Depuis quelques décennies, Thanatos a tendance à suivre le même chemin qu’Eros, tous deux font reculer l’ordre symbolique. On ne se marie plus en robe blanche, et d’ailleurs à quoi bon se marier ? L’affect entre en révolte contre l’institution, c’est à chacun à présent de ritualiser sa passion amoureuse comme de composer son deuil, sans revêtir d’habits particuliers, selon sa propre psychologie et ses ressources familiales, amicales ou sociales.
Simultanément, j’ai noté dans un précédent billet que le consumérisme ou l’individualisme ambiants ne se montrent guère favorables aux endeuillés ; bien loin de codifier le deuil, nos contemporains auraient tendance à l’escamoter. Une société tendue vers la nouveauté fête le remplacement et l’oubli ; de même nos amis très spontanément nous invitent à dialectiser le chagrin.
Or le mort justement ne se remplace pas, sa disparition ne donne lieu à aucune éclosion, elle ne porte aucun fruit. Nous nous heurtons à la mort du tout proche, au point que nous ne savons que piétiner (répéter, sangloter) devant ce trou, totalement impuissants à passer (penser) à autre chose… Brieuc nous a été arraché, et cela (ou ça) ne se laisse vraiment dire à personne : plus on dialogue avec le mort et plus on va vers le silence.
Une telle mort en effet annonce un peu la nôtre ou, pour le dire autrement, toute disparition d’un proche s’apparente à un meurtre. Ceux qui renâclent à sublimer, ou dont la vie tourne obstinément autour du disparu font donc facilement figure de pestiférés ou de gêneurs, qu’on préfère vite éviter.
Pourtant l’aveu de vulnérabilité inhérent au deuil, ou dirai-je plus généralement les aveux du deuil réveillent une chaîne de solidarité entre ceux qui y sont passés, et se découvrent par là concernés. On ne gagne rien au deuil ? Si, cet état nous rend plus affectifs, plus attentifs aux partages émotifs, de sorte que la blessure qu’il nous inflige ranime notre fragile humanité – cette évidence première que l’humanité est fragile, mais aussi que nos liens compassionnels sont eux-mêmes des plus éphémères, ou ténus.
Dans ce contexte, qu’apporte au « travail du deuil » (au fameux T.D. introduit et théorisé par Freud en 1915) le fait d’écrire ? A quoi bon en tenir le journal ? Pour certains (dont je suis), le T.D. ne peut être accompli que par l’écriture, qui correspond à un vrai travail, plus efficace à mon avis que les larmes. Et certes il faut pleurer, comme si la poche accumulée du chagrin demandait à être percée et dégorgée dans le flot répété des pleurs. Mais cette déploration primaire me semble bloquer l’idéation, ou somatiser l’analyse en son sens étymologique de dilution, d’éclaircissement du trauma. Parce que nous sentons que la Mort, soit le Réel par excellence, ne se laisse pas symboliser c’est-à-dire substituer, subsumer…, nous ne pouvons que massivement la heurter. Brieuc n’est plus et nous ne connaissons aucun moyen de le faire revenir, nous nous cognons à sa mort comme à une pierre, à ce qui ne passe pas et nous résiste infiniment. Se pourrait-il que l’écriture, qui sème un par un sur le chemin de la mort les petits cailloux des mots, garde une vertu transitionnelle – entre la vie et la mort justement, ou entre le défunt et nous ?
Je vois dans ce travail de l’écriture une tentative de fissurer ce bloc ou cette pierre, en y gravant quelques signes. On sait que la pierre constitue le premier des signes, la commémoration la plus irrécusable. Et que les fonctions funéraires de l’écriture se trouvent d’abord attestées dans la figure lapidaire de la stèle. Victor Segalen a écrit là-dessus des pages d’une force inouïe, la préface notamment du monumental poème intitulé Stèles. Je développerais volontiers sa leçon en ajoutant qu’écrire consiste à attaquer cette opaque minéralité, à la fluidifier – de même que toute l’histoire des signes trace un chemin de plus en plus immatériel, et volatil, depuis les bornes lourdement disposées au long des routes jusqu’aux pixels et aux octets de nos écrans.
Tout signe, écrit ou parlé, apparaît donc transitionnel, du grave vers le plus fluide ; écrire (pour demeurer dans le domaine chinois balisé après Segalen par François Jullien) c’est se remettre sur la voie, ou le tao : rendre ce monde frayable. La chaîne d’écriture imite en cela la marche, l’enchaînement des pas ; par elle on cesse de piétiner, on avance. Du sein du marasme du deuil qui frappe de stupeur, ou d’immobilité, le travail consiste à articuler des chaînes de mots qui nous feront retrouver le mouvement, et du même coup réinventer un espace qui rende la pensée spacieuse, non collée (fascinée) à l’écrasante évidence du trauma ; écrire pour recréer « la région où vivre » (Mallarmé), et où désirer, ouvrir un ailleurs qui ne soit pas une diversion mais une perspective, et une ligne de fuite. Un texte semble mieux favoriser cela que l’image : les (nombreuses) photos de Brieuc postées sur ce blog n’ont que trop tendance à nous fasciner, jusqu’aux larmes, tandis que les phrases contiennent le trauma, ou nous en décollent un peu.
D’une certaine manière, écrire rejoint l’opération baptisée par Hegel Aufhebung, cette suppression-remplacement (ou promotion) inscrite au principe de sa dialectique. Il nous faut, répète le philosophe, mourir « au corps » pour mieux renaître à l’esprit. C’est par exemple en enfouissant dans le sillon-labour de la ligne la graine du signe (le semeion grec qui s’entend aussi comme semence) que l’écriture promettrait la récolte de la lecture, ce regard orienté, linéaire qui moissonne les signes ou les fauche ; une visée qui fait lever à travers la présence matérielle du signe sa signification « spirituelle ». Cette semaison sémio-dialectique ne supprime ce qu’elle enterre que pour mieux engranger ; le signe-grain doit mourir pour mûrir, et renaître au décuple… Maniée par l’optimiste Hegel (quel philosophe affirma mieux que lui la passion du « progrès », et la fécondité d’une mort logée au cœur de la vie ?), la dialectique s’identifie ainsi au schème chrétien de la résurrection, ou au bon usage de la mort.
Les récentes fêtes de Pâques et leurs carillons de cloches sonnant à la volée ne nous ont pas rendu Brieuc, mais le message chrétien repris par Hegel permet peut-être d’envisager une vie dans les signes, une ligne ou un sillon de vie prolongés par l’écriture, et que la mort physique n’empêche pas.
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