L’inflexion des voix chères…
Que nous font plus précisément les chansons ? Si leur pluriel est incalculable, au point que ce genre ne se laisse pas embrasser, il faudra témoigner à la première personne, et laisser parler sa mémoire affective, celle qui retient ce qui lui chante. Mémoire du même coup désuète, nécessairement inactuelle ; car les chansons plaisent certes à tout âge, et ne cessent de se renouveler au fil d’une vie, mais il y a pour les faire vraiment siennes un âge d’or qui tourne autour de l’adolescence, au moment où l’individu en se détachant de l’enveloppe familiale recherche certaines identités ou appuis transitoires du côté de sa propre classe d’âge.
Le succès de tels groupes ou tubes musicaux, qui flambent le temps d’une saison, demeurerait incompréhensible si l’on ne faisait l’hypothèse que ces chansons ont servi de matrice ou d’étayage provisoire pour le développement de chacun. Mais ces chansons éducatrices voire fondatrices, comment en parler aujourd’hui sans désenchantement ?
Retrouver la mémoire de nos premières chansons, c’est dépouiller des liasses d’enfance où s’attachent encore la couleur d’un papier peint, les grincements d’un phonographe à manivelle ou, comme dit si bien Verlaine, « l’inflexion des voix chères qui se sont tues ». Certains refrains collent à nos émotions inaugurales, et leur absurdité charmante tient tête à toute réfutation ultérieure. Dame Tartine, La tour prend garde ou Mon beau sapin demeurent de l’ordre irrécusable du pacte ; à un certain moment la famille a tourné autour de ces airs-là, qui sont devenus formulaires, talismans ou viatiques, de sorte que les fredonner c’est un peu rentrer dans le cercle. Plus tard les colonies de vacances ou les cantiques ont déplacé cette première ferveur en direction d’une communauté élargie, mais encore circonscrite et jamais mieux attestée que dans la convergence chorale : trouver sa place, c’était brailler ensemble les mêmes chants. Et la camaraderie ainsi façonnée à l’unisson n’avait nul besoin d’une assurance plus forte ; très tôt pour le scout ou l’enfant de chœur que j’étais, chanter aura constitué la manifestation par excellence d’une solidarité élective qui se prouvait par la clameur du tue-tête, au feu de camp comme au pèlerinage de Lourdes (« Ave, ave, ave Mari-aaa ! »).
De même, en marge d’une école laïque fondée sur une ségrégation sourcilleuse, la chorale animée par un infatigable instituteur, Monsieur Risset, instaurait entre les garçons et les filles une mixité inédite : le rapprochement des corps et des voix promettait des relations plus vibrantes que les échanges de la classe ou des cours de récréation. On ne comprenait pas beaucoup mieux qu’à l’église tout ce qu’on chantait – un madrigal du seizième siècle aux préciosités ésotériques – mais on se prêtait avec ardeur au développement de la mélodie soutenue par un harmonium à pédale. Plus tard j’ai reconnu cette griserie en découvrant les poèmes d’Aragon chantés par Ferré, Ferrat ou Marc Ogeret, et j’ai compris combien un amour ou une conviction gagnent à cette mise en musique, qui les met à l’abri de toute réfutation empirique.
Que notre mémoire tapissée de chansons constitue chez beaucoup la tendre résille de leur enfance, deux films au moins l’ont illustré avec quelle grâce ! Radio days de Woody Allen, qui reconstitue la façon dont on écoutait dans sa famille, à Brooklyn, la radio des années quarante-cinquante – et cette évocation est si touchante que je ne peux m’empêcher de traduire fautivement son titre par « Jours radieux » ; mais aussi le beau film de Terence Davies, Still lives, distant voices (1988), situé à Liverpool et qui ressuscite lui aussi, par le canal si éloquent des chansons, toute une mémoire perdue de la classe ouvrière…
Mais nous lisons aussi chez plusieurs auteurs leur attachement inconditionnel à de premières chansons : Nerval et les chants du Valois, Verlaine déjà cité, ou pour n’en retenir que deux, Jean-Jacques Rousseau évoquant au début de ses Confessions l’impression ineffaçable des refrains de sa tante Suzon, « qui, totalement oubliés depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis avec un charme que je ne puis exprimer » (Folio, page 40). Ou, de façon plus cocasse, la scène si drôle du sonnet d’Oronte dans Le Misanthrope, où Molière nous montre son personnage, sommé de se prononcer sur la valeur d’une poésie particulièrement affligeante, faire le choix d’opposer à son auteur les prestiges intacts d’un air ancien :
« Le méchant goût du siècle, en cela me fait peur.
Nos pères, tous grossiers, l’avaient beaucoup meilleur ;
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire :
‘Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville,
Et qu’il me fallut quitter
L’amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri,
Reprenez votre Paris,
J’aime mieux ma mie, au gué,
J’aime mieux ma mie’.
La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets, dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là, toute pure ? (…) »
Molière touche un point crucial en accolant ici chanson et passion. Je disais que l’amour comme la croyance se chantent, et nous aveuglent d’autant plus que le chant se fait plus entraînant. Certains poèmes d’Aragon qui nous bercent contribuent à nous berner – comme leur auteur tout le premier. « Toute musique me saisit… » (chanté par Ferré, « L’Etrangère »). Ce saisissement emporte nos digues, et les constructions secondaires de l’examen critique. Vitamine du corps collectif, le chant contient ainsi un principe narcotique ou une passagère hypnose : en annulant l’exercice de la raison, la résonance des voix peut engendrer des monstres.
(à suivre)
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