour son public, eh, est-ce que ce n’est pas une chanson pour mieux faire l’amour ? Certainement Leonard, merci pour cela aussi, et pas seulement « Suzanne »…
Le chanteur-interprète, le romancier, le poète, le prophète, vécut donc avant tout et d’abord comme un insatiable amoureux. Ceci alimentant cela, et renforçant le lien du personnage avec son auditoire : un concert de Cohen nous offre un grand moment d’un érotisme partagé. On dira que cela n’est pas rare et que Johnny Hallyday, Jacques Brel, Gainsbourg ou Barbara déjà… (Beaucoup moins Brassens, Béart ou Vincent Delerm.) Mais si de l’eros circule et gicle ici à haute pression, il faut en préciser la nature très particulière, mieux cerner ses objets de préférence ou de référence, ses attaches, ses aventures et ses impasses. Or la première chose, inévitable à remarquer, est la connotation religieuse des amours de Cohen, au moins tels que la chanson les exprime, sa quasi divinisation de la femme aimée. Deux corps nus qui s’accouplent, comme les figure la planche tirée d’un traité d’alchimie, l’anonyme Rosarium Philosophorum pour servir d’image de couverture au disque New Skin for the Old Ceremony (1974, image reproduite par Lebold page 403), représentent la conjonction des principes mâle et femelle. Ce couple, pourtant surmonté d’ailes, fut jugé assez scandaleux par les éditeurs anglais de l’album pour être alors censuré comme pornographique !
De fait et à en juger par tant de titres et de thèmes des chansons (« Waiting for the Miracle »), une promesse d’union avec Dieu se dessine clairement dans l’approche de la chair féminine, et notre réunion avec elle. Il n’y a pas à choisir entre la libido et l’aspiration à la sainteté, toute l’œuvre de Cohen est une tentative pour les concilier : pour, en bref, fusionner la recherche de Dieu et des femmes. On mesure par cet énoncé lapidaire l’erreur radicale des puritains, ou chez nous la fausse route du célibat des prêtres…
En bref encore et pour bien préciser ce point capital : Cohen a poursuivi et confectionné avec son œuvre l’équivalent, au siècle XX, du Cantique des cantiques. Une bonne part du malheur des homme (et les femmes) vient de ne pas assez baiser ! Baisez, baisez tant que vous pourrez et vous ferez, dans la mesure où notre humanité le permet, un peu connaissance avec Dieu.
Je crois donc, si ces notes comme je l’espère finissent un jour par faire un livre, que je tiens là une piste essentielle qu’il reste à explorer, à développer, et qui pourrait s’intituler Dieu, les femmes et moi (Leonard Cohen).
(à suivre)
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