« Comment, dans un pareil monde, la chose publique et les intérêts collectifs seront-ils encore représentés ? », demandais-je à la fin de mon dernier billet, consacré (en suivant Dany-Robert Dufour) aux méfaits de l’ultra-libéralisme.
La dramatique démission de Nicolas Hulot, en direct sur France-inter mardi matin 28 août, ne se laisse pas regarder sans émotion sur les sites qui la diffusent désormais en boucle. Grâce aux caméras qui transforment les studios de la radio en petits plateaux de télévision, nous pouvons non seulement entendre le discours très construit, quoique apparemment improvisé, du ministre, mais voir son visage tendu, sa paupière crispée : il est en train de prendre, de vivre la décision la plus difficile de sa vie et cela se voit, autant que la stupeur de ses deux discutants, Nicolas Demorand et Léa Salamé, qui n’en reviennent pas de bénéficier gracieusement d’un tel scoop. Court-circuitant le protocole, Nicolas Hulot sans prévenir personne a choisi ce plateau pour y dégoupiller sa grenade, et son choix médiatique, compréhensible de la part du promoteur de la très populaire émission de télévision Ushuaïa, bouscule là encore. Mais la stratégie d’une pareille énonciation s’avère payante : l’appareil médiatique n’est-il pas la matrice ou la couveuse du monde politique, comme l’écologie celle de l’économie ? S’il voulait frapper les esprit, et avec cette force, le ministre ne pouvait élire pour son annonce fracassante un meilleur site de lancement.
Au point où nous en sommes d’un désastre annoncé, chiffré, martelé, mais qui laisse encore le plus grand nombre indifférent, le rôle essentiel revient désormais aux médias : comment, à bout d’arguments, parvenir enfin à frapper les esprits et produire un peu de la tant attendue « prise de conscience » ? Nicolas Hulot enrageait sans doute de peiner à convaincre ses partenaires du ministère, il rêvait nécessairement d’un grand coup, d’un électro-choc : sa démission était une arme one shot, la seule peut-être qu’il pouvait finalement utiliser. Encore devait-il, comme au Scrabble, placer le mot sur la bonne case, celle qui triple ou décuple la mise. L’animal des médias que le ministre est aussi ne s’y est pas trompé, ses mots ont touché très fort, au-delà de toute l’histoire du 7/9 sans doute, et ils deviendront aussi célèbres peut-être que le discours de Malraux introduisant la dépouille de Jean Moulin au Panthéon : le cortège des suppliciés se profilait dans le verbe grandiloquent du ministre-écrivain, comme se bousculaient dans le désespoir affiché mardi par l’autre ministre d’Etat les abeilles, les ours polaires ou le triton cendré promis à l’extinction. Toute une planète en surchauffe, en voie de délabrement, abandonnée aux profiteurs aveugles du marché et à leurs relais au sommet de l’Etat, nous parlait par la voix angoissée du ministre dépassé par l’urgence de la tâche, écrasé par la foule de ceux auxquels il donnait ainsi la parole, les éternels sans-voix de la biosphère, les perdants de la représentation.
Cette émission fait déjà date par la forme comme par le fond : par l’aveu, terrifiant, de celui qui n’a pas pu, pas su malgré ses pouvoirs apparemment étendus parer au plus grave et nous protéger contre le pire ; son auto-critique, son évidente sincérité nous touchaient au plus vif dans la mesure où l’action en politique, pour aboutir, doit être relayée par un mouvement d’opinion qui, autour de l’écologie, n’a pas vraiment pris forme ni essor. Cette émission, cette démission y contribueront – peut-être ? Mais l’événement politico-médiatique auquel nous venons d’assister invite aussi à une réflexion, philosophique, sur les rapports entre l’écologie et l’économie, sont-elles à ce point ou nécessairement incompatibles ?
La rotation rapide des ministres de l’environnement, un véritable siège éjectable depuis la création du poste dans les années 70, plaide en ce sens. « L’environnement » n’est pas un périmètre délimitable, et son responsable relève de tous les autres ministères, agriculture, transports, budget, santé, choix industriels etc. Il est donc pour ses collègues un permanent poil-à-gratter, un empêcheur de décider en rond. Au nom de quoi se prennent en effet la plupart des décisions de l’exécutif, toujours guidé par le court-terme, le calcul électoral, une croissance pourvoyeuse d’emplois et la pression des lobbies ? Sans compter un certain consensus national autant qu’international, qui remet à plus tard des mesures que l’urgence du présent, et d’une opinion d’abord consommatrice acharnée à conserver ses acquis, lui dictent impérieusement, somnambuliquement… Et ceci sans doute quelle que soit la qualité du personnel en place et auquel, à l’exception de son collègue de l’agriculture, Hulot a tenu à rendre (paradoxalement) hommage.
Le clash entre les lois de l’économie et celles, plus englobantes, moins évidentes, de la dimension écologique des problèmes vient de si loin, et agit à une telle échelle, qu’il exonère sans doute nos fragiles décideurs : Macron lui-même, avec son dérisoire, son rhétorique « en même temps » se montre incapable de concilier ces deux dimensions typiquement antagonistes-complémentaires ; non par mauvaise volonté sans doute, ni par aveuglement vis-à-vis de phénomènes d’une terrible évidence. Macron n’est pas Trump ; pourtant, lui aussi doit remettre à un éternel « plus tard » des mesures qui, dans l’immédiat, grèveraient la croissance, fermeraient des emplois et susciteraient immanquablement, ici et là, la grogne des adeptes (majoritaires) du statu quo, ou de l’individualisme consumériste. Il n’est pas amusant de trier ses ordures, de réduire sa vitesse au volant, de manger moins de viande, de renoncer par frugalité à trop prendre l’avion ; ou de choisir son vélo plutôt que sa voiture pour une course de proximité. L’écologie a un coût, elle demande du temps, de la persévérance et quelques frustrations, pour des résultats pas immédiatement évidents.
Pourtant la sensibilité écologique progresse. J’avais donné ce titre au dernier numéro de la revue, Silex, que j’avais fondée et dirigée à Grenoble, de 1976 à 1980 ; 70 % de nos concitoyens paraît-il s’en réclameraient aujourd’hui… Belle avancée, mais avec quels effets ? Il est important de démontrer philosophiquement, théoriquement, que bien loin d’être leur adversaire ou rivale, l’écologie est la matrice enchâssante de nos activités et de nos échanges économiques ; qu’avant ou autour du marché il y a la biosphère, avec ses échanges nourriciers, essentiels pour notre reproduction ; qu’avant ou au-dessus du monnayable et des valeurs vénales, se tiennent les valeurs vitales, morales, ou tout simplement les communs, tout ce qui nous est donné de naissance, en partage entre tous comme l’eau, le climat, les espèces vivantes ou l’air que nous respirons, qu’il serait catastrophique de marchandiser… Il y a, es gibt en allemand, ces communs relèvent d’un don primaire, inaliénable – pour combien de temps ?
Sur un plan plus pratique ou terre-à-terre, l’écologie n’est pas l’ennemie d’une économie bien tempérée, et Hulot signalait dans son discours de mardi que des mesures de prévention ou de sauvegarde, comme les aménagements d’un habitat climato-compatible, les travaux d’isolement pour réduire les pertes thermiques et énergétiques, ou une agriculture de proximité…, pourraient générer des milliers, des millions d’emplois peut-être. Ces choix hélas, bien illustrés dans le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent (qui a fait un tabac en salle) heurtent les calculs ou les routines des super-structures qui nous gouvernent. Et ne génèrent pas, pour leurs décideurs, les mêmes occasions de pouvoir et sources de profits.
La dimension écologique est complexe et passionnante parce que peu visible et généralement cachée, à l’exception des grandes catastrophes de type Tchernobyl ou des feux de forêts qui viennent de ravager, cet été, la Californie, la Grèce ou la Scandinavie ; ou de l’air chaud qui provoque les typhons des Philippines, des Caraïbes et qui asséche chaque année davantage le sol africain. Le désordre écologique opère à bas bruit, disparition d’espèces animales, écrasement de la bio-diversité, pollutions, cancers… Frappé d’une véritable crise de la représentation, il est urgent de le scénariser, de le montrer aux mal-voyants et entendants de tout poil qui persistent à faire comme avant, à oublier. Curieusement, le mouvement écolo lui-même, enlisé dans ses querelles de chapelles et ses surenchères gauchistes, peine à accéder à la représentation nationale. Comment, de cette double crise de visibilité, sortir ?
Le coup de gueule très opportun, médiatiquement très réussi de Nicolas Hulot mardi matin, et sa détresse palpable, sont une contribution majeure, et qui fera date parions-le, dans cette nécessaire mise en scène de notre condition écologique. Changera-t-il l’ancien logiciel dominé par le court-terme et le théâtre dominant d’un affairisme économique indigne, qui ne fait que souiller le visage de la Terre ?
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