Dans ces jours de deuil qui rendent impitoyablement sélectif, ou intolérant, nous n’avons plus vraiment envie de lire ou d’aller au cinéma, envie de nous distraire d’aucune façon. Seules les œuvres qui nous parlent de notre état peuvent nous retenir ; de même les conversations amicales ne sont pas rompues, mais elles ne peuvent se poursuivre que sur ce fil-là, qui resserre fortement les liens d’amitié (hier avec Antoine et Colette Spire de passage à Grenoble), ou au contraire les éloigne, rendant nos amis oiseux dès qu’ils préfèrent parler d’autre chose.
Quels films tiennent le coup à travers ces jours sombres ? J’ai remué longuement avant-hier le désordre qui parfois me sert d’archives avant de retrouver, au fond d’une caisse de livres rapportés de vacances, le DVD de Gens de Dublin, le dernier film de John Huston (qui adapte « The Dead », la dernière nouvelle du recueil Dubliners de James Joyce). Je savais, pour l’avoir visionnée déjà plusieurs fois, que cette histoire tombait à pic – pourquoi ?
Comme dans le cas de La Chambre verte de Truffaut, Dubliners est un film tourné par un homme qui, se sachant au seuil de la mort, y confie son dernier message d’artiste et de penseur de la condition humaine, la contrebande d’un testament. Pourquoi ce réalisateur, auteur de films parfois médiocres (La Nuit de l’iguane) et d’autres visionnaires ou poignants (Moby Dick, African queen…), a-t-il choisi ALORS d’adapter cette courte nouvelle, qui peut passer pour subalterne voire mondaine ? Si les quinze dernières minutes de ce film touchent pour moi au sublime, je ne les attends pas pour m’enchanter, dès les premières images, de ces préparatifs fiévreux d’une fête (modeste) donnée au domicile de vieilles demoiselles qui attendent rituellement leurs hôtes, et se racontent des histoires d’oie rôtie pas assez ou trop cuite, de pudding ou de comparaisons entre les chanteurs d’opéra. La musique tient une grande place dans ces vies étriquées, mais elle tourne autour d’un piano droit où la jeune sœur (Mary Jane) enchaîne avec application des airs désuets, ou bien c’est sa vieille tante, Julia, qui se lance à chanter encore une fois (d’une voix moins assurée qu’avant) « Parée pour les noces », une vieille ballade irlandaise.
Pourquoi ce cadre banal m’est-il à ce point poignant ? Est-ce d’avoir été trop sensible à l’Irlande, qui fut pour moi le cadre de deux « voyages Zellidja », en 1961 (année de mon bachot) puis 1963 ? Nous y sommes retournés en famille dans les années 90, pour faire connaître tout cela aux enfants, hélas rien ne se ressemblait plus ! Et j’ai haï en particulier les environs de Galway et l’entrée dans le Connemara, jadis livrés au noble dépouillement des îles d’Aran (vers lesquelles j’avais négocié mon passage en aidant à charger un bateau de tourbe, combustible là-bas manquant), et aujourd’hui souillés par les alignements de MacDo, de pompes à essence et de B&B avec vue sur la mer…
Si « mon » Irlande n’existe plus, que dire de celle de 1904 où l’on ne parcourt Dublin qu’en fiacre, ce soir des environs de Noël où la neige n’arrête pas de tomber ? La beauté de ce film (envoûtante pour moi seul peut-être) est de se placer sub specie mortis, comme nous disions en philosophie, du point de vue d’une mort, ou d’une éternité, qui embaume ici les vivants et leurs moindres paroles. Qui les expose sous un globe de verre pour dessus de cheminée, ou les enfouit à jamais dans une géode, une vacuole où les améthystes riches de tous leurs éclats continuent obscurément sous terre de rayonner.
Regarde, semble nous dire John Huston, je me limite pour finir à filmer dans ce cadre, étriqué bien sûr et daté autant qu’on voudra, comme nous le serons tous quand la mort aura fait son œuvre. Tel un chirurgien qui manipule ses pinces à travers la minuscule fenêtre du drap, le champ opératoire du film semble exigu, mais il touche pourtant au sang qui circule entre les êtres, jusqu’à rendre palpables les âmes. Pour ces « gens de Dublin », suggère le film, la vie s’est arrêtée sur cette ligne du temps et ils n’auront connu que cela – les fiacres avant les automobiles, les chansons chevrottées quand on n’avait pas la hifi, le quadrille des lanciers plutôt que le rock… Leurs conversations décentes avaient soin d’éviter le sujet de la religion, de la dernière encyclique du Pape Pie X, ou bien sûr des menées républicaines ; on y célébrait la vieille et loyale hospitalité irandaise, on y trinquait de bon cœur, on y effleurait les doigts d’une femme célibataire à laquelle on glisse à l’oreille, au moment de se séparer dehors dans la nuit, comme il ferait bon de se marier pour avoir chaud ensemble au lit ! Malgré tant de convenances et de retenue, sans esbrouffe ni effets spéciaux, tout ne se trouvait-il pas dit ?
Gabriel et Gretta Conroy
(Donal McCann et Angelica Huston)
Je feuillette ce film charmant comme un album de photos de famille, un peu sépia ou noir et blanc, où vibrerait « l’inflexion des voix chères qui se sont tues »… Toujours tante Julia s’avance pour chanter en y mettant toute la ferveur de ma grand-mère, tandis que des invités grossièrement se retirent pour recharger leurs verres et profiter du buffet ; sa sœur Kate, plus prosaïque, passe les plats en refusant de s’asseoir tant que le dernier convive ne sera pas servi. Freddy Malins, le jeune homme légèrement taré (mais tellement spontané et vivant) que sa si respectable mère surveille, tout en redoutant ses possibles écarts…, je l’ai connu bien sûr dans un autre cadre, qui ressemble pourtant tellement à celui-ci ! Les époques, les pianos et les chansons évoluent, mais pas le cœur des hommes ; ni cet escalier où l’on grimpe vers la lumière et la chaleur sociale, en s’ébrouant de la neige et du froid qui règnent au-dehors ; ni Gabriel Conroy (Donal McCann) tripotant nerveusement son discours, qu’il prononcera avec une éloquence terriblement désuète, mais tellement adaptée à ce décor ! Car nous avons tous croisé ce Gabriel, pas très sûr de lui malgré son apparence forte ou majoritaire ; c’est à lui de découper l’oie, à lui de prononcer rituellement un délicieux (quoique ampoulé) remerciement. Mais quand ils se retrouvent tous deux seuls, dans cette chambre de l’hôtel Gresham que Gretta et lui ont réservée, que saura-t-il dire à sa femme ?
Le film a basculé en effet au moment où, quittant leurs hôtesses, Gretta Conroy (jouée par la propre fille de John Huston, Angelica) s’est immobilisée dans l’escalier à l’écoute d’une dernière chanson : le ténor Bartell d’Arcy, qui s’est fait prier toute la soirée, vient enfin d’entamer la ballade du « Lass of Aughrim », dont l’écoute fige littéralement de ravissement ou d’effroi la belle silhouette de Gretta, posée en contre-bas d’une espèce de vitrail. « My baby is cold within my arms / But none will let me in… ». Devant son silence obstiné lors du retour en fiacre, puis dans la chambre, Gabriel la presse de question : pourquoi cette soudaine mélancolie ? Elle lui avoue enfin que cette mélodie lui était chantée à Galway, où elle habitait chez sa grand-mère, par un jeune garçon avec lequel elle avait l’habitude de se promener, Michael Furey ; il travaillait à l’usine à gaz quand, déjà malade, il est mort « pour elle » à l’âge de dix-sept ans, alors qu’elle-même partait rejoindre le couvent.
Tandis que Gretta-Angelica sanglote sur l’oreiller où elle finit par s’endormir, Gabriel se rapproche de la croisée où tourbillonne la neige, et il médite durement. Sa femme a donc connu un autre grand amour, qui vit toujours dans son cœur et contre lequel il ne peut rien, comment rivaliser avec un mort ? Ou avec son chant ? « Gabriel se sentit humilié par l’échec de son ironie et par l’évocation de cette figure revenue d’entre les morts, un garçon qui était à l’usine à gaz. Tout le temps qu’il avait été plein des souvenirs de leur vie secrète ensemble, plein de tendresse, de joie et de désir, elle l’avait mentalement comparé à un autre. Il prit brutalement conscience de sa propre personne dans la honte. (…) Ainsi il y avait eu dans son existence cet événement romanesque : un homme était mort pour elle. (…) Il songea à la façon dont celle qui reposait à ses côtés avait enfermé dans son cœur pendant tant d’années cette image des yeux de son amant à l’instant où il lui avait dit qu’il ne souhaitait pas vivre. / Des larmes généreuses emplissaient les yeux de Gabriel. Il n’avait lui-même rien éprouvé de tel pour une femme, mais il savait qu’un tel sentiment devait être l’amour. (…) Son âme s’était approchée de cette région où demeurent les vastes cohortes des morts. Il avait conscience de leur existence capricieuse et vacillante, sans pouvoir l’appréhender. Sa propre identité s’effaçait et se perdait dans la grisaille d’un monde impalpable : ce monde bien matériel que les morts avaient un temps édifié et dans lequel ils avaient vécu était en train de se dissoudre et de s’effacer. »
(Je recopie sans ennui le texte de Joyce dans la traduction de Jacques Aubert, placé par le film en voix off dans le monologue intérieur de Gabriel. L’écran s’élargit jusqu’aux paysages de l’ouest irlandais livrés à la neige, tandis que le texte s’achève) : « Oui, les journaux avaient raison : la neige était générale sur toute l’Irlande. La neige tombait sur chaque partie de la sombre pleine centrale, sur les collines sans arbres, tombait doucement sur le marais d’Allen et, plus loin vers l’Ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon. Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière solitaire perché sur la colline où Michael Furey était enterré. Elle s’amoncelait drue sur les croix et les pierres tombales tout de travers, sur les fers de lance du petit portail, sur les épines dépouillées. Son âme se pâmait lentement tandis qu’il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin dernière, évanescente, tomber sur tous les vivants et les morts. »
… « Faintly falling, like the descent of their last end, upon all the living and the dead. » Le dernier mot de la nouvelle répète donc son titre, que Jacques Aubert a traduit par « Les morts », mais qu’on pourrait intituler aussi justement « Le mort » conformément au fil directeur de l’intrigue quand Gabriel, dans la chambre, revoit toute cette société charmante et surannée à travers le regard du mort : Michael Furey, le moteur immobile de toute cette histoire, ou son deus ex machina, celui qui a contemplé et aimé avant lui Gretta.
Il est extrêmement troublant, ou touchant, que ce nivellement par la neige des vivants et des morts se polarise pour finir sur la tombe d’un seul, à jamais absent, mais tellement présent ou essentiel à cette histoire. Et que Gretta porte infiniment le deuil de ce garçon, comme Angelica s’achemine (en 1987) à travers ce tournage vers celui de son père.
P.S. Je dois faire amende honorable pour avoir écrit (et redit ici même) que La Chambre verte était le dernier film de Truffaut. J’avais tout faux et Nicolas Mouton me remonte amicalement les bretelles : « La chambre verte n’est pas le dernier film de Truffaut, puisqu’il est de 1978, et qu’il en sortira presque un par an jusqu’à Vivement dimanche, en 1983 – pardon de faire ainsi mon Trissotin. C’est un film bourré de défauts, et qui n’est pas le meilleur de Truffaut, mais cependant je l’adore. Car je crois qu’il a été d’une sincérité totale en l’écrivant, et en le jouant à sa manière. Sa correspondance (publiée en 1988 je crois) montre bien comme depuis la mort de Françoise Dorléac il était obsédé par la disparition des êtres chers. Il se sentait un devoir de fidélité envers eux et continuait de dialoguer avec eux, comme s’ils s’étaient ‘absentés’».
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