Comment allez-vous ? s’enquièrent avec sollicitude nos amis, et j’hésite à leur faire une réponse qui pourrait sembler emphatique, « Nous allons entre la vie et la mort »… Et c’est pourtant la seule appropriée, depuis la mort de Brieuc notre pensée ne le quitte plus, nous n’avons d’intérêt que pour lui, nous lui consacrons toute notre énergie, tous nos instants disponibles. Mort, il envahit notre vie.
C’est ce qu’on appelle en clinique je crois le phénomène du membre fantôme : un amputé de la jambe aura des démangeaisons d’orteils, ou souffrira d’arthrose au genou, pourtant manquants. Le membre absent proteste de sa présence, il harcèle la conscience ou le schéma corporel de son porteur, il fourmille. Curieusement, cette présence lancinante ou spectrale ne concerne pas (pas encore ?) mes rêves ; plus malléables, ils devraient pourtant moins résister à cette poussée du fantôme que les perceptions de la veille, eh bien non : dans les miens, toujours abondants, la mort de Brieuc ne s’est pas faufilée, ou du moins pas directement.
Je revis par exemple mon enfance à Melun, je parcours la ville qui s’est transformée d’étrange façon, j’y remarque une concentration inhabituelle de boutiques d’obsèques et de marbriers, pourquoi ? La raison m’en échappe complètement. Le même rêve saute de là à la maison de nos amis D., à la campagne : pour franchir le seuil de leur imposante demeure, il faut désormais traverser une enfilade de tombes qui encombrent la façade et l’entrée principale, quel disgracieux entassement de marbres, de croix et d’inscriptions funéraires, à quoi donc ont pensé nos amis ? Ou encore la Croix-rouge collecte du sang, d’un seul coup on en manque gravement, il faut rassembler beaucoup de donneurs – pour la Syrie, pour quelle cause étrangère ? Ce n’est pas dit mais l’urgence est impérative et ne se discute pas…, « on donne son sang ».
Bizarre comme le négatif pénètre le rêve par litote, obliquement ; la nuit dernière, c’étaient des titre de journaux, barrés de noir qui annonçaient une catastrophe nulle part lisible en clair, je n’arrive pas dans le rêve à déchiffrer la une, je la survole du regard en m’étonnant de loin devant « tout ce noir », qu’est-il arrivé ?
La mort respecte le rêve, ou le rêve tient quelques temps encore la mort en respect, lui oppose un cordon sanitaire : tant que tu dormiras, semble me signifier le rêve, je te mettrai à l’abri de ça. Vérification de la thèse du « rêve gardien du sommeil », ou de l’affirmation princeps de la Traumdeutung, le rêve-réalisation-du-désir ? (Théorie qui m’a toujours parue forcée, invérifiable.) Si comme le prétend Freud nos rêves épousaient nos désirs, Brieuc devrait pousser la porte de la chambre, s’entretenir familièrement avec nous ou jouer avec ses enfants dans la pièce, notre vie se dédoublerait, on le pleurerait le jour mais la nuit nous le rendrait pour quelques heures, comme avant.
Le rêve qui enregistre si mal la réalité n’est donc pas non plus un film de fiction, ou de fantaisie. Il ne me propose pas de rembobiner l’histoire, d’effacer l’accident et de tout remonter, en enfonçant quelque fictive commande Replay ; l’imaginaire du dormeur n’a pas cette complaisance. Comme dans les contes d’Aladin, le bon génie ne peut pas tout faire, ou encore : il y a une hiérarchie entre les pouvoirs des fées. Mes rêves accueillent a minima le trauma, ils le suggèrent à petites touches comme on prévient un grand malade ou une personne âgée, avec ménagement. Ça, la réalisation-du-désir ? A d’autres !
De jour autant que de nuit, nous vivons donc d’un compromis « entre la vie et la mort ». Comme le dit François Truffaut dans La Chambre verte, son dernier film que je viens d’acheter en DVD pour le revoir – film didactique, plein de défauts mais néanmoins assez touchant – il arrive un moment dans l’existence où nous connaissons plus de morts que de vivants. Avec le deuil, cette majorité des morts enregistre un grand bond, « un seul être vous manque et tout est dépeuplé » (Lamartine), nous n’avons plus de goût à la fréquentation de nos voisins, de nos amis à moins qu’ils ne nous parlent de l’unique objet de nos pensées ou de notre désir.
Déjà nous avons enduré quelques soirées où pour bien faire, et nous « changer les idées », ceux-ci nous proposent un dîner ou une conversation de salon au cours desquels on nous assure que la vie continue. Cette phrase dans des bouches bien intentionnées fait un mal qu’on ne soupçonne pas, non elle ne continue pas, elle ne doit en aucune façon continuer, tout a basculé, foutez-nous la paix avec vos lamentables histoires de vivants ! L’histoire de celle à qui l’on vient de voler sa télévision, elle nous bassine un bon quart d’heure de cette perte vraiment majeure, ou cet autre avec ses Jeux olympiques, il est apparemment scotché à Sotchi, et celui qui nous détaille la recette (il en raffole) de la confiture de poivrons…, vous voulez vraiment d’où nous sommes nous intéresser à ça ?
Nous tournons un peu aux pestiférés et je comprends que la société se referme devant nous, on n’aime pas les fanatiques ou les maniaques d’une seule idée. Qu’exigeons-nous de nos parents, de nos amis ? Qu’ils nous parlent de Brieuc, ou du chagrin de perdre un être cher, de ce que cet arrachement fait à l’âme, à la lumière du jour, aux rêves ou à nos désirs… Mais pas plus que l’inconscient ou les formations de compromis du rêve, cette vie comme on dit courante ne dispose de mots pour la perte d’un mort ; le vivant n’aime pas ou ne peut fixer celle-ci, l’examiner – « Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face », merci La Rochefoucauld de cette forte maxime que je me suis beaucoup répétée ces jours-ci (et dont Peter Sloterdijk a fait le titre d’un livre d’entretiens sur son œuvre, un de ses meilleurs que je recommande en passant). La plupart des amis bavardent donc à côté, et comment les blâmer ?
Inversement, notre deuil réveille ici ou là la douleur jamais enfouie d’une mort étrangère ; la corde vibrante de notre chagrin en fait résonner à distance une autre, subitement accordée. Un parfait inconnu m’écrit un mail de dix pages par lequel il me devient « plus intime à moi que moi-même », il trouve des mots qui nous bouleversent, et qui surtout nous soulagent car – nous exigeons de ne pas être seuls à porter l’insupportable, à fixer l’irregardable. Et vous, comment réagiriez-vous ? C’est de cela et cela seul, chers amis, que nous aimerions nous entretenir avec vous. (S’entre-tenir, quel mot puissant !)
Je ne les ai pas comptés mais nous avons dû recevoir deux à trois-cents messages de condoléances, certains assez formels, d’autres très touchants qui nous assuraient de la proximité de leurs auteurs, de leur étroite sympathie. Que de « en pensées avec vous », « nous partageons votre peine », « nous nous tenons à vos côtés » !… Mes amis je vous crois et vous remercie, mais combien de correspondants ont poursuivi cette union par voie de téléphones, de SMS ou de mails ? Moins d’une vingtaine. Par quel bout prendre le deuil des autres, comment articuler ou développer son empathie (que je crois néanmoins réelle) ?
Il est vrai que nous-mêmes entendons vivre avec notre chagrin, que nous nous isolons délibérément ; et pourtant nous n’en pouvons plus d’être deux, l’issue du deuil passe par un plus large partage. La douleur de la perte est-elle un cadeau empoisonné fait aux amis, aux parents ? Je ne crois pas, bien au contraire. Vous ne pouvez pas nous comprendre ? Si, vous pouvez. Question de tempo, de ponctuation ou de vitesse dans cette vie qu’on dit justement courante. Foncez un peu moins en avant, ralentissez ; ne vous laissez pas trop vite distraire ; ne vous contentez plus des informations (l’annonce d’une mort est capitale – et après ?), ne vous fiez plus aux paroles en l’air, recentrez-vous sur la relation. Et essayez de méditer sur votre propre chétive existence.
Très peu d’information à vrai dire depuis trois semaines nous touchent. L’Ukraine, la Syrie, les J.O., pfuitt ! Vraiment, littéralement, nous avons désormais un pied dans la tombe, nous traversons les jours en boitant ou en regardant ailleurs, entre la vie et la mort, passionnément. C’est triste ? Oui et non, c’est captivant. Brieuc nous prend un temps fou. Depuis qu’avant nous il a franchi les portes de bronze et de glace derrière lesquelles il se tient désormais, nous savons que nous ne pouvons le rejoindre et pourtant nous demeurons avec lui ; ou nous sommes par lui, de ce côté-ci, très occupés. Absurdement ou stupidement affairés à lui donner nos pensées, nos phrases, « tout ce sang » qui le maintient mentalement dans la chaleur de nos vies. Membre fantôme absent et pourtant tellement sensible. Fourmillante présence ! Nous nourrissons le mort de cette transfusion qui nous dévitalise.
Maïakovski avant son suicide a laissé un dernier billet : « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante ». Dans notre amour de Brieuc nous vivions embarqués ; avec cette mort, quelle voie d’eau dans notre barque ! Mes amis, vous n’y êtes pas ; aidez-nous, car ce sera long, à colmater, à pomper… A retracer la juste démarcation entre la mort et la vie.
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