« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face » ? Chiche !
Je citais dans mon précédent billet cette formule bien connue de La Rochefoucauld pour signaler combien Hugo, justement, outrepassait l’interdit posé par le moraliste avec Les Contemplations, où il prend la mort pour interlocuteur, et une morte (sa fille Léopoldine) pour destinataire de de ce foisonnant recueil.
Il me semble donc opportun de consacrer au moins un billet, dans le survol critique engagé au sujet de ce livre, à mieux comprendre ce que c’est que le deuil, ses formes, ses issues, ce que je ferai à la lumière (noire) de ma propre expérience puisqu’aussi bien Hugo nous a prévenus, dans sa préface, que cette « histoire d’une âme » et de ses passions ici mises en mots était aussi la nôtre.
On dit dans le langage de la corrida que le torero fixe le taureau, en l’obligeant à passer par les détours des mouvements de sa cape, en l’enrôlant à sa fragile et scintillante silhouette. Au livre IV des Contemplations, Hugo fixe la mort de son enfant, en quelques poèmes qui nous touchent à l’intime (si nous avons nous-mêmes perdu un être cher), et qui témoignent pour chaque lecteur des vertus salvatrices, cathartiques de l’écriture : devant la mort, écrire propose un remède, une équivoque consolation. Mais il faut, dans le cas de Hugo, considérer que le deuil extrême de la mort de Léopoldine s’encadre entre deux autres, la perte de sa mère évoqué page 210 et que la mort de sa fille ravive (« À vingt ans , deuil et solitude ! »), et la souffrance de l’exil, autre perte…
Un être cher est un être qui participe de ma propre chair, qui plonge en moi ses racines ou prolonge les miennes en lui ; une personne tellement enchevêtrée à mon corps et à mon esprit que sa mort signifie un arrachement de moi-même. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », écrit Lamartine en un vers célèbre (« L’Isolement » dans ses Méditations poétiques de 1820) ; il suffit de lire ce poème assez mièvre pour saisir, par contraste, la force inouïe du verbe hugolien, très supérieur en énergies re-créatrices et en puissances visionnaires.
Alphonse de Lamartine
Soyons juste pourtant : la formule de Lamartine a le mérite de pointer ce phénomène, bien analysé par Freud dans son classique ouvrage Deuil et mélancolie (1914), selon lequel la mort de l’être cher entraîne d’une façon plus générale la mort du ou d’un monde, soudainement déprécié. Vidé. C’est tout mon environnement familier qui semble d’un coup désinvesti ; comme si, explique Freud, vivre consistait à placer notre force vitale, et quasi érotique, dans des objets élus dont la subite privation fait refluer sur le sujet cette perte. Identifié au mort ou à la morte, l’endeuillé vit sa disparition comme celle d’une partie de son être propre, il s’éprouve amputé, lui-même frappé à mort, entraîné dans la tombe (où il rêve de rejoindre l’objet aimé dont il s’affirme inséparable). Et ce vécu (imaginaire) de l’amputation peut se poursuivre par l’illusion du membre fantôme bien connue en clinique, lorsque le manchot ou l’unijambiste se plaint de fourmillements ou de douleurs aux extrémités du membre pourtant manquant.
En soulignant dans sa préface que tout son livre est l’histoire d’une âme, Hugo nous prépare bien je crois à ces péripéties imaginaires, aux trafics d’une identité instable, aux perceptions hallucinées d’un corps qui n’a pas exactement les contours physiques qu’on lui prête. La poésie traite avec l’âme, et des passions de l’âme, cette entité supérieure qui n’est pas superposable au corps ni à la vie individuelle puisque notre âme, nous l’avons dit supra, est à comprendre comme un élan, un principe de débordement et de mélange, de sympathies, de contacts ou d’imprévues communications. Par nos âmes nous échangeons, nous nous pénétrons intimement, nous co-existons ou co-vivons avec d’autres âmes, fort au-delà de nos chétives barrières corporelles.
On peut donc lire dans Les Contemplations un traité du deuil, de son usage ou mode d’emploi, dont Hugo fixe par écrit les étapes, les péripéties et les insidieuses transformations.
Combien de temps dura son deuil ? Personne ne peut le savoir puisque ce sentiment demeure chose mentale, impossible à prescrire autant qu’à mesurer. Deux observations à ce sujet : même si les dates données au bas des poèmes sont souvent fantaisistes, et destinées à brouiller une chronologie trop simple, nous voyons qu’à Jersey (où il débarque pour y séjourner trois années en 1852, neuf ans après l’accident donc), Hugo demeure hanté par la mort de Léopoldine, et par exemple par le regret tenaillant de ne plus pouvoir visiter la tombe de « celle qui est restée en France » (page 416). Léopoldine se noie dans la Seine avec son mari Charles Vacquerie le 4 septembre 1843 ; c’est le même père inconsolable pourtant qui, le 5 juillet 1845, est surpris en flagrant délit d’adultère avec Léonie Biard à Paris, trompant ainsi sa femme Adèle autant que sa maîtresse officielle Juliette Drouet. Sa vie n’était pas aussi dépeuplée que certains poèmes voudraient nous le faire croire ?
Disons plutôt que le travail du deuil (selon Freud) et l’attachement éperdu à sa fille n’arrêtaient pas le bouillonnement d’une vie amoureuse intense, ou encore que ces passions ne couraient pas sur le même plan. On peut même imaginer que l’endeuillé multiplie ses amours pour combler un vide lancinant.
Mais venons-en aux textes, qui sont sur certains points d’une précision clinique. La première réaction à la mort de l’être cher est la dénégation, ce n’est pas possible, je ne peux pas imaginer ce monde sans elle, sans lui. Voir page 214, le poème IV du livre IV : « Oh ! je fus comme fou dans le premier moment / (…) Je fixais mes regard sur cette chose horrible, / Et je n’y croyais pas, et je m’écriais : Non ! ». Cette dénégation forcenée se renforce d’hallucinations : « Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve, / Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsi quitté, / Que je l’entendais rire dans la chambre à côté, / (…) Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé ! / Attendez ! elle vient ! laissez-moi, que j’écoute ! / Car elle est quelque part dans la maison sans doute ! ». Ce poème, daté à Jersey de neuf années après, dit la permanence poignante de la révolte des sens et du bon sens, la folie d’une conscience que les regards ne fixent plus, qui n’accommode plus sur une réalité devenue insoutenable.
Ce magnifique poème qui laisse affleurer la démence se trouve corrigé, dans quelques délicieux poèmes suivants (V, VI, VII, IX), par la résurrection, quasi hallucinatoire elle aussi, du bonheur que c’était d’être ensemble. Ici le moi se berce et se recroqueville dans le cocon douillet d’une enfance retrouvée et qui ne passe pas, ou sur laquelle le temps semble ne pas avoir de prise : les jeux avec les enfants, le partage de leurs élans, de leur tendresse envahissent l’endeuillé et le déportent dans le temps d’avant ; Hugo montre dans ces pages son immense empathie envers l’enfance et un monde féminin où le père endossait le rôle de la mère, où la maison (entité infracassable) tenait toute entière dans la puissance de son regard et de sa voix (voir l’amusant récit du chef de famille inventant pour sa progéniture des histoires chaque jour renouvelées, « Toujours, ces quatre douces têtes / Riaient, comme à cet âge on rit, / De voir d’affreux géants très-bêtes / Vaincus par des nains pleins d’esprit », page 221). Le cercle du poète auquel on demande tellement plus (la page 212 énumère ses missions) pourrait parfaitement se circonscrire et se satisfaire pleinement de ce petit auditoire, « J’eusse aimé mieux (…) / Suivre, heureux, un étroit chemin, / Et n’être qu’un homme qui passe / Tenant son enfant par la main » (page 212).
Dans ces pages illuminées par son jeune public, Hugo nous dit en passant à quel point son inspiration lui fut dictée au contact de l’enfance (voir V, page 215), à quel point l’art est une enfance – il maintiendra cette affirmation de l’art d’être père jusqu’à L’Art d’être grand père (1877). Il faut comprendre, dans le cas de Hugo comme pour tout homme peut-être, que cette enfance n’est pas un âge dépassé mais un gisement toujours accessible, que cette fraîcheur n’est pas révolue mais indéfiniment sous-jacente, pour qui sait la capter. L’âme échappe à la chronologie autant qu’à l’individu encarté dans un état-civil, elle est contemporaine de toutes les étapes d’une vie.
D’autres poèmes de la même section nous montrent les flux et reflux du deuil, le consentement du poète à l’appel de cette morte à laquelle il s’identifie, son aspiration invincible vers la tombe, « Ô Seigneur ! ouvrez-moi les portes de la nuit / Afin que je m’en aille et que je disparaisse » (« Veni, vidi, vixi » page 225). Victor s’éprouve fini, sa vie est terminée. Ou bien, sous le vernis apparent d’activités entraînantes, voire trépidantes, le beau poème XI dit aussi l’amertume d’une âme intérieurement brisée : « On vit, on parle, on a le ciel et les nuages / Sur la tête (…) / Le regard d’une femme en passant vous agite / On aime, on est aimé, bonheur qui manque aux rois » (allusion à Léonie Biard rencontrée l’année précédente ?) »… La répétition du pronom impersonnel, comme furent peut-être dans leur succession ces grands actes désormais machinaux, bute sur l’alexandrin final, définitif dans son absence de verbe, « Puis, le vaste et profond silence de la mort ! » (pages 222-223), butoir à rapprocher de ce vers lui aussi conclusif, « Oh ! l’herbe épaisse où sont les morts ! » (page 213). Ces chutes sont des couperets qui guillotinent littéralement la parole, l’espérance par elle d’un sursaut.
Cette âme survit-elle à la mort physique ? Pouvons-nous soutenir que les morts nous entendent, et que nous avons donc envers eux un devoir de parole, de dialogue ? C’est un autre aspect de l’imaginaire du deuil à l’œuvre dans ces pages, Léopoldine attend son père, elle dépend de lui pour se réchauffer à sa présence, ou adoucir sa vie d’outre-tombe. En des passages qu’on peut juger délirants, mais tellement conformes à la psychologie de l’endeuillé, Hugo rejoint physiquement Léopoldine, il lui parle et se persuade qu’elle l’entend. Mieux, il compose une bonne part des Contemplations pour nourrir ce dialogue d’outre-tombe (le spiritisme n’est pas loin), il doit à sa fille ce livre, son inspiration de poète retourne l’obstacle de la mort pour y puiser.
Cette poétique de la mort est assez exceptionnelle pour être un peu creusée Certes, la mort de l’être cher nous retire le meilleur de nos raisons de vivre, mais la méditation assidue, forcenée, délirante parfois de ce vide, matérialisé par cette pierre à laquelle le survivant revient se heurter, débouche sur des pensées plus vastes, ou grandioses. Au lieu de tourner en rond, obnubilé par l’absence, la pensée du poète nie autrement la mort, ou la rachète, en découvrant dans la destruction le principe moteur de toute vie. Non seulement « tout est plein d’âmes » (alpha et oméga du credo hugolien), mais de toute mort renaît la vie ; dans le cas de Hugo la vie de ce poème, mais au plan de la nature un grouillement universel, qui sait tirer des haillons de la chair mise en terre de nouveaux sucs qui profiteront aux fleurs, aux papillons qui les butinent…
Voyez le stupéfiant poème (malheureusement hors programme des prépas qui ne le liront pas !) de la section VI « Au bord de l’infini », significativement intitulé « Pleurs dans la nuit », et particulièrement les trois strophes en haut de la page 320, « Fais avec tous ces morts une joyeuse vie, / Fais-en le fier torrent qui gronde et qui dévie, / La mousse aux frais tapis ! », etc. Il faudrait citer plus longuement les scènes visionnaires et presque euphoriques de cette palingénésie universelle, où la roue qui écrase libère de nouvelles forces, où toute putréfaction prépare une éclosion. Comme le dit « À Villequier » (page 229), toute édification humaine glissera à l’abîme, toute organisation est vouée à la décrépitude, ou (selon un imaginaire circulaire central chez Hugo), « Que toute création est une grande roue / Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un »… Mais le même poème déchiffre dans cette mort une renaissance ailleurs, ou une création justement, et tout ce ruissellement à l’informe, ou à l’éternité, ouvre à Hugo un espace réversible où mort et vie, douleur et joie, profondeur et hauteur, nuit et lumière glissent l’un dans l’autre, et s’échangent. Le tombeau est un commencement, « le sublime est en bas » (déclaration capitale de la page 293).
« Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas » (page 422). Epuisé par son deuil, le poète devine que de cet excès de mort sur lui peut naître une renaissance, ou une vision élargie de sa vie ainsi placée au bord de l’infini (titre du livre VI). Cette méditation de l’infini décentre le poète, arraché à son frissonnant petit moi, désapproprié, défait, pour s’ouvrir à de plus grands espaces, à des visions grandioses qui décuplent son imagination. Il faut mourir à la condition ordinaire, lâcher sa perception et sa raison pour entrevoir ces mondes où Hugo pour finir nous entraîne. Au livre IV, le poème « Mors » esquisse déjà cette grande loi de réversibilité qui préside à la nature, où la faucheuse change « Un trône en échafaud et l’échafaud en trône », et où le cortège des destructions s’efface pour finir sur le visage de l’ange souriant porteur d’âmes (pages 232-233).
On ne sait pas ce que peut une âme ; on ne sonde pas les ressources de l’infini. La mort de sa fille a précipité Hugo au néant, à la méditation incessante, acharnée des zones d’ombre qui entourent chaque lumière, à l’intuition maintenue par lui envers et contre toutes les forces d’anéantissement et de désastre qu’il y avait quand même dans ce chaos un chemin, dans ce labyrinthe une chance à courir, à ne pas mourir. Les Contemplations, livre cathartique, nous enseigne à ne pas nous laisser terrasser, ligoter, mais du fond des plus dures épreuves à retrouver la force de vivre, et de sortir par le haut.
(à suivre)
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