Je ne sais qui, en France, songera ces jours-ci à célébrer Elsa Triolet (1896-1970) morte dans les bras d’Aragon entre les allées de leur beau jardin de Saint-Arnoult en Yvelines, le 16 juin. Les titres de cet auteur ne se vendent plus beaucoup, et dans les bibliothèques des villes (communistes) qui portent son nom, la tendance serait plutôt à « désherber » ses livres… Le numéro des Lettres françaises qui suivit sa disparition lui consacrait un hommage-souvenir de seize pages, combien suffiront aujourd’hui à retracer son visage, son œuvre ?
Je dois en faire l’aveu, je n’ai pas beaucoup lu Elsa Triolet, je n’ai jamais vraiment accroché, pourquoi ? Quand Aragon m’explique que c’est Elsa se lançant dans l’écriture du Cheval blanc (circa 1941) qui lui donna le courage de reprendre ou poursuivreAurélien, je ne peux qu’opposer à ce témoignage, faussé par l’amour, la différence abyssale entre ces deux romans :Le Cheval blanc m’ennuie, Aurélien me hante par ses inépuisables ressources de réflexions psychologiques, sociales ou morales. J’ai dû lire dix fois ce roman, y compris sur le manuscrit, vendu par Jean Ristat et préempté par la BN, pour l’éditer dans la Pléiade.
J’ai raconté dans La Confusion des genres (Gallimard 2012) comment je me suis vraiment mis à Aragon en juin 1970, sur une plage de Tunisie où une souriante Elisabeth, qui promenait Blanche ou l’oubli dans son sac, me le mit en main. Quel coup de soleil ou de foudre me causa ce livre, et comment à partir de cette date (voici donc cinquante ans) cette lecture a réorienté ma vie. Mais je me rappelle aussi comment, sur cette même plage de Rawad, un exemplaire du Monde m’apprenait la mort d’Elsa Triolet, sortie de la vie d’Aragon les jours où celui-ci entrait dans la mienne.
Pourquoi Elsa, et j’en demande pardon à Marianne Delranc, à Alain Trouvé qui ont publié sur elle des pages de valeur, demeure-t-elle jusqu’à aujourd’hui pour moi lettre morte ? Aragon à chaque page me semble renouveler, décaper la langue, lui rendre un éclat ou une vivacité incomparables, alors qu’Elsa à mes yeux (à mes oreilles) n’y touche guère, se contentant bonnement de l’employer. Or c’est toujours le critère décisif, quels sont les écrivains qui s’attaquent au défi de nous changer la langue ? Assez peu en un siècle, Proust, Céline, Aragon, plus près de nous Roland Barthes, Richard Millet, Pierre Michon ?…
Elsa ne fut pas une styliste, mais elle avait des choses à dire : sur l’exil, le plurilinguisme, la condition des femmes mais aussi des artistes particulièrement menacés sous le régime des Soviets (Le Monument 1956). Ce dernier livre détesté par le Parti communiste (auquel elle n’adhéra jamais) fut écrit dans le contre-coup de l’affaire dite « du portrait de Staline » (mars-avril 1953, faut-il préciser davantage ?), mais aussi pour mettre en garde « Aragocha » contre sa trop grande complaisance envers ce qui sourdement l’écrasait. Plus que son compagnon Elsa fut lucide, et critique envers sa première patrie. Par exemple quand, à la lecture (qui la bouleverse) de la nouvelle encore non traduite d’Alexandre Soljenitsyne Une journée d’Ivan Denissovitch, elle se demande à quoi eux-mêmes collaborent, et quelle image de leur couple au bout du compte restera, dans cet avenir qui fut leur passion commune. Comme elle l’écrit alors à sa sœur Lili, « ce n’est pas nous les faux-monnayeurs, mais nous aurons quand même mis les fausses pièces en circulation ». Le suicide de Maïakovski (1930), puis l’exécution de Primakov (1937) la touchaient de trop près, et ne pouvaient que nourrir ses doutes ou son remord.
Vladimir Maïakovski
Elsa fut donc dans ce couple lyrique la conscience critique, ou véritablement malheureuse ; le contre-point ou le contre-chant au torrent des fabulations d’Aragon. Qui avait certes besoin de ce lest de réalité pour ne pas sombrer dans le rêve, la logorrhée ou une certaine folie. On met trop facilement en doute son amour pour Elsa, dont la vie ne fut pas facile, quelle place était la sienne, comment survivre auprès d’un génie littéraire qui vous écrase sous le dithyrambe et multiplie ad nauseam les témoignages de sa passion ?
Louis pourtant eut le souci, en marge de l’icône que tant de poèmes exaltaient, de garder à sa femme réelle toute sa place et de la chérir, de la protéger. L’entreprise assez folle de leurs Œuvres romanesques croisées (quarante-deux volumes aujourd’hui soldés à vil prix) en dit assez, il me semble, par ce mot de croisement qui évoque celui du chevalier pour sa dame, et par la générosité du dispositif, assez unique dans notre littérature : imagine-t-on Sartre, ou Malraux, tailler une pareille place à Simone ou Clara ? Mais Simone a reçu la place Saint-Germain des Prés, plus un pont sur la Seine pour pérenniser son patronyme ; à Paris, Elsa attend encore sa rue.
Elle fut la première femme à recevoir le Goncourt, en 1945 pour Le premier accroc coûte deux-cents francs, mais cette distinction lui fut âprement contestée ; de même elle demeura toujours suspecte aux yeux du Parti, comme on le vit au moment de la parution du Monument. En marge de ses poèmes quelque peu étouffants, Aragon se battit comme un lion pour la défendre et imposer son talent ; mais il eut soin aussi, dans un roman comme La Mise à mort (1965), d’évoquer les tourments liés à leur amour, et la face parfois très noire de sa passion : ce roman s’enfonce très loin dans les affres de la jalousie, de la dépossession de soi ou d’une certaine psychose ; les démons de l’oralité s’y déchaînent, autant que le piège narcissique de l’amour quand il se chante… Il est troublant de comprendre à quel point Aragon veut s’y voit, s’y entendre ou s’y peindre en Elsa (rebaptisée Fougère), plus encore si l’on se rappelle qu’elle-même se prénommait d’abord Ella, soit les initiales mêmes de Louis Aragon.
Une autre coïncidence curieuse attend le lecteur dans Blanche ou l’oubli (1967) où Aragon, au chapitre « Un perpétuel mourir », relate ou imagine une panne de l’horloge parlante dans la nuit du 16 au 17 juin ; à l’incipit du grand poème Elsa de 1959, il écrivait en effet : « Je vais te dire un grand secret Le temps c’est toi », affirmation réitérée dans Blanche, « Je ne savais pas que tu étais le temps, que le temps est femme ». Il est frappant de rapprocher la date alléguée de cette panne de la mort à venir d’Elsa. Et de comprendre à quel point, en plusieurs sens du terme, Elsa fut celle qui lui donna le temps.
Mais Blanche ou l’oubli contient aussi un collage ou une allusion à une lettre cruelle, « l’acte d’accusation le plus terrible qu’un homme puisse entendre », attribuée à Blanche mais écrite par Elsa en 1966, retrouvée et publiée après leur mort ; j’en donne le texte dans mon édition de la Pléiade pages 1450-1451, c’est en effet un réquisitoire accablant, où l’on peut lire notamment cette phrase, souvent citée quand on évoque ou résume Elsa : « Même ma mort, c’est à toi que cela arriverait ».
Il est assez passionnant de suivre ce couple dans ses bonheurs et ses tourments ; d’étudier comment, autour de 1929, deux naufragés à la dérive se rencontrent et l’un par l’autre se reconstruisent ; lui-même a dit de plusieurs manières que sans cette rencontre il se serait tu – ou tué. Cette création continuée d’Aragon par Elsa fut réciproque, comme dit en passant ce distique du Fou d’Elsa, au laconisme vertigineux, « Ma femme sans fin que j’enfante / Au monde par qui je suis mis »… Aragon a témoigné, dans une conférence de 1959, qu’il avait appris dans sa dure existence une chose, mais dont il était sûr et assez fier, « savoir aimer ». Cet amour compliqué, tortueux autant qu’on voudra mais d’une extrême richesse créatrice confère à ces deux œuvres, à jamais inséparables, une profondeur de secrets bien dignes de nous occuper.
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