Idéaliser, idolâtrer, diviniser les femmes ? Voir en elles des anges, ou les messagères d’une union plus haute ? L’idée semble d’abord séduisante, voire avantageuse pour les représentantes de l’autre sexe, ainsi placées sur un piédestal et offertes à l’adoration… La roche tarpéienne est pourtant bien proche de cette élévation, et plus d’une amante enflammée de Leonard (qui l’aura exaltée et choyée en retour) a fait l’expérience, relatée dans Untold Stories, de sa brutale éviction. Il ne faisait pas bon d’être adorée par Leonard Cohen !
Beaucoup de témoignages, je l’ai dit, montrent des femmes comblées, ou portées par cette relation à un degré d’exaltation qu’elles n’avaient jamais éprouvé, et qu’elles ne retrouveront avec aucun autre homme ; Leonard fut, pour des centaines d’entre elles, un amant prévenant, généreux, doué d’une rare perspicacité pour sonder les désirs, reconnaître la personne de l’autre, et la satisfaire. Leonard savait s’y prendre avec les femmes, et pour quelques temps lui-même se laissait prendre et déborder par elles : un grand nombre de ses chansons tournent autour de cet abandon, et de la dislocation des cœurs ainsi brisés par la violence de l’étreinte…
L’amour ne fut pas seulement pour lui un jeu, une aventure bornée dans sa course, mais une affaire de vie ou de mort, une passion jamais assouvie dont il ne cesse, au fil de ses textes, d’interroger l’énigme. Mais au vrai, de quel ou quels amours nous parle-t-il ?
Cette passion prit très souvent l’allure d’un défilé de passades. Ses amis remarquent, non sans jalousie, qu’à la fin d’une soirée Leonard « embarquait » invariablement la plus jolie des participantes. À la fin d’un concert de même, backstage, une ribambelle d’admiratrices s’alignaient pour solliciter son attention, et continuer avec lui la soirée. À moins qu’elles n’assiègent directement la réception de son hôtel. Lui-même s’en amusait, s’en fatiguait, et il n’était pas rare qu’il refile telle ou telle de ses faciles conquêtes aux soins d’un musicien moins convoité, ou de l’ami qui venait lui rendre visite. Sa réputation d’homme à femmes, de « ladies’ man » (comme titre l’album Death of a Ladies’ Man, CBS 1977) ne pouvait qu’augmenter cette offre qui se pressait sur son passage : les femmes aussi tiennent un carnet d’adresses, et le téléphone de Leonard était une prise de choix, quel rêve d’être distinguée, élue par lui !
Dans une soirée, relate Untold Stories, une femme se vante de ses bonnes fortunes avec le chanteur devant un cercle d’amies qu’elle indispose par ses détails, jusqu’à ce que l’une d’elles l’interrompe en demandant « mais enfin, laquelle d’entre nous n’a pas couché avec Leonard Cohen ? ». Tandis que dans ce même deuxième volume, une autre à Montréal se dérobe devant les avances pressantes du chanteur en lui déclarant, non sans humour, qu’elle « préfère figurer sur la short list des femmes qui, dans cette ville, n’ont pas couché avec vous ».
Certains aspects de cette séduction effrénée seraient aujourd’hui mal tolérés, et Leonard aurait des comptes à rendre à Metoo. Comment ferait-il accepter son goût pour les très jeunes filles, auprès desquelles il pouvait jouer pleinement son rôle de mentor ou d’initiateur ? À Hydra, les gamines au pair ou les « nannies » de ses deux enfants partagèrent rapidement son lit ; et lui-même raconte comment la mère de l’une d’entre elles menaça d’appeler la police (sa fille n’avait que quinze ans), avant que le séducteur n’achète son silence en étendant jusqu’à elle son « service ». Le nombre des avortements qui furent la conséquence inévitable de ces passagères unions est impossible à connaître : Cohen fuyait la paternité, et le garçon et la fille, Adam et Lorca, qu’il eut avec Suzanne Elrod paraissent lui avoir été imposés par celle-ci, pour mieux se l’attacher. Marianne Ihlen, l’une des femmes véritablement élues de Cohen et qui aurait tant aimé porter de lui un enfant, reconnaît avoir avorté cinq fois ! Et Gabriela Valenzuela raconte, dans le volume deux, la très douloureuse terminaison de sa si riche et tumultueuse liaison avec Leonard par un avortement qu’elle résolut de lui cacher, effaçant de l’une de ses dernières lettres la mention que « mon cœur s’était mis à battre à l’unisson de celui de ton enfant »…
La même Gabriela pourtant, native du Costa-Rica et l’une des figures les plus touchantes de ce copieux ouvrage, inspira quelques lignes de la chanson-phare « Halleluya » et, elle-même passionnée par Federico Garcia Lorca, aida Cohen à mettre au point la chanson « Take this Waltz », inspirée pour ne pas dire démarquée d’un texte espagnol de ce poète. Les échanges très intimes qui mêlèrent ainsi entre eux la confection des textes et les étreintes amoureuses constituent l’un des charmes, très prenant, de ce volume ; Leonard y est, au fil des pages, d’abord décrit par Gabriela comme l’amant parfait, et leurs nuits sont remplies d’un « endless love-making »…
Au débit de ces prouesses érotiques toutefois, qui causèrent tant d’avortements, sans doute faut-il ajouter la liste moins glorieuse des mensonges, des fausses promesses et des cachotteries, ou le jonglage avec les fuseaux horaires quand Cohen fuit Gabriela restée aux Etats-Unis pour rejoindre à Paris Dominique Issermann, dont il lui dissimule l’existence. Les absences, les longs silences téléphoniques suivis de brusques réapparitions, comme si les deux amants s’étaient quittés hier et que rien n’était plus urgent que de courir dans une chambre d’hôtel, en bref les montagnes russes de leur relation finissent par éprouver cruellement Gabriela, qui la mort dans l’âme se retire… Cohen n’enchaînait pas seulement les successives passions, il les menait de front, vaille que vaille, comme si leur simultanéité entraînait pour lui un surcroît d’énergie, ou d’excitation.
J’ai mentionné Hydra, il faut s’y arrêter un peu. Cohen débarqua dans cette île qui deviendra mythique en avril 1960, et il y composa notamment ses deux romans, The Favourite Game et Beautiful Losers. L’achat de sa maison, ses très nombreux séjours, la colonie d’artistes de tous bords qui y vécurent en même temps que lui, et dont il devint rapidement le centre, tout cela est très documenté dans Untold Stories. Ou montré par quelques photographies, dont la plus célèbre figure sur la pochette du deuxième disque, Songs from a Room (CBS 1969), d’une chambre chaulée de blanc où une ravisante jeune femme blonde, installée devant une machine à écrire, sourit à l’objectif – Marianne Ihlen bien sûr ! Mais on apprend aussi par tous les témoignages recueillis à quel point ce coin de paradis, avec ses tavernes bon marché, ses ânes comme moyen de locomotion dans les étroites ruelles aux murs blancs (l’une d’elle se nomme aujourd’hui Odos Leonard Cohen), ses bains de mer, la circulation de la drogue et l’extase solaire d’habiter un pareil refuge au cœur de la Méditerranée, pouvait tourner à l’enfer. À Hydra, tout le monde connaissait tout le monde, et les commentaires allaient bon train sur les incessants chassés-croisés entre les couples qui changeaient de partenaires, dans une frénésie de « lits musicaux ». Un endroit très dangereux ou toxique pour les ménages fidèles, et particulièrement pour leurs enfants : combien de divorces, de dérives suicidaires, d’addictions, de dépressions ou de névroses enfantines prirent à Hydra leur ravageuse origine ? Untold Stories en dresse une liste impressionnante, et nécessairement incomplète.
Il serait très facile à partir de là d’accabler Leonard Cohen par l’énumération de ses écarts de conduite, et j’imagine assez bien le réquisitoire qu’une féministe pourrait aujourd’hui dresser, à la tête d’un piquet de boycott barrant l’accès à ses concerts. Pour sa défense, il faut remarquer que le style de vie déjà mené à Montréal ou New York et pleinement développé à Hydra, terre promise des expériences ou des inventions de la contre-culture esthète des années soixante, participe d’une génération ou d’une époque où les jeunes gens se proposaient, contre les carcans et la vie médiocre de leurs parents, d’inventer justement de nouvelles voies par l’art, l’amour, le sexe, la religion, le voyage ou la drogue. Au nombre de ces inventeurs, sourciers ou pionniers d’une neuve sensibilité, l’œuvre et la figure de Cohen occupent nécessairement une place de choix ; et dans son cas, les séjours à Hydra se révélèrent particulièrement productifs.
Il convient de même, non moins impérativement je crois, de lier sa quête (désordonnée ou déraisonnable) des femmes à celle de Dieu. De quels amours nous parle Cohen, demandais-je supra ? À l’évidence d’amours brisés, ou impossibles, barrés par une exigence infinie qui ne trouve jamais à se satisfaire. Si l’on peut énumérer quelques-unes de ses relations les plus durables, Marianne Ihlen, Suzanne Elrod (mère de ses deux enfants), Gabriela Valenzuela, Dominique Issermann, Rebecca de Mornay ou Anjani Thomas…, on remarque aussitôt qi’il ne se fixa pour la vie auprès d’aucune : bien éloigné de faire rimer amour avec toujours, Leonard professa que le changement était le meilleur des aphrodisiaques, et il fit du nomadisme, et de la chambre d’hôtel, des maximes de son existence.
Il serait tentant à partir de ces évidences, mais trompeur ou trop facile de voir en lui un don Juan. Le burlador campé par Molière ou da Ponte-Mozart n’a que dédain pour l’intimité ou les sentiments des femmes, il fait d’abord du chiffre, et ne croit pas en Dieu. Cohen s’intéresse à leurs personnes, il chérit les particularités de chacunes, qui diront plus tard à quel point cet amant fut pour elles dévoué, attentif, pénétrant… Il exerça sur elles un effet magnétique, dont beaucoup de témoins s’étonnent dans Untold Stories : Cohen avait un impérieux, un dévorant besoin des femmes, mais ce sont parfois elles aussi qui le prirent en chasse, l’attraction courait dans les deux sens. Et surtout Cohen, à travers chaque femme, au contact de leur chair frémissante comme au long des patientes, des tâtonnantes conversations qu’ils poursuivaient ensemble, cherchait Dieu. Ou du moins un peu de cet infini que promettent les soupirs, les caresses, les cris…
Or aucune ne résumait à elle seule l’infini ; Dominique pas plus que Suzanne, ou Gabriela, n’était Dieu ! Ni tout-à-fait des anges – lesquels ne peuvent, par conséquent et comme le souligne Lebold, que tomber. D’où cette quête jamais assouvie, ces incessants changements.
(à suivre)
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