Douze années en deux heures

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J’étais donc hier soir avec un groupe d’amis à la projection du film de Steve McQueen, 12 years a slave, qui ne semble pas les avoir beaucoup intéressés : film académique, déjà vu, d’avance formaté pour les Oscars, film trop lourd et explicite – oui, comme l’esclavage qui fut assez lourd en effet, et que le cinéma a eu tendance à édulcorer. J’ai été pour ma part assez remué par ce film, parce qu’il est très physique. C’est d’ailleurs la spécialité ou la griffe de McQueen, dans Hunger (quatre-vingts jours de grève de la faim s’achevant par la mort du prisonnier politique irlandais), ou dans Shame (portait d’un obsédé sexuel joué, à nouveau et à fleur de nerf ou de peau, par son acteur fétiche Fassbender).

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  12 years a slave (pourquoi avoir laissé ce titre non-traduit ?) n’est peut-être pas vraiment grand      public, et risque de déplaire parce que justement il regarde en face l’esclavage, sans fioritures. Rien à  voir avec l’Oncle Tom, ni Autant en emporte le vent… Dans la moiteur du bayou, nous sommes entraînés, spectateurs d’abord consentants puis menés peu à peu vers l’insoutenable, à partager les émois d’un maître pervers : maître (« Master ») est un mot qui prend ici tout son sens, l’esclave est véritablement sa chose, il l’a payée, il peut en faire n’importe quoi. On pense forcément à Auschwitz, à l’autre race ramenée comme les noirs au bétail, au travail forcé, aux pires humiliations et pour finir au massacre – avec cet adoucissement peut-être que les Sudistes n’exterminaient pas systématiquement leurs esclaves, qu’ils avaient justement achetés, et dont ils escomptaient un rendement (ici les longues séances où l’on pèse la récolte par chacun du coton), et un retour sur investissement.

Pourtant ce n’est pas cette logique économique qui intéresse McQueen, mais ses dérapages avec les passions que déchaîne, dans le couple des blancs, la proximité de toute cette chair noire qui va les dévorer, comme en frémit avec une répulsion mêlée de désir la femme du planteur, corsetée dans un puritanisme sadique. Et c’est donc cette chair qu’il s’agit de filmer, au ras des corps, en multipliant notamment les coups de fouet : on tabasse le noir, on l’écrase sur le sol comme pour le mêler à la terre, on le laboure de coups jusqu’à faire de son dos une sanglante purée, et ces scènes durent horriblement, comme s’étire insupportablement le supplice de Northup pendu à un arbre, ses pieds le soutenant à peine sur le sol boueux. En tirant sur le temps, McQueen nous inculque le phénomène, nous regardons moins l’esclavage à travers ces images que nous ne les subissons a minima deux heures durant, comme Northup twelve years.

 

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Et nous ressentons de même le vertige hideux de l’homme blanc quand il réduit un autre homme (ou une femme) à sa chose. Sa toute-puissance virtuelle ne fait pas d’Edwin Epps un « maître », elle tendrait plutôt à le rendre fou. Dans la communauté perverse des sudistes, auxquels une règle exorbitante donne tous les pouvoirs sur d’autres hommes, il ne peut y avoir que des perdants. Le charpentier canadien Bass (Brad Pitt) qui sauvera providentiellement Solomon Northup n’en revient pas, et clame sa répulsion devant l’exception monstrueuse d’un pareil système ; la plantation lui fait horreur, et ses mots nous rappellent que dans moins d’une décennie éclatera la guerre de Sécession, et que les jours du Sud sont comptés.

Certains trouvent le jeu de Chiwetel Ejiofor (l’interprète de Northup) monotone, il semble en effet le plus souvent à la limite de l’hébétement, mais nous nous identifions d’autant mieux à lui que nous tombons sans prévenir, comme son personnage, dans l’horreur de cette condition, inimaginable depuis notre fauteuil ou les beaux quartiers de Washington : le violoniste délicat, d’abord bon père de famille, se trouve arraché à sa condition bourgeoise puis contraint de cacher ses origines, et sa culture ; moins il exprimera sa colère, son identité ou ses principes devant ses maîtres et meilleure sera sa chance de survivre : la dissimulation et l’absence d’expression deviennent autant de ruses vitales

Prévenons donc le public qui se rendra en famille à ce film cinglant : oui vous devez le voir, car nous n’avons que trop tendance à refouler tout ça, les enfants arrachés à leur mère, les corps hachés, la scène du pilori…, mais il contient des visages et des images qui vous poursuivront, qui vous hanteront, et c’est à vous, dans le secret de votre conscience, de vous arranger avec ça.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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