Mais revenons à la strangulation mortelle d’Hélène par Louis Althusser dans cette fatale nuit de novembre 1980. Le geste d’étrangler, si l’on ose y réfléchir, témoigne peut-être d’une volonté désespérée de saisir, assujettir ou posséder. Une pulsion d’appropriation de l’autre poussée au paroxysme. Le raisonnement philosophique, la forge des concepts, les « questions de méthode », la coupure épistémologique ou la prétention, dans les sciences sociales ou humaines, à discourir depuis le perchoir d’une science dure, préparent en sous-main ce terrain : ces discours magistraux issus de la chaire, ou du bureau du caïman, fatiguent la vérité, qui reste sans réplique et meurt d’étouffement.
Je trouve dans l’art romanesque et poétique d’Aragon (et de quelques autres) le meilleur antidote à ces poisons sécrétés par l’école. Le poète comme le philosophe durent bien des fois suffoquer sous la chape communiste, et désespérer de n’être pas entendus ni suivis, ils souffrirent plus qu’à leur tour d’être rappelés à l’ordre et chapitrés par des pions. Leurs réponses furent bien différentes : Althusser persévéra et s’incrusta dans son projet théorique, qui prit la forme de remontrances adressées à ce Parti dont il demeurait membre en faisant la grosse voix – Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste. Beaucoup plus engagé que lui, le membre du Comité central directeur des Lettres françaises évita toujours l’affrontement et le rapport de force ; lui aussi avait, comme Hugo ou Zola, de grandes ressources de colère et de violence qu’il sut détourner de leur cours pour les mettre, comme eux, au service exclusif de sa création ; et quand la situation tourna en effet au tragique, son art consommé d’acteur en tira un grand premier rôle, et les plus beaux chants qui soient.
Le poète ne fut pas, comme le caïman, tétanisé par l’Histoire parce qu’il n’adhérait pas autant que lui à la vérité, au concept (Begriff), à la prise – mais aux pouvoirs du mentir-vrai, aux arabesques du roman et aux caresses du chant. Il soupçonnait avec Nietzsche la vérité d’être femme, et qu’elle exige donc un brin de cour et de vocalises pour être saisie, un exercice auquel les philosophes sont mal préparés avec leurs genoux cagneux et leurs mains comme des griffes. Aragon souffrait plus que d’autres d’être communiste mais il en jouait, quand il dansait pour le Parti La Valse des adieux (1972, dernier numéro des Lettres françaises), et qu’il érotisait de mille façons sa parole ; sa conception courtoise de l’amour l’avait depuis longtemps dressé au Non-Vouloir-Saisir cher à Roland Barthes, à cette politesse du désir qui préfère les jeux de l’imagination à la possession, qui cultive la distance creusée par les mots et les images plutôt que l’affrontement d’un corps-à-corps brutal. On trouve beaucoup de cruauté dans un roman comme La Mise à mort, l’amour s’y enchevêtre à la haine , Eros à Thanatos, et l’auteur hurle son désespoir. Il y frôle, comme déjà dans Le Fou d’Elsa, une certaine folie et il se verrait bien en martyr, en assassin, en Hölderlin enfermé trente-quatre ans dans sa tour au-dessus du Neckar. S’il traite pourtant de la démence, s’il la flatte, s’il en joue comme d’une cape aux cornes du taureau, il n’y succombe pas, il ne se rend pas. Althusser, sans doute moins doué, n’avait pas les mêmes ressources de dédoublement, de mise en scène artiste ou de mouvement. Il enrageait et vivait cloîtré – jusqu’à son propre étranglement, ressenti ad nauseam et infligé pour de bon à Hélène.
Aragon frôla plusieurs fois la mort, à la guerre qu’il fit deux fois en y courant de réels dangers ; il y eut cette noyade évitée à Perros-Guirec, cette tentative de suicide à Venise, et il s’en fallut d’assez peu que son nom figure dans les dictionnaires comme un de ces météores foudroyés du surréalisme dont on estime d’autant plus l’œuvre qu’elle fut brève. Il survécut pourtant plus longtemps que la plupart de ses anciens amis – à l’exception de Soupault. Il aurait pu finir comme Pasolini, d’une drague qui aurait mal tourné, et peut-être chercha-t-il cette issue en côtoyant toutes sortes de garçons après la mort d’Elsa, mais non, il vieillit sans trop s’assagir rue de Varenne jusqu’à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, de sorte que Libérationput titrer le jour de sa nécrologie « Mort dans son lit, enterré dans son jardin ». Ses funérailles, comme celles de Victor Hugo, auraient été nationales si François Mitterrand n’avait préféré le voir enterré par les siens, comme pour remettre les communistes à leur place au moment (décembre 1982) où la cohabitation commençait à montrer ses limites.
À l’enterrement discret d’Althusser, qui mourut à l’âge de soixante-douze ans, dont dix d’une vie misérable de « sujet sans procès », Derrida très ému prononça un discours – aujourd’hui recueilli dans Chaque fois unique, la fin du monde. Je m’interrogerai pour ma part, en hommage malgré tout à sa mémoire, ou à la mémoire que je conserve de lui, sur une déclaration qu’Elsa, autour de 1966 (elle mourra en juillet 1970), confia dans une lettre à son compagnon Louis ; son texte demeura secret mais, écrivant Blanche ou l’oubli, son auteur y fait quelques allusions déchirantes. On peut lire ces deux pages publiées par Michel Apel-Muller sous le titre (emprunté à Aragon) « Les jambages bleus du malheur » dans le numéro 5 des Recherches croisées ; j’en recopie quelques extraits :
« Je te reproche de vivre depuis trente-cinq ans comme si tu avais à courir pour éteindre un feu Dans ta course il ne faut surtout pas te déranger, ni te devancer, ni t’emboîter le pas, ni te suivre – quel que soit l’ouvrage – aussi bien couper des branches sèches, il ne faut surtout pas s’aviser de faire quoi que ce soit avec toi, ensemble. (…) Le plaisir normal de faire quelque chose ensemble, tu ne le connais pas. Un mot anodin à ce sujet et tu te mets à m’expliquer la montagne de choses que tu as à faire. (…) Pourtant, il serait peut-être aussi urgent de parfois nous rencontrer. Il nous reste extrêmement peu de temps, et tu le sais mieux que quiconque. Mon Dieu, ce que la sérénité me manque, toute une vie comme dans la voiture où je ne peux jamais te dire « regarde ! » puisque toujours tu lis ou tu écris, et qu’il ne faut pas te déranger. (…) Pourquoi je te le dis ? Pour rien, comme on crie, bien que cela ne soulage pas. La solitude n’est pas le grand thème de mes livres, elle l’est – de ma vie. (…) Ma peine te dérange, il ne faut pas que j’aie mal, juste quand tu as tant à faire. Moi aussi je prends sur moi, et même je ne fais que cela. À en éclater, à sauter au plafond. Même ma mort, c’est à toi que cela arriverait (…). »
J’ai écrit ces deux billets pour en arriver à cette accusation d’un texte entre tous dérangeant, et qui cadre mal avec le mythe voulu, cultivé, porté à bouts de bras par Aragon au fil de son œuvre. Elsa ne pouvait le savoir en 1966, mais le laconique « même ma mort, c’est à toi que cela arriverait » cadre terriblement avec celle d’Hélène, femme tellement plus obscure que l’acte de folie perpétré par son compagnon, devenu le sujet de toutes les spéculations ! Qui était Hélène, que je n’ai croisée qu’une fois dans le bureau du co-directeur où je m’attardais un jour au-delà de midi et dont, venant de sa cuisine, elle poussa timidement la porte, Louis c’est prêt…
Nous sommes reconnaissants à nos grands hommes de nous avoir transmis des œuvres d’une telle taille – mais eux, quelle reconnaissance eurent-ils envers la femme qui les avait soutenus, qui les avaient permises ?
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