Une tribune publiée dans Le Nouvel Observateur, et signée notamment par Judith Godrèche et Anouk Grinberg, dénonce dans le dernier essai de Caroline Fourest Le Vertige MeToo (Grasset, septembre 2024) un livre truffé d’erreurs, où l’auteure affirme que « tous les #MeToo ne se valent pas » et se demande « comment reconnaître le faux MeToo du vrai ? ». Et les signataires de prier, en conséquence, les jurés du prix Fémina, mis en délibération le 5 novembre, d’écarter de leur sélection cet ouvrage bâclé ou malveillant !
Stupéfiante mise en demeure, qui démontre à elle seule l’ampleur de la dérive précisément analysée par ce livre. Il semble paradoxal de critiquer son défaut de documentation, attestée par quatorze pages finales de notes où Caroline prend soin de sourcer toutes ses citations, ou ses récits d’affaires politiques, médiatiques ou judiciaires dont nous n’avons plus le souvenir. C’était au contraire pour moi, qui viens de consacrer deux jours à lire ces trois-cents pages, un peu le défaut de ce livre, trop copieux quand il nous détaille telle péripétie, ou tel cas où la défense d’une victime a tourné au lynchage injuste de son « agresseur » : Caroline nous demande d’abord, en rappelant ces affaires, de mieux discerner leurs degrés très inégaux d’abus, ou de savoir mieux trier dans ce qu’on nomme un peu vite, d’un terme qui fait amalgame, les « violences sexuelles et sexistes ».
Je comprends mal quel désaccord, ou vieilles rivalités, peuvent détourner ces femmes de ce livre, qui me paraît au contraire particulièrement clarificateur. Donc bienvenu. J’avais déjà beaucoup apprécié, de Caroline Fourest, La Dernière utopie, menaces sur l’universalisme (Grasset 2009), qu’on prendra avec profit pour boussole dans toutes les querelles entourant le wokisme, ou la montée des identités culturelles. Et les démêlés de l’auteure avec le « frère Tarik » (Ramadan) ne manquent pas non plus de pertinence ou de saveur, même si toute approbation de la dénonciation mise en œuvre vous rejettera immanquablement dans le camp des « islamophobes ». Mais de quoi traite plus précisément ce dernier ouvrage, quelles questions de fond soulève-t-il au fil de sa très riche enquête ?
MeToo a constitué une formidable, et combien nécessaire, libération de la parole, qui a fait changer la honte de camp comme on le répète à satiété, en permettant l’écoute des victimes, en faisant reculer (pas sur tous les fronts !) le machisme ordinaire. Tous les progressistes, hommes ou femmes, ne peuvent donc que s’emparer de cet outil de culture, que se réclamer de ce progrès de civilisation. Oui mais ! L’outil se dédouble en un bon et un mauvais MeToo, précieux pour ses bienfaits, nocif dans ses excès – à l’examen desquels est consacrée cette enquête. Faut-il, emporté par la compassion, ou une facile contagion des sentiments, toujours croire les victimes sur parole ? Notre écoute ne doit-elle pas passer par le doute ? Qui permet ce qu’on appelle la présomption d’innocence, une attitude ou une précaution bien oubliées quand le « tribunal médiatique », la rumeur ou la meute qui se déchaînent sur les réseaux sociaux balaient tout examen contradictoire, et piétinent les droits élémentaires de la défense.
Le trauma n’est pas une affaire simple, et j’ai déjà longuement examiné ce point dans mon livre La Crise de la représentation (La Découverte poche 2020), dans un chapitre intitulé « Traversée de la terreur », qui traite notamment des représentations si difficiles de la Shoah. L’excès même de la violence affecte en effet sa mentalisation, ou la capacité de la victime à en rendre compte ; « il neige sur le trauma », comme l’a si merveilleusement développé Marguerite Duras dans Le Ravissement de Lol V. Stein. Ou comme nous voyons aujourd’hui les sites de la mort concentrationnaire repris par la forêt, ou une riante végétation. Disons que la honte, le silence ou une suggestive fabulation font partie des ressources, si faibles, qu’une victime trouve parfois à opposer au sentiment d’avoir été abusée. Son récit, ou ce que la mémoire en enregistre, n’est pas une photographie mais une reconstruction, voire parfois une répétition après-coup, une mise en scène physique pour rejouer l’affrontement, et se persuader qu’on le surmonte. Maudit, le passage par la terreur se laisse du même coup mal dire. D’où la précaution du doute : ne laissons pas la victime s’enliser dans sa position de victime, aidons-la à mieux mentaliser, à articuler symboliquement et ainsi surmonter…
Cette éventualité du risque de fabulation a été bien perçue par Freud, aux débuts de la psychanalyse : les « souvenirs » d’agressions sexuelles, d’inceste ou d’abus pédophiles ne renvoyaient pas nécessairement à un vécu passé, mais relevaient peut-être, parfois, d’une séduction par laquelle le patient se coulait dans l’attente de l’écoute du thérapeute, épousait son propre fantasme théorique (l’Œdipe !). Les « objets » déterrés par l’anamnèse n’étaient pas de bons et loyaux objets, à l’inverse de ces statuettes d’Egypte provenant des fouilles et qui décoraient le bureau de Sigmund, comme pour faire de la réclame à la nouvelle science ; un récit de trauma, pas plus qu’un récit de rêve, n’ont de valeur objective, mais relèvent d’une transaction, d’une co-construction ou d’une séduction ! Ce point m’a beaucoup intéressé dans mon propre livre Le Fantôme de la psychanalyse, Critique de l’archéologie freudienne (PUM 1991), où je posais déjà la question délicate du témoignage concernant la terreur, ou le trauma, qui par définition tendent à échapper à l’ordre symbolique de la représentation. Ce qui complique dès ses premiers pas le projet d’une analyse aux prises avec le transfert, les risques d’hypnose, les biais de la construction (opposée aux reconstructions) et toute la mauvaise foi de la cure !
Caroline Fourest ne s’engage pas dans ces parages, mais elle conduit très bien la discussion sur la crédibilité du témoignage, et ses risques de dérapages. Et elle pointe notamment dans la séductionl’épice ou le moteur, mais aussi le poison de nos relations : comment y renoncer ? Mais comment purifier celle-ci de ses dangers ? L’art de la séduction est une danse qui se pratique à deux, difficile donc à ponctuer, qui l’engage, ou la pilote ? Qui la modère, ou y répond par un jeu sans risque ? Comment à la fois s’y exposer, et s’en garantir ?
Parmi les mises en garde posées par ce livre, il faut mentionner bien sûr la question du degré ou de la gravité de l’accusation. Où commence la violence, et le viol ? Un attouchement, une main aux fesses, une drague lourde ou un propos un peu leste sont-ils à ranger dans la même catégorie qu’une pénétration forcée ? Or l’ouvrage cite quantité de cas où des hommes, mais aussi des femmes (une gynécologue en particulier) virent leur vie abîmée ou détruite par la persécution : la presse à scandale, relayée aujourd’hui par les réseaux sociaux ou une presse en ligne (et Caroline expose un peu en détail les dérives de Médiapart) s’attaque systématiquement aux people, de préférence dans les milieux de la culture ou de la politique ; il est devenu fréquent de voir traîner dans la boue, ou clouer au piloris, de modestes ou maladroits séducteurs vite assimilés à des prédateurs du calibre d’un Weinstein, d’un DSK ou d’un Depardieu. Ne confondons pas Dom Juan avec Casanova ! Gardons notre discernement, et le sens des mesures, en ne brandissant pas trop vite le couperet d’accusations disproportionnées (dont se repaît une presse à sensation avide de fabriquer du scandale qui multiplie la vente de papier ou les clics).
Que d’indignations outrancières, que de moraline giclant à plein tube dans ces successives et incessantes « affaires » ! Quel dommage de voir le féminisme se galvauder en une « police du cul » (pour reprendre le mot d’Ovidie) ! Et certaines victimes s’enfermer dans un rôle qui les détruit plus sûrement que les violences alléguées… Une gauche libertaire s’est changée en gauche victimaire, à la façon dont une gauche universaliste a pris le tournant d’une gauche identitaire, prompte à définir sans appel chacun par sa culture. Moyennant quoi les agressions seront condamnées selon deux poids et deux mesures, voire fortement blanchies quand elles proviennent de « cultures » qui excusent ou prônent les mutilations sexuelles, les mariages forcés ou tous les abus de la polygamie… Ou (Judith Butler), d’une virilité testostéronisée. Car le mot d’ordre est de ne surtout pas « stigmatiser », ou de prêter à l’accusation d’islamophobie – et c’est ainsi que le 7 octobre 2023 est présenté et défendu, dans des lieux universitaires (donc comptables d’un certain universalisme de la pensée), comme une initiative héroïque de la résistance palestinienne.
Caroline Fourest a raison de distinguer ce qu’elle nomme une « zone grise », où certaines de ses consoeurs tranchent abusivement : que savons-nous au fond des voies du consentement ? Des jeux équivoques de la séduction ? Des méandres subtils du désir et du cœur ? De l’emprise, qui de fait accompagne l’amour comme son ombre portée ? En bref, les meilleures pages de son livre nous incitent à faire preuve d’un peu plus de nuance, de discernement ou de retenue (ce qui ne veut pas dire d’indulgence) que n’en témoignent les emportements des réseaux sociaux.
Mais elle n’hésite pas, en revanche, à dénoncer dans les milieux du cinéma, qu’elle connaît bien pour avoir elle-même réalisé quelques films, les trafics d’un commerce des corps à peine voilé quand il s’agit de Benoît Jacquot, Jean-Claude Brisseau, Jacques Doillon ou Abdellatif Kechiche : que de scènes sexuelles tournées et reprises au-delà du nécessaire, pour satisfaire d’abord la pulsion voyeuriste du réalisateur ! Comme fait dire plaisamment Marivaux à un amant trompé, dont le rival imagine de porter au théâtre son amour bien réel, et ainsi l’affiche tout en le vivant devant l’autre (Les Acteurs de bonne foi), « ils font semblant de faire semblant ! ».
Traitant de cinéma, Caroline Fourest détaille longuement le cas de Polanski, et déplore qu’on hésite aujourd’hui à programmer de lui une rétrospective, par peur des foudres ou des piquets féministes faisant barrage devant les salles. Elle discute aussi très bien, au passage, la délicate et toujours reprise distinction entre l’artiste et son œuvre : les œuvres (littéraires, cinématographiques, picturales) ont une âme ou une vie à part, qui nous transcendent, qui exigent que nous les protégions. J’ai été d’abord surpris, lisant ses pages sur Polanski, qu’elle ne traite pas de Woody Allen ; j’avais en effet, voici deux ans, porté rue d’Aboukir mon livre Génération Woody en espérant la rencontrer, et obtenir d’elle un compte-rendu. Vu de la rue, le siège du journal qu’elle dirige, Franc tireur, est un véritable bunker, sans enseigne ni boîte aux lettres ; par bonheur un livreur de papier téléphona devant moi avec un code, et je pus me glisser à sa suite dans l’escalier, hélas la patronne était absente et je laissais mon livre sur son bureau. Je ne sais si elle l’a jamais ouvert, et mon dépôt resta sans réponse, ni compte-rendu ; elle reprend toutefois (à deux reprises, pages 85 et 106) dans son propre livre une faute que j’ai commise dans le mien en mentionnant, concernant Polanski, son enfance dans le ghetto de Varsovie, alors qu’il s’agit de Cracovie… Mon argumentation défendait Woody sur deux plans, celui de ses films (si importants, pas seulement pour notre génération), et celui de sa vie privée, entachée par les accusations très probablement mensongères de Mia Farrow ; le « cas Woody » tel que je le détaille aurait pu, dans le cadre de ce livre de Caroline Fourest, constituer un cheval de bataille intéressant contre les abus de MeToo, mais elle le survole assez rapidement.
Deux pensées m’accompagnent encore avant de clore ce trop long compte-rendu ; je songe à l’une de mes petites-filles d’abord, qui me fait mesurer le chemin parcouru. À vingt ans, celle-ci (étudiante à Sciences-Po) s’habille de façon provocante, elle se rendrait dans une boîte de nuit en nuisette transparente si on la laissait faire, et elle répond aux mises en garde que c’est aux garçons de savoir se tenir (ou se retenir), qu’elle a en effet de beaux seins, de belles jambes mais que son corps lui appartient, et ne les regarde pas ! Féminisme de choc, ou punitif pour le regard des autres, et curieuse conception, très unilatérale, de la séduction…
Une autre pensée m’accompagne en direction d’un ami très cher, professeur de littérature dans une université de province, et qui vient de subir une suspension de sa fonction d’enseignant-chercheur, pour trois ans et avec suppression de salaire, à la suite d’une sombre accusation de relations intimes avec quelques étudiantes, consentantes me dit-il (mais je n’ai pu voir encore le dossier). Par ailleurs marié, il vit depuis le déclenchement de cette affaire un véritable cauchemar.
Boomers, l’époque n’est plus aux bisounours, et le vent a décidément tourné !
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