Du bon usage de MeToo

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Une tribune publiée dans Le Nouvel Observateur, et signée notamment par Judith Godrèche et Anouk Grinberg, dénonce dans le dernier essai de Caroline Fourest  Le Vertige MeToo (Grasset, septembre 2024) un livre truffé d’erreurs, où l’auteure affirme que « tous les #MeToo ne se valent pas » et se demande « comment reconnaître le faux MeToo du vrai ? ». Et les signataires de prier, en conséquence, les jurés du prix Fémina, mis en délibération le 5 novembre, d’écarter de leur sélection cet ouvrage bâclé ou malveillant !

Stupéfiante mise en demeure, qui démontre à elle seule l’ampleur de la dérive précisément analysée par ce livre. Il semble paradoxal de critiquer son défaut de documentation, attestée par quatorze pages finales de notes où Caroline prend soin de sourcer toutes ses citations, ou ses récits d’affaires politiques, médiatiques ou judiciaires dont nous n’avons plus le souvenir. C’était au contraire pour moi, qui viens de consacrer deux jours à lire ces trois-cents pages, un peu le défaut de ce livre, trop copieux quand il nous détaille telle péripétie, ou tel cas où la défense d’une victime a tourné au lynchage injuste de son « agresseur » : Caroline nous demande d’abord,  en  rappelant ces affaires, de mieux discerner leurs degrés très inégaux d’abus, ou de savoir mieux  trier dans ce qu’on nomme un peu vite, d’un terme qui fait amalgame, les « violences sexuelles et sexistes ».

Je comprends mal quel désaccord, ou vieilles rivalités, peuvent détourner ces femmes de ce livre, qui me paraît au contraire particulièrement clarificateur. Donc bienvenu. J’avais déjà beaucoup apprécié, de Caroline Fourest, La Dernière utopie, menaces sur l’universalisme (Grasset 2009), qu’on prendra avec profit pour boussole dans toutes les querelles entourant le wokisme, ou la montée des identités culturelles. Et les démêlés de l’auteure avec le « frère Tarik » (Ramadan) ne manquent pas non plus de pertinence ou de saveur, même si toute approbation de la dénonciation mise en œuvre vous rejettera immanquablement dans le camp des « islamophobes ». Mais de quoi traite plus précisément ce dernier ouvrage, quelles questions de fond soulève-t-il au fil de sa très riche enquête ? 

MeToo a constitué une formidable, et combien nécessaire, libération de la parole, qui a fait changer la honte de camp comme on le répète à satiété, en permettant l’écoute des victimes, en faisant reculer (pas sur tous les fronts !) le machisme ordinaire. Tous les progressistes, hommes ou femmes, ne peuvent donc que s’emparer de cet outil de culture, que se réclamer de ce progrès de civilisation. Oui mais ! L’outil se dédouble en un bon et un mauvais MeToo, précieux pour ses bienfaits, nocif dans ses excès – à l’examen desquels est consacrée cette enquête. Faut-il, emporté par la compassion, ou une facile contagion des sentiments, toujours croire les victimes sur parole ? Notre écoute ne doit-elle pas passer par le doute ? Qui permet ce qu’on appelle la présomption d’innocence, une attitude ou une précaution bien oubliées quand le « tribunal médiatique », la rumeur ou la meute qui se déchaînent sur les réseaux sociaux balaient tout examen contradictoire, et piétinent les droits élémentaires de la défense.

Le trauma n’est pas une affaire simple, et j’ai déjà longuement examiné ce point dans mon livre La Crise de la représentation (La Découverte poche 2020), dans un chapitre intitulé « Traversée de la terreur », qui traite notamment des représentations si difficiles de la Shoah. L’excès même de la violence affecte en effet sa mentalisation, ou la capacité de la victime à en rendre compte ; « il neige sur le trauma », comme l’a si merveilleusement développé Marguerite Duras dans Le  Ravissement de Lol V. Stein. Ou comme nous voyons aujourd’hui les sites de la mort concentrationnaire repris par la forêt, ou une riante végétation. Disons que la honte, le silence ou une suggestive fabulation font partie des ressources, si faibles, qu’une victime trouve parfois à opposer au sentiment d’avoir été abusée. Son récit, ou ce que la mémoire en enregistre, n’est pas une photographie mais une reconstruction, voire parfois une répétition après-coup, une mise en scène physique pour rejouer l’affrontement, et se persuader qu’on le surmonte. Maudit, le passage par la terreur se laisse du même coup mal dire. D’où la précaution du doute : ne laissons pas la victime s’enliser dans sa position de victime, aidons-la à mieux mentaliser, à articuler symboliquement et ainsi surmonter… 

Cette éventualité du risque de fabulation a été bien perçue par Freud, aux débuts de la psychanalyse : les « souvenirs » d’agressions sexuelles, d’inceste ou d’abus pédophiles ne renvoyaient pas nécessairement à un vécu passé, mais relevaient peut-être, parfois, d’une séduction par laquelle le patient se coulait dans l’attente de l’écoute du thérapeute, épousait son propre fantasme théorique (l’Œdipe !). Les « objets » déterrés par l’anamnèse n’étaient pas de bons et loyaux objets, à l’inverse de ces statuettes d’Egypte provenant des fouilles et qui décoraient le bureau de Sigmund, comme pour faire de la réclame à la nouvelle science ; un récit de trauma, pas plus qu’un récit de rêve, n’ont de valeur objective, mais relèvent d’une transaction, d’une co-construction ou d’une séduction ! Ce point m’a beaucoup intéressé dans mon propre livre Le Fantôme de la psychanalyse, Critique de l’archéologie freudienne (PUM 1991), où je posais déjà la question délicate du témoignage concernant la terreur, ou le trauma, qui par définition tendent à échapper à l’ordre symbolique de la représentation. Ce qui complique dès ses premiers pas le projet d’une analyse aux prises avec le transfert, les risques d’hypnose, les biais de la construction (opposée aux reconstructions) et toute la mauvaise foi de la cure ! 

Caroline Fourest ne s’engage pas dans ces parages, mais elle conduit très bien la discussion sur la crédibilité du témoignage, et ses risques de dérapages. Et elle pointe notamment dans la séductionl’épice ou le moteur, mais aussi le poison de nos relations : comment y renoncer ? Mais comment purifier celle-ci de ses dangers ? L’art de la séduction est une danse qui se pratique à deux, difficile donc à ponctuer, qui l’engage, ou la pilote ? Qui la modère, ou y répond par un jeu sans risque ? Comment à la fois s’y exposer, et s’en garantir ?

Parmi les mises en garde posées par ce livre, il faut mentionner bien sûr la question du degré ou de la gravité de l’accusation. Où commence la violence, et le viol ? Un attouchement, une main aux fesses, une drague lourde ou un propos un peu leste sont-ils à ranger dans la même catégorie qu’une pénétration forcée ? Or l’ouvrage cite quantité de cas où des hommes, mais aussi des femmes (une gynécologue en particulier) virent leur vie abîmée ou détruite par la persécution : la presse à scandale, relayée aujourd’hui par les réseaux sociaux ou une presse en ligne (et Caroline expose un peu en détail les dérives de Médiapart) s’attaque systématiquement aux people, de préférence dans les milieux de la culture ou de la politique ;  il est devenu fréquent de voir traîner dans la boue, ou clouer au piloris, de modestes ou maladroits séducteurs vite assimilés à des prédateurs du calibre d’un Weinstein, d’un DSK ou d’un Depardieu. Ne confondons pas Dom Juan avec Casanova ! Gardons notre discernement, et le sens des mesures, en ne brandissant pas trop vite le couperet d’accusations disproportionnées (dont se repaît une presse à sensation avide de fabriquer du scandale qui multiplie la vente de papier ou les clics).

Que d’indignations outrancières, que de moraline giclant à plein tube dans ces successives et incessantes « affaires » ! Quel dommage de voir le féminisme se galvauder en une « police du cul » (pour reprendre le mot d’Ovidie) ! Et certaines victimes s’enfermer dans un rôle qui les détruit plus sûrement que les violences alléguées… Une gauche libertaire s’est changée en gauche victimaire, à la façon dont une gauche universaliste a pris le tournant d’une gauche identitaire, prompte à définir sans appel chacun par sa culture. Moyennant quoi les agressions seront condamnées selon deux poids et deux mesures, voire fortement blanchies quand elles proviennent de « cultures » qui excusent ou prônent les mutilations sexuelles, les mariages forcés ou tous les abus de la polygamie… Ou (Judith Butler), d’une virilité testostéronisée. Car le mot d’ordre est de ne surtout pas « stigmatiser », ou de prêter à l’accusation d’islamophobie – et c’est ainsi que le 7 octobre 2023 est présenté et défendu, dans des lieux universitaires (donc comptables d’un certain universalisme de la pensée), comme une initiative héroïque de la résistance palestinienne.

Caroline Fourest a raison de distinguer ce qu’elle nomme une « zone grise », où certaines de ses consoeurs tranchent abusivement : que savons-nous au fond des voies du consentement ? Des jeux équivoques de la séduction ? Des méandres subtils du désir et du cœur ? De l’emprise, qui de fait accompagne l’amour comme son ombre portée ? En bref, les meilleures pages de son livre nous incitent à faire preuve d’un peu plus de nuance, de discernement ou de retenue (ce qui ne veut pas dire d’indulgence) que n’en témoignent les emportements des réseaux sociaux. 

Mais elle n’hésite pas, en revanche, à dénoncer dans les milieux du cinéma, qu’elle connaît bien pour avoir elle-même réalisé quelques films, les trafics d’un commerce des corps à peine voilé quand il s’agit de Benoît Jacquot, Jean-Claude Brisseau, Jacques Doillon ou Abdellatif Kechiche : que de scènes sexuelles tournées et reprises au-delà du nécessaire, pour satisfaire d’abord la pulsion voyeuriste du réalisateur ! Comme fait dire plaisamment Marivaux à un amant trompé, dont le rival imagine de porter au théâtre son amour bien réel, et ainsi l’affiche tout en le vivant devant l’autre (Les Acteurs de bonne foi), « ils font semblant de faire semblant ! ».

Traitant de cinéma, Caroline Fourest détaille longuement le cas de Polanski, et déplore qu’on hésite aujourd’hui à programmer de lui une rétrospective, par peur des foudres ou des piquets féministes faisant barrage devant les salles. Elle discute aussi très bien, au passage, la délicate et toujours reprise distinction entre l’artiste et son œuvre : les œuvres (littéraires, cinématographiques, picturales) ont une âme ou une vie à part, qui nous transcendent, qui exigent que nous les protégions. J’ai été d’abord surpris, lisant ses pages sur Polanski, qu’elle ne traite pas de Woody Allen ; j’avais en effet, voici deux ans, porté rue d’Aboukir mon livre Génération Woody en espérant la rencontrer, et obtenir d’elle un compte-rendu. Vu de la rue, le siège du journal qu’elle dirige, Franc tireur, est un véritable bunker, sans enseigne ni boîte aux lettres ; par bonheur un livreur de papier téléphona devant moi avec un code, et je pus me glisser à sa suite dans l’escalier, hélas la patronne était absente et je laissais mon livre sur son bureau. Je ne sais si elle l’a jamais ouvert, et mon dépôt resta sans réponse, ni compte-rendu ; elle reprend toutefois (à deux reprises, pages 85 et 106) dans son propre livre une faute que j’ai commise dans le mien en mentionnant, concernant Polanski, son enfance dans le ghetto de Varsovie, alors qu’il s’agit de Cracovie… Mon argumentation défendait Woody sur deux plans, celui de ses films (si importants, pas seulement pour notre génération), et celui de sa vie privée, entachée par les accusations très probablement mensongères de Mia Farrow ; le « cas Woody » tel que je le détaille aurait pu, dans le cadre de ce livre de Caroline Fourest, constituer un cheval de bataille intéressant contre les abus de MeToo, mais elle le survole assez rapidement.

Deux pensées m’accompagnent encore avant de clore ce trop long compte-rendu ; je songe à l’une de mes petites-filles d’abord, qui me fait mesurer le chemin parcouru. À vingt ans, celle-ci (étudiante à Sciences-Po) s’habille de façon provocante, elle se rendrait dans une boîte de nuit en nuisette transparente si on la laissait faire, et elle répond aux mises en garde que c’est aux garçons de savoir se tenir (ou se retenir), qu’elle a en effet de beaux seins, de belles jambes mais que son corps lui appartient, et ne les regarde pas ! Féminisme de choc, ou punitif pour le regard des autres, et curieuse conception, très unilatérale, de la séduction…

Une autre pensée m’accompagne en direction d’un ami très cher, professeur de littérature dans une université de province, et qui vient de subir une suspension de sa fonction d’enseignant-chercheur, pour trois ans et avec suppression de salaire, à la suite d’une sombre accusation de relations intimes avec quelques étudiantes, consentantes me dit-il (mais je n’ai pu voir encore le dossier). Par ailleurs marié, il vit depuis le déclenchement de cette affaire un véritable cauchemar. 

Boomers, l’époque n’est plus aux bisounours, et le vent a décidément tourné !    

5 réponses à “Du bon usage de MeToo”

  1. Avatar de xavier b. masset
    xavier b. masset

    J’écoutais ce matin Caroline Fourest au micro d’Alain Finkielkraut dire que ce que dénonçait le slogan — devenu mouvement — « Metoo » requérait, en effet, une grammaire à la Maurice Grevisse garante de son bon usage (peut-être que le titre de votre billet en réverbère-t-il l’allusion, tout comme il semble venir à point nommé à la rencontre de l’émission phare et culte de France Culture).
    À l’image de l’œuvre du grammairien belge publiée chez Duculot, les exemples, les citations, les noms propres, sont classés avec la rigueur qui s’impose.
    Les mots et autres maux baladeurs, comme les émois aussi (qu’ils font naître), doivent être corrigés, sans forcément les envoyer tous dans des maisons d’édition de correction, le polygone concentrationnaire de la cancel culture ayant ses propres limites.
    Je me suis toujours trouvé en accord avec votre défense de Woody Allen, sans doute victime d’une lâche vengeance.
    J’observe aussi, confortablement — et sans doute faussement — détaché, que le cinéaste de New York et Paris fit une certaine emplette amoureuse au sein même de la famille qu’il reconstituait avec Mia Farrow, assez infatuée de son aura de réalisateur, very much in love.
    D’ailleurs en complète cohésion, j’allais dire coïncidence, avec les personnages de quelques unes de ses histoires filmées, dans Manhattan par exemple, dans lequel « le visage de Tracy » est comme la diagonale du fou amoureux des angles de la beauté des femmes qu’est Isaac.
    Mariel Hemingway étant, en 1980, l’impressionnant blueprint de sa future relation avec Soon-Yi Previn.
    « Rira » — l’étymologie hébraïque d’ »Isaac » — bien de « metoo » qui rira la dernière.
    Dernière des femmes partageant un ultime sourire ou rire avec le dernier des hommes, avant de donner naissance à de nouveaux jeunes premiers humains (mais cette fois-ci Adam sera conçu aux côtés d’Eve — ou « de sa côte », comme il est mal traduit dans la Bible).

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      J’ai capté moi aussi ce matin, un peu par hasard, l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut et son dialogue avec Caroline Fourest – qui m’avait hier soir remercié de mon billet de blog. Je ne comprends pas les polémiques que soulève son livre, ou ce matin notamment les objections de la femme (j’ai oublié son nom) qui lui était opposée. Caroline a fait à mon avis oeuvre de discernement, donc d’apaisement sur un terrain où tous les excès et emballements de langage semblent permis. Quelle salubre lecture !

  2. Avatar de Aurore
    Aurore

    Bonjour !

    J’ai quitté ma caisse tardivement, hier soir, et le temps de faire les courses, impossible de trouver un moment pour réagir au billet, comme d’habitude excellent du maître.

    Il est cinq heures et je n’ai pas sommeil. La campagne sous les lampadaires de la ville n’est pas encore réveillée.

    Au saut du lit, me voici devant l’écran, assise comme à l’accoutumée, à l’ombre des lumières.

    Je n’ai pas lu le livre de Madame Fourest et je retiens ce qu’en dit le billet dont le titre me fait penser à un livre de Régis Debray : »Du bon usage des catastrophes » où l’on trouve une lettre à un jeune prophète (chapitre IV) et l’auteur, itou, s’adonne à un vieux métier d’avenir dont Monsieur Bougnoux connaît le nom.

    Je ne suis pas certaine que Monsieur Debray regarde d’un bon œil, cet auteur(e) avec un e final pour se mettre dans le coup, lui qui a dénoncé, sans pitié et avec une verve exceptionnelle ce barbarisme, sur le lac des signes du temps.

    Je comprends et j’apprécie la liberté de la petite jeune fille de vingt ans qui, libre dans son corps, a bien le droit de mettre ses charmes en valeur. Mais comme on comprend aussi, la vigilance, la prudence de son entourage qui lui demande de ne pas dépasser les bornes et de faire attention. Face à quelque légère tenue, il est des lourdauds qui ne se retiennent pas !

    Que penserait, aujourd’hui, Honoré de Balzac du comportement de la jeune demoiselle qui fait « sciences po » ?

    Je viens de relire le chapitre IV du « médecin de campagne » où icelui se confesse à un vieil ami.

    Amoureux fou d’une jeune fille de « La petite église » mouvance schismatique née avec les prêtres anti-concordataires de 1801 (encore vivace aujourd’hui, notamment dans les Deux-Sèvres et le lyonnais), il fait en quelque sorte l’apologie de la vertu de cette personne si bien élevée. Tout n’est pas dit entre le « napoléon du peuple » et les « élégies ». Le dernier mot de la confession pose problème, le seul qui nous intéresse, à vrai dire. : MOI.

    En chercher la solution dans « Les vertiges de Me too » ou dans « Le tombeau d’Aurélien » de Claude Imbert qui sait les dénombrer…Pourquoi pas ?

    « Ce culte du lien social, cette passion du « service » à Dieu comme à César – ce service « que tu mets au-dessus même du bonheur », tout cela est chez nous en ruine. Au bénéfice de quoi ? Au bénéfice, ma foi, de libertés profitables au service de soi. Au bénéfice, en somme, du souci de soi… Je te concède qu’il ne nous a pas épanouis autant que nous l’avions espéré. Et tu as raison: la grande maladie intime de notre temps est bien celle du moi. » (Le tombeau d’Aurélien)

    Le lien fait lieu. Et quand l’auteur de « Génération Woody » se trompe, page 204, il sait faire amende honorable et corrige incontinent.

    Je viens de recevoir un message de M. Marcel Gauchet. Lui professeur et moi caissière, nous nous comprenons.

    On est tous concerné par ce rôle d’une dimension souterraine, organisation sous-jacente de l’existence collective ou de leur mode de structuration. Oui mais, me direz-vous, c’est encore un intellectuel, une élite, un petit homme gris qui fait dans l’abstraction. Et qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans, moi pauvre caissière, entre les clients qui défilent et « le nœud démocratique » de mon correspondant qui n’est pas du genre ou n’a pas vocation à dénouer les fils de ma petite existence personnelle, sans aucun intérêt pour les journalistes de CNEWS, ventrebleu !

    Entre les « masses » et les « élites » qui font des livres, envoient leur progéniture étudier dans les grandes écoles, qui ont de bons revenus, prennent des vacances au diable vauvert et qui dénoncent la bêtise de ces ploucs qui votent pour « Trump », aucune possibilité de trait d’union possible. En est-on si sûr ? On rêve d’une maille rongée pour emporter l’ouvrage et libérer et le petit et le gros. Cela exige patience, courage et longueur de temps.

    Il faut aussi avoir de bonnes dents, même dans un fromage de Hollande, pardi !

    Le réel n’est pas un ordre séparé du symbolique et de l’imaginaire.

    Le rideau tombé, les portes du supermarché fermées, la foule sentimentale s’en est allée avec ses affaires dans le coffre.

    Quelque part ou n’importe où, nous avons du pain sur la planche.

    …le principal reste encore à faire.

    Aurore

  3. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    N’ayant pas encore lu le dernier livre de Caroline Fourest ni entendu l’émission d’Alain Finkielkraut, j’en étais restée aux passages déjà édifiants de Génération offensée, abordant un peu le thème brûlant l’air du temps. Merci donc, cher Daniel, pour cette riche incitation à poursuivre.

    Si l’on s’en tient simplement à la Novlangue de MeToo que relève ici et là Caroline Fourest dans G.O., force est de constater qu’un nouveau glossaire fleurit à mesure que l’instance de parole se flétrit. Les « sensitive readers », c’est-à-dire le « sensitiv buro » alias le « politburo » (dixit l’auteure) de la purge langagière (p. 96) viennent en quelque sorte sceller le bien-parler et le bien-penser, résultante de cette « usine à fabriquer des victimes et des censeurs » (p. 111). Dans la mouvance de « La Dictature des identités » (titre de Laurent Dubreuil que cite C. Fourest, il s’agit pour les offensées de préserver des « safe spaces », bulles étanches à l’abri des agents contaminants que sont le débat et l’altérité, à l’abri des « micro-aggressions » offusquantes. A l’appui de Xavier b., oui, un nouveau Grevisse du bon usage est bien en train de voir le jour, j’ajouterai sous la forme : Dites/ Ne dites pas.

    Ex. Dites : Harvey Weinstein est un violeur et portez plainte. Ne dites pas: Tariq Ramadan est un violeur et ne portez pas plainte. « Pour ne pas flatter le racisme «  ( p. 68-69 de G.O., encore). Oui au « féminisme intersectionnel », non au « féminisme laïque, universaliste des bourgeoises blanches islamophobes » ( p. 69-70). Avec le slogan « Name and Shame » : haro sur Roman Polanski, Woody Allen, Nicolas Bedos; silence sur les Mollahs portant brassard « Police des Mœurs et de la Vertu », assassins de Masha Amini (lynchée pour port du voile non conforme) et sur Ahou Daryaei, envoyée dans un Asile Nid de Coucou pour s’être dévêtue par désespoir suicidaire après molestation pour port du voile non conforme, encore, sur le Campus Azad de l’université de Téhéran.

    Alors quand une Caroline Fourest analyse les ombres et lumières du volcan MeToo et dénonce la phase Terreur qui se profile dans cette révolution, quel soulagement! Quand d’autres courageuses voix s’élèvent en faveur de l’esprit critique et la nuance, s’écartant du dogme auquel les femmes sont invitées à adhérer à 98% façon Bélarus, quelle respiration! Quand Daniel dénonce sans réserve « la moraline giclant à plein tube », quelle réconfort!

    Un paramètre oublié, pourtant essentiel dans les sciences exactes, et par suite, dans les sciences humaines, c’est celui de l’ÉCHELLE. Cet « oubli » éclaire à mon sens toutes les distorsions et contorsions idéologiques, consistant à l’aplanissement de tous les phénomènes observés, et culminant dans l’annulation (« cancel ») des plus significatifs.

    En transposition, c’est comme si un « mega-incendie » d’Australie, du Canada, de Sibérie ou d’Amazonie, dévastant durant 2-3 mois brousse et forêts sur 20 millions d’hectares avec perte totale de contrôle, était mis en équivalence avec un feu de garrigue dans l’Hérault ou en Haute- Corse détruisant 10 hectares,
    vaincu en quelques jours par 10 Canadairs.
    Où est passée la vision proportionnelle entre la taille d’un phénomène dans la réalité et sa représentation sur un support, sa mise en mots et en action ? C’est un peu ce que développe Pascal Bruckner (il parle d’échelle de Richter ) dans son livre caustique Je souffre donc je suis, Portrait de la victime en héros, au chapitre « Comparaison et déraison » (p. 147-150), en fustigeant singulièrement le combat hémiplégique d’une Judith Butler et d’autres dans son sillage (on pense à Caroline de Haas parmi elles).

    En considérant comme un « continuum » une affaire de séduction (aïe: l’emprise! ) avec regard appuyé (« eye rape »! ) au viol en série, en passant par des petits gestes anodins, puis déplacés, puis le forcing avec coups et blessures, tout dans le même sac, on rend l’homme suspect per essence, prédateur potentiel ; « micro-agression et macro-agression: même combat.

    Est-ce une surprise si, dans ce contexte où tout se vaut, le collègue qu’évoque Daniel soit pris dans la tourmente : on jette en pâture et condamne de facto à la mort sociale tout individu appartenant au grand ensemble [Nicolas Bedos – Pelicot]. Gare à celle où surtout celui qui osera combattre la « police de la pensée » (sous-titre de G.O.): il recevra au mieux le nouveau nom d’oiseau « normopathe »!

    On rêve, comme dit Aurore citant la fable, « d’une maille rongée emportant tout l’ouvrage ».
    Et on peut, pour finir , partager le clin d’œil ironique de Xavier b. , quand, se référant à un personnage de Woody Allen, il pointe l’étymologie Yitskhak (avec pronom personnel 3e personne et aspect inaccompli:): Rira bien qui rira le dernier, MeToo!

  4. Avatar de Dominique
    Dominique

    Bonjour !

    De grâce, Messires, appelez-moi « MADAME » !

    Quèsaco ?

    Eh bien, prenez le moi de « Me » Too….

    Mettez la première lettre devant ADAM et la seconde derrière !

    Et Madame sera.

    Avec un homme dans le milieu de ses côtés.

    Ma foi, pourquoi pas ?

    Inventer le masculin, ça ne se fait pas seulement avec des livres que l’on présente sur des chaînes nationales d’information, payées par les contribuables même par ceux qui ne les écoutent, ni les regardent jamais.

    « Qu’est-ce que le moi ? » Sans aller chercher le sceptique David Hume, trouvons la réponse dans les lettres interverties de la question, à savoir : « C’est quelque émoi ».

    Pas de francs-tireurs en telle image. On connaît leurs qualités d’envol, certes. Mais leurs qualités de résistance, gente dame, restent à voir.

    Je me demande dans quel monde on vit, bonnes gens, lecteurs de ce commentaire.

    À quand un bon coup de pied dans la fourmilière ?

    Pour l’heure, je ne vois que des insanités qui galopent dans l’agora. Des premiers sinistres en retraite qui gagnent en un mois ce que les travailleurs nourrisseurs, retraités de la terre perçoivent en quatre ans, sans compter leurs énormes privilèges que la loi leur accorde. Et ils n’ont pas honte !

    Les courtisans de cette théorie de malades sortis des grandes écoles, s’offusquent à qui mieux mieux de voir des gens simples, s’écarter de ces faiseurs de faillite, tant matérielle que spirituelle, plutôt tentés désormais de courir allègrement derrière un suivez-moi-jeune-homme bleu marine. Ma foi, pourquoi pas ?

    Ah, le spectre de l’extrême droite ! Savent-ils seulement ce que cette expression signifie ?

    Monsieur Daragon, le bien nommé, et quelques autres, essayent de faire quelque chose, les pauvres…

    Est-ce bien suffisant ?

    Et si l’on renversait le tableau pour voir les choses autrement, au delà des dures et cruelles réalités ?

    Avec une autre loupe, une autre ligne d’horizon, au delà du mur de l’argent et des violences quotidiennes.

    À l’intérieur des terres, travailler un au-delà, un ailleurs où se profile la vraie vie, rade encore inconnue faite de décoïncidence, de hasards heureux et d’enfants rêveurs.

    Elle a raison Aurore de citer le jeune Marx critiquant l’œuvre de Feuerbach : « le principal reste encore à faire ».

    Madame l’écrivain qui avez félicité le randonneur pour son présent billet, tirez votre baguette de son étui féerique et faites advenir, s’il vous plaît, la métamorphose…

    Amitié jardinière

    Dominique

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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