Comment ouvrir la nouvelle année, quelle feuille de route adopter, qui pourrait chemin faisant grossir et prendre la forme d’un livre ? Entre l’Ukraine et le Moyen-Orient, le flot des nouvelles charrié par 2023 aura été si sombre, si désespérant ! Vers quel sujet orienter notre réflexion, quels billets confier à ce blog qui nous apportent un peu d’air, un peu de gaîté ou d’espoir partagés ?
Air est un joli mot, qui désigne à la fois le minimum vital de chacun, l’aliment de nos respirations, mais aussi le passage d’une musique qui vient folâtrer et pour quelques minutes nous enchante, nous occupe, avant de se dissoudre et quitter notre tête. Que nous font tous ces airs tôt évanouis qui nous traversent, qui nous hantent le temps que cela nous chante ? Pourquoi en particulier sommes-nous sujets aux chansons, quelles sont mes préférées, que me veulent-elles ? Quel homme aurais-je été sans Brassens, Ferré, Brel, Alain Souchon ou Leonard Cohen ?
Chacun connaît de multiples chansons, il y en a pour tous les goûts, pour toutes les saisons de l’existence, mais leur extrême variété – comme disent les programmes de music-hall ou les bacs de disquaires – décourage un regard de surplomb. Quoi de commun entre Piaf et Bobby Lapointe, entre une berceuse, un lied, un hymne national ou révolutionnaire, des chants folkloriques ou sacrés ? On ne connaît pas la chanson, on chante sans lui poser de questions, et c’est tout.
Je tenterai donc ici, en guise de carte de vœux, de poser la question du chant. On chante ou l’on se chante sans objet ni raison particulière, dans une joyeuse mêlée du chanteur et du chant. Je chante (Trenet) pour déployer ma voix, et étendre cette parole (ou ce refrain) qui n’est ni du sujet ni des objets, qui n’est adressée à personne et demeure entre nous, toujours bonne à partager. Une pulsion de chant nous transit. Et il arrive qu’elle s’objective ou se spécialise, mais elle fuse le plus souvent de façon primaire et sans finalité particulière ; nous chantons comme la coupe déborde, en plus. Que nous soyons, à l’instar de certains animaux, oiseaux, baleines, sensibles ou sujets à ce luxe du chant, voilà une aptitude qui ne semble pas avoir suscité autant de réflexions que celles consacrées à homo faber, ou à l’homme sujet aux images, ou à la parole.
Ce que nous faisons ou connaissons par cœur ne se trouve pas pour autant reconnu. Quantité de chansons tapissent notre imaginaire, ou notre mémoire affective, familiale et sociale mais, à la différence du grand art lyrique consacré par l’opéra et les conservatoires, la chanson de variété demeure errante, chose capricieuse et vague, énergumène. Il n’est pas prévu de formation particulière pour ses interprètes ; et pour la constitution d’un corpus ou d’un patrimoine, chaque auditeur se règle sur le caprice et les hasards de son propre parcours. Nos chansons de prédilection touchent à l’adolescence et à des relations plutôt intimes, de sorte que les amateurs ou les fans constituent sans y prendre garde d’étranges sociétés virtuelles, largement secrètes. Quelle heureuse surprise de découvrir parmi les disques ou la playlist d’un ami mes propres standards, quel bond dans notre relation ! Car on s’identifie et l’on se lie aussi à travers la circulation des chansons. Non seulement l’amour et l’appartenance mystérieusement se chantent, mais les membres d’une équipe, d’un parti, d’une église…, ont en commun un trésor de chansons sifflotées, murmurées, dont ils se repassent les refrains ou qu’ils reprennent en chœur. Là où s’épanouit le chant, il semble que l’individu autant que le groupe humain fête une certaine assomption jubilatoire de son corps, individuel ou collectif.
À la gloire des corps
Il faut donc que l’amour, la révolution, les lendemains ou la religion pareillement se chantent ! Cette évidence d’une relation en acte, fortement oralisée et proclamée, fait du chant un coagulant social : nos chansons favorites éparpillent la magie de ce lien oral, elles en cultivent quelques parcelles. On ne réfute pas la Marseillaise, le Chant des partisans ni un chœur d’enthousiastes chanteurs. La dynamique des voix opère au-delà (ou en deçà) du vrai et du faux. Toute bonne chanson de même instaure une évidence qu’il serait puéril de vouloir discuter. On ne peut que mettre ou avoir les chanteurs, comme les rieurs, de son côté.
Quand Dom José, désigné pour conduire Carmen en prison au premier acte de leur histoire, interdit à celle-ci de lui adresser la parole, l’enjôleuse lui chante alors son amour, et sa chanson au charme irrésistible précipite la perte du malheureux brigadier. L’épisode nous rappelle la parenté mystérieuse du charme et du chant dans le carmen latin, qui touche également à l’ensorcellement, ou à un comble de nos relations et façons de faire corps. Celui ou celle qui chante comme on dit à tue-tête torpille en nous l’esprit critique, et laisse le fil de ses paroles sans réplique ; si vous voulez rendre vos raisons contagieuses ou sans contestation possible, chantez-les ! En changeant du même coup la raison en résonance. Ce tour est assez familier et nos chansonniers en savaient quelque chose. Mais aussi bien tous ceux qui ont rallié l’Eglise, ou le Parti, non par la lecture des textes canoniques ni en suivant un cursus doctrinal, mais pour le plaisir de chanter ensemble les hymnes sacrés ou ce cantique des cantiques, L’Internationale…
On devine par ces premières remarques à quel point la chanson n’est pas bonne à penser. Si le logos désigne dans notre tradition philosophique et culturelle la parole clairement articulée et analytiquement disposée, offerte au tournois de la réfutation, il est clair que les rythmes, les rimes et les mélodies quand ils s’emparent de la parole tirent celle-ci vers l’antilogos, qui s’inaugure déjà avec le poème. La chanson n’argumente pas, elle ne cherche pas notre adhésion sur le mode discursif ni du côté de ce que la psychanalyse a nommé processus secondaire, articulé aux représentations du langage et de la raison.
La chanson demeure primaire, indifférente aux valeurs de vérité comme de la logique. La mélodie et le rythme semblent l’emporter en elle sur le texte, nous en recevons moins des contenus de connaissance que des effets d’identification et de reconnaissance. Non seulement nous tolérons parfaitement l’illogisme, mais nous raffolons à travers la chanson des absurdités « sans queue ni tête » (un titre de Souchon) d’une histoire ou d’un thème, ou des répétitions apparemment obtuses du rythme ou du refrain. C’est que leur raison est ailleurs, du côté de la résonance mélodique et rythmique qui ranime et coordonne le corps morcelé de l’individu ou du groupe. Chanter nous renforce, nous étend ; cela peut conduire à la danse, qui nous accorde à un corps plus vaste ; on chante à plusieurs en ramant, ou en abattant des arbres, on chante en cheminant dans la nuit pour se donner du courage comme certains chantent, dit-on, dans les supplices ; le chant proclame une résistance, une souveraineté du corps qui s’étire et se ramifie au fil de ses modulations.
Chanter autrement dit nous dispense et nous venge de la tutelle des mots, en projetant ceux-ci dans un autre monde, harmonieux et rythmique ; nous devinons que nos phrases, nos raisons restent essentiellement inachevées, et qu’elles appellent pour s’accomplir la synthèse mélodieuse du chant. « Rémunérer le défaut des langues », proposait Mallarmé pour définir l’entreprise poétique ; il semble que la chanson, au-delà de ce congénital défaut, rémunère nos chétives existences, et nos corps désaccordés.
(à suivre)
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