Dans un peu moins d’un mois s’ouvrira à Cerisy-la-Salle une semaine d’un colloque consacré au centenaire d’Edgar Morin (né le 8 juillet 1921), sobrement intitulé « Edgar Morin, le siècle ». J’avais moi-même co-dirigé (avec Serge Proulx et Jean-Louis Le Moigne) la décade de 1986, « Arguments pour une méthode », dont le souvenir me poursuit : comment oublier la vivacité d’Edgar, entouré alors de ses amis Cornelius Castoriadis, Henri Atlan, Jean Daniel, André Burguière ou Jean-Francis Rolland ?… Homme-colloque à lui seul, Edgar se démultipliait au fil de ces dialogues dans un feu d’artifice nourri, toujours relancé d’idées, d’interventions, de bons mots. Sa présence, son effervescence semblaient inépuisables.
Trente-cinq après, ces nouvelles rencontres (dirigées par Pascal Ory et Claude Fischler) s’annoncent moins festives, et nous ne sommes pas certains de la participation physique d’Edgar, qui risque de se rabattre sur quelques visio-conférences organisées depuis sa maison de Montpellier. Je m’y prépare néanmoins en relisant avec soin quelques ouvrages ; je suis entré dans l’œuvre d’Edgar en 1980, par la découverte fortuite de La Méthode (tomes 1 et 2), où je vois toujours une entreprise d’une force et d’un courage intellectuel de première grandeur. J’ai intitulé ma propre conférence « Le tourbillon trublion de La Méthode », avec ces quelques lignes de présentation : « Ainsi, un auteur connu comme sociologue a eu l’énergie de se documenter assez pour plonger dans le tableau inouï des mécanismes à l’œuvre dans l’univers, qu’il semblait embrasser… Lisant La Nature de la nature, puis La Vie de la vie, j’ai adhéré à cet impetus cosmique qui ouvre grandes les fenêtres ; mais je rencontrais aussi les objections de ses critiques ou rivaux, qui blâmaient des complaisances de langage, ou une fantaisie peu compatible avec la rigueur scientifique. Comment, en recherche et en pédagogie, placer le curseur entre l’imagination et la raison, entre l’enthousiasme du néophyte et une froide démonstration ? »
Vices et vertus des cercles
Je tenterai ici, en quelques notes successives, de documenter cette question de la recherche ou de la pédagogie selon Morin. Recherche, comme je l’ai développé dans un précédent billet, dérive du verbe ricercare qui veut dire aussi tourner en rond (notamment avec la forme musicale illustrée par J.-S. Bach avec « L’art de la fugue »). Cela concerne les vices ou les vertus de certains cercles, qui ne sont pas étrangers non plus à la forme ou au projet d’une en-cyclo-pédie. Par où entrer ? Classerons-nous Edgar Morin comme sociologue, philosophe, épistémologue ou penseur carnavalesque ? Son œuvre de La Méthode nous renvoie la question : comment classer, sur l’assurance ou sur le fond de quel savoir ?
Si penser suppose qu’on distingue, Morin nous apprend d’abord à distinguer sans disjoindre. D’où sa Méthode, un chemin étymologiquement ; la chaîne des concepts sans lesquels il n’y aurait point de connaissances y est présentée et comme revécue à l’état naissant. Cette école de la recherche propose une écologie de nos modèles de pensée – de nos « paradigmes » ; une raison bouillonne en émergeant de sa niche, qu’elle façonne en s’organisant ; le savoir n’a pas rompu avec l’élan, ni avec la saveur ; selon une tradition française de la philosophie (Montaigne, Descartes, Pascal ou Diderot), une pensée y chemine à la première personne, et se mesure sur le ton du récit aux ténèbres du monde.
Morin rend contagieux son étonnement ou sa jubilation devant la possibilité de la connaissance. Adulte, il n’a pas renoncé aux questions naïves ou trop philosophiques de l’enfance : qui suis-je ? Quelle est ma place dans le vaste monde ? Comment penser sans se mutiler, ni se recroqueviller ? Cette vivace Méthode est d’abord un rappel au courage ; on est frappé, ouvrant ces gros livres, par la témérité du projet, nourri d’une documentation scientifique que peu de philosophes eurent la patience d’acquérir. Cette vigueur nous change du deuil auquel tout intellectuel doit aujourd’hui se plier s’il veut qu’on le prenne au sérieux : deuil des notions de conscience, d’autonomie, de sujet, deuil d’un savoir non spécialisé, des humanités ou d’une philosophie encyclopédique qui, dans la proximité de Hegel, anime le projet de Morin. Car La Méthode s’offre précisément comme un travail de mise en cycle, et une pédagogie des boucles.
Homo sapiens / demens
Son premier ouvrage déjà, L’Homme et la mort (1951), témoignait d’une ambition anthropo-cosmologique et d’une intuition très vive des enchevêtrements disciplinaires. Phénomène biologique et matériel, la mort implique en effet une riche réalité mythologique attestée dans les rites, les croyances religieuses, la culture. Devant la mort comme devant le cinéma (Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, 1956, Les Stars, 1957), notre perception se dédouble et se trouble, nous voulons à la fois savoir et ne pas savoir, homo sapiens devient demens. Cette impureté constitutive de notre raison, toujours mêlée d’imaginaire, pose la question de la nature de la connaissance et de ses modalités culturelles.
Il n’est donc pas étonnant que le stimulant sociologue de la vie quotidienne (L’Esprit du temps 1 et 2, 1962-1976) ou de telle commune bretonne (Plodemet, 1967) ait voulu avec La Méthode, dont le premier tome La Nature de la nature voit le jour en 1977, ou déjà avec Le Paradigme perdu (1973) et les colloques de Royaumont sur L’Unité de l’Homme, réfléchir aux différents modes de notre connaissance. Penser le phénomène humain entraîne en effet à y inclure sa part de nature (le primate en l’homme, sa vie biologique et écologique) ; inversement, toute étude de la nature renvoie aux catégories et aux schèmes de notre culture. Les sciences de l’homme et celles de la nature s’éclairent réciproquement. Plus précisément : il n’y a de sciences qu’humaines, et toute connaissance suppose une auto-connaissance. Décrire (tel aspect du monde), c’est aussi se décrire, comme dans ces dessins d’Escher, les oiseaux imbriqués ou la célèbre « main dessinant » qui figure en couverture de La Méthode 1. Douglas Hofstadter les a baptisés « espaces récursifs » parce que le fond et la figure s’y dessinent et s’y définissent réciproquement.
Cette récursion est au cœur de la démarche de Morin. Dès ses premières réflexions, il a dédoublé sa recherche en embrassant, en embarquant dans celle-ci à la fois l’objet et le sujet de la connaissance. Comment faire pour que l’observateur s’observe, pour que le contrôleur se contrôle ? Ce double pilotage également baptisé « vision binoculaire » focalisait progressivement son œuvre sur la problématique d’une Science avec conscience (1982). Un paradigme scientifique majeur identifie la connaissance à l’évidence du déterminisme, et élimine du même coup tout ce qui vient du sujet comme inintelligible, notamment l’exigence morale de liberté. On identifie d’autre part la raison à la recherche des causes, causa sive ratio, et l’on dédaigne de prendre en considération les conséquences de ces recherches, dont découle pourtant le monde des objets techniques. Trop de scientifiques ne conçoivent ni leur pouvoir de manipulation, ni leur manipulation par les pouvoirs. Un élargissement de leur raison est-il possible, et comment ?
Elle devrait commencer par mieux concevoir la notion de sujet, qui repose de façon encore mystérieuse sur ce qu’exprime le préfixe « auto » : autonomie, autoréférence, autogestion, auto-organisation…, ces termes prolifèrent désormais dans les domaines de la logique, de la physique, de la biologie et du politique, mais comme objets d’études ou d’épistémologies séparées. Morin tente de surmonter plusieurs disjonctions irrémédiables dans le cadre classique, en montrant par exemple comment les mécanismes essentiels à la compréhension du vivant émergent déjà à un niveau trivialement physique : c’est « l’exemple si pur du tourbillon » (boucle récursive d’une organisation engendrée et entretenue par ses propres produits), la nature explosante-fixe des soleils qui « vivent à la température de leur destruction », et s’équilibrent par un jeu d’antagonismes complémentaires inhérents à tout système ; ou, au niveau cellulaire, le calcul immunologique et l’émergence d’une identité individuelle : toute cellule est un sujet capable de computer, c’est-à-dire de distinguer entre soi et non-soi. Et c’est ainsi que la notion de sujet demeure « éparse dans la nature ».
L’idée de salut nous perdra
Il ne s’agit pas, au fil de cette recherche qui puise avec brio dans la cybernétique et l’analyse des systèmes, et s’inspire des travaux de Prigogine, Atlan, Varela ou von Foerster, de tirer de la science une éthique (comme le rêva Jacques Monod), et encore moins une politique : la nostalgie marxiste d’une science capable de piloter l’histoire ou les relations humaines est absolument étrangère à Morin. Mais de penser la complexité. Est complexe ce qui ne se laisse pas penser linéairement, chaque fois par exemple que l’effet déborde sa cause, ou rétroagit sur elle, ce qui est la règle dans le moindre processus vivant. Or la politique et l’histoire figurent pour notre malheur parmi ces champs, éminemment complexes, où la simplicité fait rage. Pire : ce sont les intellectuels les plus sophistiqués qui ont nié le Goulag pendant quarante années, obéissant à un désir de croire religieux, ou enfantin, dont on peut lire la généalogie dans Autocritique (1959), reprise et généralisée dans Pour sortir du XXesiècle (1981).
Ce dernier titre nous rappelle que les idéologies marxistes aussi bien que bourgeoises, nées au XIXe siècle mais qui ont recouvert le XXe, sont des idéologies de la fin de l’Histoire et du salut ; or « l’idée de salut nous perdra ». Contre elle, il est revigorant d’envisager avec Morin la jeunesse de l’Histoire : nous sommes contemporains de la formation de nouveaux soleils, rien n’est plus ordinaire que la créativité et la Genèse n’a jamais cessé – mais se poursuit dans le moindre tourbillon d’eau ou de poussière.
Cette œuvre, d’une surprenante continuité de pensée à travers ses méandres, reste hantée par la société là même où il est question de la formation des cellules et de l’organisation vivante, écologique et non centrée. Il ne s’agit surtout pas de décalquer l’ordre biologique sur le social, mais de concevoir la société selon des schèmes qui soient au moins aussi complexes que ceux qu’impose l’étude de la vie. Deux exemples :
– l’ordre peut être pensé selon un concept simple, voire simpliste, celui d’un système centralisé, hiérarchisé à la manière de l’État totalitaire doté d’une tête pensante. Cette représentation est incompatible avec l’organisation vivante, hétérarchique ou acentrée. Les écosystèmes où la vie renaît partout du hasard ou du bruit, invitent à complexifier notre notion de l’ordre, mais aussi à relativiser et généraliser notre notion de sujet : tout vivant est en effet pris dans une relation nourricière en énergie autant qu’en informations ; et « tout se passe comme si l’écosystème constituait lui-même, en son entier, un gigantesque cerveau dont chaque être vivant serait un neurone » (La Vie de la vie, La Méthode 2, page 45). Ce super-sujet ne débouche sur aucune vision totalitaire, mais sur des boucles et de plus larges cercles, stabilisateurs et autorégulés. L’étude des formes vivantes enseigne la confiance dans les modes spontanés d’organisation ;
– l’autonomie : le paradigme du tourbillon, déjà présent dans la « main dessinant la main » d’Escher, suggère qu’il ne faut pas penser la vie comme l’application d’un programme préexistant à son exécution, mais comme la rétroaction du déterminé sur le déterminant, ou du conditionné sur le conditionnant, ou de l’effet sur la cause. « Nous possédons des gènes qui nous possèdent ».
Du bon usage de l’adversaire
Avec La Méthode, le directeur de la revue Communications se battait sur deux fronts. Épistémologiquement, il s’agit par l’étude des concepts-clés de la vie de rendre impossible le réductionnisme dans les sciences sociales et biologiques (réductionnisme = machine à supprimer l’individu, ou le sujet). Mais aussi, politiquement et historiquement, d’en finir avec le schème stalinien ou totalitaire selon lequel l’adversaire doit être exterminé. La Méthode enseigne au contraire le bon usage de l’adversaire, ou du désordre en général à tous les étages de l’organisation.
Par une espèce de judo mental ou de yoga – « joug » étymologiquement – Morin s’efforce d’articuler ce que notre raison ou notre culture séparent ; d’où ces macro-concepts à usage mnémotechnique qui en ont rebuté plus d’un à la lecture de La Vie de la vie. Il s’agit de relier et de faire dialoguer ou travailler en nous nos différentes personnalités, au lieu de réprimer l’une par l’autre en d’épuisants clivages. Parce que le XXesiècle fut celui des révolutions, toute croissance peut signifier destruction, toute progression s’avérer régressive. De même que la physique de Morin est celle des soleils, machines à feu elles-mêmes en feu, sa sociologie épouse une vision brûlante ou shakespearienne de l’Histoire.
Dans une nuée d’articles et d’entretiens satellisés depuis 1977 par les six volumes de La Méthode, lui-même a inlassablement répondu à ses détracteurs. Sur l’impossible totalisation d’abord : on lui reproche de travailler à une nouvelle somme ou système général, à une époque qui rend techniquement impossible, et socialement suspecte, toute tentative d’unification. Mais lui a fait sienne la maxime d’Adorno, « La totalité est la non-vérité ». On lui reproche d’énumérer ou de réciter des savoirs au lieu de les faire travailler expérimentalement : mais il situe sa recherche au niveau des paradigmes, il veut en les confrontant surmonter les « Yalta méthodologiques », et ouvrir ce chemin paradoxal pointé par la maxime de Machado qui revient souvent au fil de ses volumes : « Caminando no hay camino », le chemin se fait en marchant… Il a repris le combat de l’Ecole de Francfort, en fondant notamment la revue Arguments ; il s’agit de penser contre la montée d’une barbarie profondément enracinée dans les formes mêmes de production et de diffusion de notre culture. La référence à la grande dialectique ne serait pas déplacée car Hegel n’est pas loin – un Hegel qui n’aurait pas oublié les turbulents dialogues de Diderot.
Un dernier malentendu serait de confondre méthode et méthodologie. La Méthode maniée par Morin ne propose nulle recette, elle n’instrumentalise pas la pensée. Elle surgit au-delà des savoirs particuliers comme un sursaut, ou une invitation vitale. Ou comme dit Nietzsche cité par Morin, « les méthodes viennent à la fin », elles sont un peu les fleurs de la science : organes reproducteurs, et provocation esthétique.
Les grands modèles idéologico-religieux ont reflué, au moins en Occident où la vérité est devenue éparse, autant que la communauté. D’où l’urgence de la communication, soit d’une pensée qui remembre, d’une activité qui relie. L’œuvre tourbillonnante, fraternelle et à tous égards communicante d’Edgar Morin se joue des frontières, et nous ouvre des mondes.
(à suivre)
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