Dans ce chalet au-dessus de Saint-Chaffrey où nous passons une dizaine de jours, un lieu devenu tellement sien entre ces montagnes où il aimait passionnément randonner, nous nous trouvons plus que jamais « en manque » de Brieuc. De toutes parts son ombre s’étend sur la neige, nous le voyons toujours remonter gaîment depuis le parking où nous laissons les voitures en déchargeant la pulka de ses provisions, ou édifier un igloo à la demande des fillettes, ou repartir sac au dos dans la pente en traçant de grands S.
L’hiver à Saint-Chaffrey (avec Mathilde)…
Six semaines ont passé depuis sa disparition, et le tant vanté « travail du deuil » n’a guère progressé : Brieuc nous manque comme nous manquons de mots pour dire sa tenaillante absence ; à chaque réveil dans la confusion des draps, notre première pensée raccroche le fil de la réalité qui tient désormais en trois mots, « Brieuc est mort », encore un jour qui commence sans lui, un temps au cours duquel il nous faudra faire face à ce constat irrémédiable qui ne s’allège pas, qui refuse de passer : comment, avec quoi remplacer l’irremplaçable ?
Je suis tenté de rapprocher cet état de manque de celui d’un drogué, pour lequel il n’y aurait pas de produits de substitutions. C’est Brieuc que nous voulons, sinon rien ; ce dernier mot prend une résonance terrible dans la bouche de Françoise, plus désespérée que moi, ou désespérément fixée, « accro » à l’évidence béante de la perte. L’arrachement ne passe pas, ne se négocie pas contre d’autres représentations édulcorantes, sa mère exige Brieuc, elle le réclame dans son corps et dans sa présence, elle le redemande au paysage, au ciel, aux vents qui courent ici sur la neige.
Stupide, borné, le deuil ramène le corps et l’esprit en deçà du stade du désir, à la tyrannie du besoin. Un désir sexuel par exemple se laisse jusqu’à un certain point tromper, ou calmer par des métaphores, des comportements ou des songeries de subsitution ; la soif ou la faim n’ont pas cette complaisance, des images ou des rêveries ne rassasieront jamais un ventre vide… Avec Brieuc c’est pareil. J’ai esquissé dans le billet précédent la théorie (psychanalytique) de l’introjection selon laquelle on attribue au mort (comme au Roi selon Kantorowicz) un double corps, il y aurait le corps physique promis à la putréfaction, dont se distinguerait l’image du défunt, composée de la somme de ses traces que nous assemblons tant bien que mal en nous, dans le chaud de notre intériorité où l’objet manquant trouve un abri inexpugnable. Ainsi incorporé, l’être cher ne pourra plus jamais nous manquer ; mieux, l’entretien de son souvenir engendrera une communauté de fidèles, qui excède le premier cercle de la famille et qui pourvoit chacun en relations chaleureuses, en un trésor d’épanchements émus, de récits et de confidences. Ce qui manque le plus à nos existences, une certaine confiance réciproque basée sur la tendresse, la piété ou la fidélité du souvenir, se trouverait ainsi mis à notre disposition par la magie d’un deuil réussi.
Oui mais pour accomplir cette scission des deux corps, donc cette substitution, encore faut-il avoir franchi l’étape aigüe du manque. Etre capable de ce décollement, ou de cette idéalisation. Dans la philosophie de Hegel que j’ai beaucoup pratiquée au cours de ma formation philosophique, la mort figure le levier par excellence de la dialectique, donc de tout mouvement dans l’Histoire ou dans la pensée : il faut aufheben, supprimer-pour-libérer-le-passage ou ouvrir la voie ; les fleurs doivent par exemple mourir pour que naissent les fruits… Sans doute, mais la mort d’un être cher s’avère indialectique, irrécupérable ou non susceptible de cette relève idéalisante.
Les Stoïciens, assez dialecticiens dans leur genre, soutenaient de même que toute souffrance est une épreuve comparable à un entraînement au stade, dont peut sortir un plus grand bien pour peu que nous le voulions… J’ai beau chercher, je ne vois toujours pas quel bien peut entaîner la disparition de Brieuc, l’effacement de son entrain, de son sourire ; j’échoue radicalement à recadrer sa mort au point d’apercevoir à travers elle un paysage plus vaste ou plus riant, un monde à venir où cette perte pourrait s’effacer. Nous sommes comme ces drogués enfermés dans une cellule où on leur refuse leur shoot, qu’ils réclament en frappant les murs de leurs hurlements.
La disparition de Brieuc ne se laisse pas idéaliser, ni re-présenter. Nous n’imaginons face à elle ni alternative, ni substitution possibles. Le « monde-Brieuc » ne se résorbe pas dans un monde plus large ou différent, qui serait « sans-Brieuc ». Si analyser veut dire dissoudre, diluer ou quintessencier – à force de mots, de rêves ou de représentations lubrifiantes – ce chemin de la catharsis semble fermé à Françoise, pourtant elle-même « analyste » professionnelle et qui, au cours de sa carrière, en aura aidé plus d’un(e) à faire son deuil. Son affliction actuelle la pousse au suivisme, conformément d’ailleurs à l’étymologie des « obsèques », la procession de ceux qui font cortège au mort vers sa dernière demeure, mais qu’elle semble tentée de prendre à la lettre : accompagner notre enfant sous la terre.
Comment barrer ce mimétisme ? Avec quel levier décoller du suivisme ou de la répétition du traumatisme ? A partir de quels mots, de quelles images ou recadrage mental élaborer un début de consolation ? J’ai beau lui enjoindre de « ne pas ajouter le malheur au malheur », il est à craindre que le propre d’un grand choc soit d’entraîner sa réplique ; quelque part dans nos têtes, l’avalanche poursuit sa course meurtrière.
« Essaye aussi – mais cette demande la révolte – de moins pleurer… » Les larmes sont nécessaires par leur étrange vertu de lubrification ; il semble, en les laissant couler, qu’on s’exprime radicalement (comme une éponge), et qu’un chagrin extériorisé vaut mieux qu’un chagrin contenu, voire « refoulé ». Il est probable pourtant qu’il y a un piège dans les larmes, celui de s’en contenter, de s’enfermer dans leur fatale spirale : primaires ou inarticulées, les larmes coupent une parole qu’il s’agirait au contraire de cultiver, de construire malgré ce rideau qui nous offusque et nous obnubile.
Construire ? Se reconstruire ? A partir de quel sol ? Ce qui domine dans la première phase du deuil, c’est d’abord l’évidence irréparable du vide.
… et avec ses parents
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