Par où commencer, avec quel exemple éminent réfléchir aux différents pouvoirs de la chanson ? Je retiendrai d’abord des auteurs qui furent compositeurs et interprètes, cherchant sur la scène du music-hall un engagement plus total que d’autres ; je privilégierai donc dans un premier temps les chansons dites « à textes ».
On peut prendre un vif plaisir à Claude François ou à Johnny, mais l’intérêt n’augmente pas en consultant la plupart de leurs paroles, ce sont des chansons à danser ou à s’évader en rêve plutôt qu’à écouter mot à mot, ce que font sans doute la plupart des chansons, qui nous touchent d’abord par leurs mélodies et leurs rythmes… Mais parfois, pour en apprécier vraiment quelques-unes, il nous faut le petit livret joint au disque. La présence de ces textes offre un premier critère de classement : je renonce (provisoirement) à parler d’Edith Piaf, pourtant immense tragédienne, et je préfère écouter Barbara, qui compose elle-même une bonne partie de ce qu’elle chante. À réentendre ses disques toutefois, Barbara déçoit : ses mélodies et ses thèmes se renouvellent peu, et j’entends trop les arabesques d’une voix qui donne finalement assez peu à voir : prisonnière de son maniérisme, Barbara ne se quitte pas. Je cherche dans son livre (inachevé) de mémoires, Il était un piano noir… (Fayard 1998), un éclairage sur son œuvre mais la chanteuse s’y raconte platement, au jour le jour, et son écriture n’est pas elle-même artiste ni questionneuse. On y apprend pourtant, révélé à demi-mot, l’un des drames de sa vie qui fut l’inceste infligé par son père, et il est frappant d’écouter à partir de ce secret murmuré ses deux chansons majeures, Nantes et L’Aigle noir olù le travail de la blessure et du deuil engendrent deux incontestables chefs d’œuvre.
Si j’écarte de mes priorités Yves Montand, aux accents trop appuyés de crooner, si je contourne en regrettant de ne pouvoir la détailler la discographie des Frères Jacques, qui nous donnèrent de magnifiques chansons visuelles, surjouées jusqu’à la dérision, où se trouvent dénudés plusieurs ressorts du chant – mais cette intelligence critique réhausse chez eux l’enchantement au lieu de le détruire, les Frères Jacques se montrent chaleureux, amoureux de leur art autant que du public ou, en un mot, fraternels – j’en viens au considérable massif des auteurs-interprètes qui dominèrent les années soixante, celles de mes études. Qui retenir et par où commencer ? S’il s’agit d’ouvrir la journée, Trenet ou Guy Béart accompagnent très bien le petit déjeuner : chansons rondes et pleines d’entrain, avec une mention spéciale pour Béart qu’il est de bon ton de dénigrer alors qu’il a mis en circulation un nombre considérable de tubes, et composé en marge de ceux-ci plusieurs titres aux résonances étranges. La guitare de Guy Béart se souvient sans doute du feu de camp,mais son inspiration dévie aussi en direction du bizarre (Chandernagor, Suez, Rotatives, Â Amsterdam…) ou d’une compassion qui entraîne assez loin des sentiers battus (Hôtel-Dieu, Couleurs vous êtes des larmes, Messie mais si…). Nous reviendrons sur Béart, et sur Trenet qui a lui aussi ses zones d’ombres, et une sensible mélancolie au cœur de sa gaîté apparente.
Je rangerai rétrospectivement Georges Brassens dans cette catégorie des chanteurs pour moi du matin, qu’on ne peut pas ne pas aimer : la mélodie et les textes souvent sophistiqués de Brassens enchaînent durablement l’oreille, et nous voyons qu’ils ne se démodent pas. Mais il lui manque peut-être le grand souffle qui viendra d’un Ferré ou d’un Brel ; Brassens chanta l’amour avec gaillardise ou délicatesse, sans jamais en faire un drame, et il s’oppose par là pour moi à Brel ou à Leonard Cohen ; étroitement circonscrit, son registre demeure celui du sourire et d’une provocation convenue, vite assimilée. Devenu de son vivant un classique, il n’est pas sûr qu’il émeuve encore profondément aujourd’hui. À cette veine de la gentillesse – Trenet, Béart, Brassens pour citer les plus grands – d’autres ont opposé une respiration tragique ou un humour plus dérangeant ; avec Léo Ferré, Serge Gainsbourg ou déjà Boris Vian, il est arrivé que la chanson morde.
« (…) Ni gris ni vert, ni gris ni vert
Comme à Ostende et comme partout
Quand sur la ville tombe la pluie
Et qu’on s’demande si c’est utile
Et puis surtout si ça vaut l’coup
Si ça vaut l’coup d’vivre sa vie (…) ».
On entend remuer dans Ferré quelque chose d’immense ou qui nous soulève, une revendication démesurée donc anarchique dans son principe. Comme à Ostende (musique de Léo Ferré, paroles de Jean-Roger Caussimon) est une chanson conçue face à la mer, et qui l’affronte. Il passe dans la voix ou la provocation de Ferré du bruit et de la fureur, de la gouaille, des sarcasmes, façon de mettre à plus haut prix les poignants moments de sensualité et de tendresse que le chanteur arrache à ses propres tempêtes ; on sent qu’avec Ferré la chanson n’est pas à l’abri du monde ni de l’histoire, qu’elle se coltine un réel qui devrait la détruire, contre lequel elle ruse et fuse malgré tout. Ferré fait avec – comme fait de son côté l’écriture d’Aragon, qui ne rencontra pas le piano de Léo par hasard. Ces deux-là eurent la passion de descendre dans la mêlée et d’en tirer des accords inouïs.
Les compositeurs-interprètes qui m’importent le plus se tiennent sur cette digue du chant, au point où les déferlantes du flot extérieur et la mer intérieure de la vocifération s’équilibrent ; de même au concert, sur le promontoire des planches, la voix soutenue par les timbres rugissants de l’orchestre contient la foule qui bat et qui s’éclate au pied de l’estrade. On examinera ici à la suite quelques façons de contenir la mer, quelques turbulences rattrapées par le chant.
(à suivre)
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