Manières d’être vivant de Baptiste Morizot (Actes sud 2020) prend la suite de Sur la piste animale qu’il a publié en 2018. Largement consacrés au déchiffrement et au monde des traces, ces deux livres posent avec force la question de l’indice, dont la sémiologie a également beaucoup occupé mes études d’information-communication. Le jeune philosophe-pisteur écrit, par exemple (page 147) : « Le pistage enrichi est le versant sensible et pratique d’une approche philosophique inséparée du vivant, c’est un style d’attention. Une manière d’être sur le qui-vive (…) Un qui-vive immergé, toujours dedans jamais devant. Chacun y donne à voir sa manière irrésistible d’exister par des signes, de manière détournée ».
Je voudrais, à la rencontre de Baptiste, un peu développer ici ce que j’ai cru, dans mon propre parcours, comprendre de la signification indicielle, de son mode de vérité et de ses enjeux. La non-séparation est en effet au cœur de son fonctionnement : l’indice est le signe qui ne dédouble pas le monde, qui montre en pleine immanence. « Pister est une expérience décisive pour apprendre à penser autrement » (page 139). Au contact des autres vivants, à même leur milieu ou parmi leurs traces, l’indice et son « lecteur » (terme devenu impropre) cohabitent au présent du déchiffrement : « L’usage des temps se brouille dans l’esprit (…), on parle spontanément au présent parce que la trace est une présence-absence , un passé qui percole au présent, et il faut reconvoquer l’image de l’animal dans toute sa corporéité pour suivre son absence » (page 133).
Immersion des indices, jamais séparés
On doit au philosophe des signes fondateur de la pragmatique, Charles S. Peirce (1839-1914), d’avoir isolé et mis en pleine lumière la catégorie de l’indice. Le tournant sémiotique qui a marqué nos études circa 1960 fut surtout un tournant linguistique, dont Roland Barthes fut l’un des champions, mais il occulta par son logocentrisme l’efficacité indicielle qui reste encore à penser.
Peirce définit l’indice comme « a fragment torn away from the object », un échantillon ou une parcelle prélevés sur la chose ou l’action désignées. Sa référence est donc autoréférentielle, la chose s’y envoie ou réfère à elle-même circulairement, d’où l’ambiguïté des indices, chose ou signe ? Présence brute ou représentation intentionnelle ?
D’une certaine manière, l’indice demeure indicible, il montre au lieu de dire (pour citer une importante distinction posée par Wittgenstein). Symptôme, dépôt, trace ou empreinte vive, l’indice participe du phénomène qu’il signifie, il en constitue l’exhibition résiduelle ou a minima : la girouette pour le vent, une odeur de printemps, la pâleur pour la maladie, la cendre ou la fumée pour le feu… Chose parmi les choses, l’indice signifie par nature, c’est-à-dire par connexion réelle, par contiguïté physique et dynamique : le poing brandi qui désigne la menace, un grondement de colère effectuent déjà celle-ci, ils manifestent (mieux que représentent) la première étape de l’assaut, sans séparation. L’indice, affiché in praesentia, fait donc sauter le re de re-présentation.
En deçà de la coupure sémiotique
« Forêt pétrifiée » de Max Ernst
Pour suivre Peirce dans sa tripartition bien connue (mais combien malmenée !), l’icône signifie, comme l’indice, par analogie, mais la continuité-contiguïté y est rompue : tandis que l’indice expressif est prélevé sur le monde, l’icône artificielle (l’image, la sculpture) s’ajoute à lui. Une représentation iconique est motivée et souvent ressemblante (versus arbitraire), mais elle ne fait pas intrinsèquement partie du phénomène, n’opérant ni à la même échelle ni dans le même espace que lui ; elle résulte d’une projection de traits pertinents, tirés du représenté, dans un matériau qui ne lui est ni identique ni contigu, par le détour d’une mentalisation ou d’un code qui sélectionne et qui filtre… Il convient donc, dans l’immense continent des icônes, d’isoler la catégorie des images indicielles qui, comme l’ombre, les « mains négatives » des cavernes, la photographie, le voile de Véronique (« vera icona »), un collage de Picasso ou un frottage de Max Ernst, furent produites par contact, prélèvement ou empreinte et qui attestent ainsi d’une chaîne causale avec une réalité extérieure.
Vera icona
Les symboles ou l’ordre symbolique enfin (toujours selon Peirce, mais aussi Lacan) désignent tous les signes arbitraires proprement dits, qui ont rompu avec la continuité (analogique) autant qu’avec la contiguïté : l’immense majorité des signes linguistiques, quelques panneaux routiers, le symbolisme chimique et algébrique, donc au-delà du langage le domaine des nombres en général.
Jacques Lacan
Contigus et naturels, les indices sont l’enfance du signe, et dans l’acculturation du sujet ce sont eux qui viennent d’abord, et que nous échangeons avec les jeunes enfants et les animaux. Par la suite, cette communication indicielle continuera d’être perçue comme la métonymie d’une sphère ou d’une communauté englobante et charnelle. La voix ne perdra jamais tout à fait ce privilège, tout message verbal s’enveloppant d’indices. L’empreinte du corps y demeure, la coupure sémiotique n’y est pas évidente, l’idéalité du signifié pas clairement stabilisée. Pour rendre une communication plus chaleureuse et vive, mettez-y des indices !
Indice énergumène : le choc de la photographie
À la charnière de l’indice et de l’icône naissent deux types bien différents d’images. Peirce rattache en effet le domaine des icônes à la priméité : l’esprit y demeure seul avec ses apparitions, ses fantasmes ou ses phénomènes ; les images du rêve, celles de la peinture autant que les gribouillis d’enfants n’exigent pour leur tracé aucune réalité préalable, l’imagination traitant avec elle-même y suffit.
Le domaine des indices en revanche relève de la secondéité : la représentation n’y est pas seule ni autonome, elle indique et atteste l’intervention d’un facteur extérieur qui la cause. Dans la peinture ou la figuration classiques (priméité), chaque trait est soigneusement mentalisé par l’artiste, rien n’arrive à la représentation finale qui n’ait été mûrement pesé par lui ; du côté de la photographie en revanche (achiropoiète ou « qui ne résulte pas du travail de la main »), l’opérateur fait avec. Le peintre travaille per via di porre, il apporte entièrement la figure déposée sur la toile, le second per via di levare (distinction empruntée par Freud à Vasari) ; cousin du sculpteur, le photographe enlève ou dégage son motif hors d’un magma physique de photons dont l’image finale montre encore le résidu extérieur, ou la présence réelle.
En bref, on peut peindre ou dessiner des anges (priméité de l’imagination souveraine), on ne saurait les photographier (secondéité de l’empreinte qui exige un référent ou une réalité extérieure). L’indice ne vient jamais seul, comme l’apprend Robinson découvrant les pas de Vendredi sur le sable. Cette ligne de partage entre les images a d’immenses conséquences pour nos régimes d’information et de représentation en général (de mémoire, de croyance, de savoir…). Le nouveau dispositif photographique (circa 1850) clive le régime ancestral des images entre une fonction imaginaire (« intérieure ») où prime le dessein, l’idée ou le rêve, et une fonction indicielle d’empreinte, d’attestation d’une extériorité résistante où fourmillent les détails singuliers. Or, les premiers photographes ont méconnu cette distinction en s’efforçant, naïvement, de faire la courte-échelle à la peinture ; l’école pictorialiste, autour de 1860, voulut reproduire par la plaque sensible les touchantes compositions des tableaux religieux : une fuite en Égypte, Saint Jean Baptiste prêchant au désert ou une annonciation démarquée de la Renaissance. Le résultat était bien différent de la peinture, car la photographie saisit des tokens (des individualités empiriques, des états singuliers), là où le peintre comme le poète vise des types (universels idéaux) en gommant le détail indésirable. La peinture ennoblit le regard et élève le débat ; documentaire par nature, la photo les rabaisse et les pulvérise inéluctablement, en apportant des informations qui ne peuvent que dégrader les monuments de la foi ou de la fiction.
D’où les griefs de Baudelaire reprochant à la photographie son réalisme, qui remplace le type par le token et l’idéal par la triviale prose du monde d’ici-bas. La photo, conclut Baudelaire, ne pourra devenir au mieux que « la très humble servante » des sciences et des arts. C’était mal anticiper les développements d’un art qui, tout au long du XXèmesiècle, ne cessera de chercher une saisie toujours plus immédiate du réel par les frottages, les collages, les ready-made, puis la généralisation d’une peinture appelée bien à tort abstraite, échantillonnage de pigments, de matières ou de gestes. La photographie a traversé et travaillé les autres médias en passant du rôle de « très humble servante » à celui de modèle ou de paradigme, au point, pour le dire avec Philippe Dubois ou Rosalind Krauss, que la question n’est plus de savoir si elle est un art, mais de comprendre comment une bonne part de l’art, au fil du XXèmesiècle, est devenu photographique, c’est-à-dire indiciel.
La manifestation contre la représentation
On mesure mal aujourd’hui, tant les photos nous environnent, le choc ou le scandale de leur introduction dans les façons de faire image, à partir de 1839. Le nouveau cours propagé par l’écriture de lumière a bouleversé la graphosphère ou le statut des écrits en général, mais aussi l’état des beaux-arts et, au-delà, nos régimes de vérité, de croyance, de mémoire, d’imagination et de visibilité. Le basculement d’une esthétique de l’icône à celle de l’indice recouvre le passage d’une mimesis analogique à une contiguïté, ou d’une re-présentation à la manifestation d’une présence réelle. On rattachera, avec Rosalind Krauss, cet art obsédé par le désir d’indice au nom de Marcel Duchamp ; cette évolution se laisse aussi déchiffrer comme un retour à des formes d’arts premiers, du côté de la magie, ou des cultes avec leurs reliques, empreintes, marques corporelles, et en général de contacts qui conservent aux phénomènes une action et une présence palpables. L’avenir commence toujours en mineur, en minable. Mais mineur est aussi ce qui mine. Sous Baudelaire, la jeune taupe photographique creuse des galeries qui ne vont pas tarder à bouleverser le paysage.
La sémiotique indicielle ouvre une piste stimulante dans les études des médias, encore insuffisamment explorée. À l’écart d’une sémiologie logocentrique obsédée par les signifiants linguistiques, l’indice apporte cette présence réelle qui donne à quelques images leur mystérieuse efficacité – leur magie, dit joliment l’anagramme. Dans l’émouvante méditation de La Chambre claire, Roland Barthes a méticuleusement distingué le studium (l’intérêt poli qu’inspire une image) du punctum : il arrive que telle photo m’envahisse ou me « poigne ». Le vif du punctum tient à la position conjointe de réalité et de passé entraînée par l’indice. Son référent, obligatoire, me force à penser que Cela (un jour) a été tel ; dessinée ou peinte, jamais l’icône n’aurait le même impact. Une photo des cadavres s’amoncelant aux fosses des camps d’extermination peut faire reculer le bavardage révisionniste ; de même celle d’un supplice sera plus « poignante » que la peinture correspondante. La photographie s’adresse au tact autant qu’à la vue, sur elle nous touchons (et nous sommes touchés par) un état irrécusable du monde, nous vérifions une relation (message des photos de famille ou de voyage touristique : j’y étais…), nous attestons la permanence « amoureuse et funèbre » d’un visage qui continue de nous atteindre au-delà de sa mort, comme les rayons attardés d’une étoile.
En un mot, l’épreuve photographique est une preuve, un certificat de réalité. Et son truquage éventuel n’est jamais qu’un hommage rendu à cette vertu constative, impérieusement référentielle (nul ne songerait, pour les mêmes raisons, à maquiller un tableau). Le premier message de la photo est donc moins de représenter l’objet (fonction descriptive) que de l’authentifier dans son être.
Immanence pauvre en code
Signe par nature (et non par convention), l’indice semble du même coup pauvre en code. Car qu’est-ce qu’un code en général, sinon un principe d’élagage ? La présence d’un code sous-jacent à notre perception des phénomènes sert à stabiliser et à reconnaître ceux-ci : à travers la grille de l’alphabet, le lecteur sait par exemple déchiffrer un texte stable sous les fluctuations d’une graphie manuscrite. Une bonne part de nos expressions corporelles cependant nous échappent et circulent sans le secours d’aucun code ; de même, l’explosion photonique captée par l’appareil vient se prendre bêtement sur la rétine de la chambre obscure – ce qui autorise Barthes à traiter la photographie d’image pauvre. Pourtant, c’est en court-circuitant le code et le temps de la re-présentation que « le photographique » déborde notre intention de voir ; la photo jette sur le monde un filet plus large, elle nous apprend à regarder ailleurs ou autrement, elle aiguise notre vue. D’où ses usages policiers, scientifiques et en général « l’effet Blow up » raconté dans le film d’Antonioni : un photographe croit, en inspectant un cliché de parc, découvrir dans le détail des fourrés l’indice d’un meurtre, mais l’agrandissement bute pour finir sur le grain de l’image, où la trace ironiquement s’évanouit.
Demeurant parmi les choses qu’il manifeste sans les re-présenter, le signe indiciel ne dédouble pas le monde. Cette immanence nous débarrasse de quelques idéalités superflues ; « le photographique » préfère Héraclite à Platon en nous montrant non l’essence immobile mais la transition, l’accident, l’événement ; non la durée uniforme mais ses moments, ses saisons ; non l’immortalité mais des figures gorgées de temps ; non l’espace isotrope mais ses détails et ses failles d’une infinie diversité où le dispositif nous invite sans cesse à descendre : contrairement au philosophe qui décolle, un photographe attache, il épouse la peau du monde. Comme le penseur-pisteur incarné par Baptiste Morizot.
Il arrive certes que la photo cherche à reconstituer l’eidolon en nous tantalisant avec la star, la marchandise publicitaire, la tentation inaccessible du luxe ou du nu… Elle mime dans ce cas la peinture, la sculpture, quand sa vocation semble ailleurs, vers le rattachement de la figure et du fond, pour une saisie métonymique des apparences. Philippe Dubois a parlé d’« acte photographique », il faudrait détailler sa valeur de pacte : les empreintes indicielles nous embroussaillent dans un monde sensible qui nous demeure proche, ou contigu, et elles font lever en nous un torrent d’émotions. Confronté aux foulées des loups sur la neige, Baptiste sait non seulement qu’il n’est pas seul à hanter les plateaux du Vercors, mais qu’il peut, en direction de ces « aliens familiers », tenter d’émettre un signal qui ne demeurera pas sans réponse.
Si la vie se définit notamment par la communication, le déchiffrement patient des indices ranime et étend autour de nous la communauté des vivants.
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