Johnny Rasse, « chanteur d’oiseaux »
L’art, puissant moyen de communication, nous apporte un message qui ne prend pas nécessairement la forme d’un objet qu’on pourrait acheter, ou s’approprier. La marchandisation des œuvres inscrit en elles une sorte de déchéance, ou comme une date de péremption, mais elle n’est pas fatale. Certains messages esthétiques semblent proches du massage quand, circulant parmi les assistants, ils resserrent autrement nos liens, nous rendant poreux, ou traversés, collectivement transis et portés. Et c’est pourquoi les « artistes-messagers » invités à la quatrième édition de Ça remue aux rencontres d’octobre 2020, au Musée dauphinois de Grenoble, ont tellement ému ceux qui eurent la chance d’assister à leurs performances.
Philippe Mouillon l’a souligné à l’ouverture de ces journées, il s’agissait d’approcher le paysage par le dépaysement, et de convoquer pour cela « des siffleurs d’oiseaux, des jardiniers, des architectes, des anthropologues, des bergers et bergères, des performeuses, des philosophes, des écologues, des capteuses d’aubes, d’échos ou de nuages, des poètes et des paysagistes… », inventaire non limitatif des talents alors rassemblés pour cerner ou faire surgir une sensibilité aujourd’hui recueillie dans ce (beau) numéro douze de la revue Local contemporain, de quoi s’agit-il ?
Jean Boucault, « chanteur d’oiseaux »
De nous remuer en ébranlant nos socles, notre sol. Une bonne dose d’animisme, ou d’anciens totémismes, circula deux jours durant sous les voûtes de la chapelle baroque du Musée dauphinois, peu faite pour de telles rencontres ; ses murs ne recueillaient plus la prière, mais les cris croisés d’une volière, comme si tous les oiseaux de la Chartreuse venaient d’un coup y nicher ; ou le puissant chant de gorge (gargouillis, souffles haletants, grincements et grognements, matière sonore et matricielle) qu’une jeune femme arrache à sa voix, très en deçà de l’articulation verbale.
Les chants d’oiseaux produits (ne disons pas imités, la mimesis a mauvaise presse en art) par Jean Boucault et Johnny Rasse, ou la voix montant des entrailles de Marie-Pascale Dubé, ou Lora Juokaité et sa performance de derviche tourneur, ou Alexandra Engelfriet qui s’affronte corps à corps avec des tonnes d’argile qu’elle pétrit, mais aussi Baptiste Morizot (parti à la rencontre des loups, absent à ces journées mais très présent dans nos discussions), ou Nastassia Martin (qui porte de l’ours en elle à la suite d’un dramatique affrontement)…, touchent également à nos confins, et surtout savent en revenir.
Une forme de prière élémentaire, plus nécessaire ou efficace que les cultes en usage devant le fastueux maître-autel, renaissait dans le cadre désormais déserté de cette chapelle, un chant ou des voix capables de nous relier à d’autres mondes négligés par notre culture, alors qu’ils la soutiennent. Nous restons sourds à l’appel de ces oiseaux (nous nous orientons avec peine dans cette tapisserie sonore de moins en moins familière, nous distinguons mal entre leurs trilles) ; de même nos performances verbales, cette construction symbolique qui a tellement fasciné les sciences sociales depuis la théorie de Saussure et l’extension du structuralisme, risquent de nous cacher que nous sommes d’abord un corps qui ne cesse de souffler, de gémir, de respirer aux antipodes de nos conquêtes symboliques, en marge de ces discours dont nous sommes si fiers. En deçà du langage qui nous bouche la vue et les oreilles, les propositions de ces artistes raniment en chacun l’infans (jamais très loin), babillard, glapisseur et gesticulateur, l’enfant qui explore, qui apprend, se risque et n’hésite pas à se mêler.
Marie-Pascale Dubé
Nous demeurons « pauvres en mondes » (Philippe Mouillon) tant que nous nous cramponnons à des formes apprises ou superficielles, entretenues par une culture, un métier, une identité sociale ; or quantités d’autres vies ne cessent de côtoyer la nôtre, qui pourraient la surprendre, l’ébranler. En touchant aux ambiances, aux milieux, à l’air que nous respirons, d’autres formes inédites d’art ou de contacts se jouent d’une vision frontale ou d’une perspective de surplomb, et viennent nous rappeler l’essentiel : que différentes manières de vivre circulent entre et à travers nous, qui ne relèvent ni du calcul ni de la marchandise, mais d’une forme de connivence (plus archaïque et nécessaire que la connaissance, comme y insiste de son côté François Jullien) ; que notre monde demeure en permanence ouvert à d’autres échanges riches en dons ; que notre identité n’est pas close, mais que si nous faisons le bilan de nos vies le compte n’y est pas – et n’a rien à y faire.
Lora Juokaité
Les artistes invités lors de ces rencontres (et questionnés dans ce numéro) ne marchandent pas leur présence, ils nous donnent sans compter. Quand Lora Juokaité s’abandonne à la giration et nous submerge dans cette danse primaire, planétaire ; quand Marie-Pascale Dubé façonne sa gorge pour en laisser fuser une matière sonore, préverbale ; quand Alexandra Engelfriet s’acharne à brasser l’argile, comme un retour à l’humus primitif ; quand les chanteurs d’oiseaux franchissent la ligne qui nous sépare du règne animal et lui répondent, comblant un peu notre distance avec eux et le désir immense que nous inspirent depuis toujours ces vols et ces chants…, un point de ralliement se discerne entre ces propositions.
L’éducation, la culture nous ont élevés au-dessus d’un stade d’inarticulation par lequel nous sommes tous passés : jaser, babiller, grogner, crier constitue l’enfance des signes, l’enfance animale de l’homme. Or cette étape n’est pas dépassée, l’archaïque en nous n’est pas le révolu, mais le sous-jacent. On y revient à chaque instant. L’artiste parfois descend dans ce tréfonds, ce bas-fond ou ce limon, cette argile. Argile semble pertinent car c’est le matériau de base de la figuration sculptée, ce que chaque enfant pétrit sous forme de pâte à modeler, un matériau qui nous concerne intimement, vecteur de ressourcement, de reprise des origines, d’humus. Humus, argile, limon, glèbe, forment aussi le radical d’« humanité ». Nous portons en nous cet humus sous-jacent par lequel nous communiquons, et parfois nous contaminons, médium ou sas d’un passage par lequel d’autres formes de vie transitent, et renaissent.
Alexandra Engelfriet
Il semble important de cultiver en nous et entre nous cet humus qui touche à l’interstitiel, à l’élément commun, sol ou socle de nos échanges familiers dans lesquels nous sommes pris, qui nous dépasse en permanence et qui est simplement – la terre ! Le retour à la terre signifie parfois la mort, mais aussi nos ressources vitales de cultures, de jardins, de forêts, tout ce qu’on entend pleinement dans l’élément sonore produit par Marie-Pascale. Peter Sloterdijk a nommé phonotope notre « cloche du sens ». Nous habitons tous un phonotope, celui de notre langue maternelle en particulier. Ses signaux nous sont familiers mais le phonotope s’arrête aux frontières, là où le signal faiblit (comme l’explique aussi Henry Torgue dans ce numéro). Si les autres cultures n’ont pas la même cloche de sens, il existe cependant une méta-cloche qui est au fond la cloche de l’infans, les signaux primaires qui précèdent le langage et où chacun peut s’entendre et se reconnaitre, et par où il arrive que les humains touchent aux animaux. Marie-Pascale Dubé nous ouvre une cloche qui englobe tous nos petits phonotopes particuliers, Johnny Rasse et Jean Boucault captent les appels des oiseaux et savent y répondre. La culture nous a divisés en phonotopes, les échos et les brassages sonores venus de l’animalité nous réunissent dans une connivence plus large. Rafraîssante ouverture !
Toujours nous pensons depuis le sommet de la pile. Nos mots poussent, comme l’herbe, à la surface mais que savons-nous du sol sous-jacent, de l’argile, de l’humus, terre noire de notre inconscient ? Que savons-nous du corps profond ? La mondialisation partout en marche nous fait rêver d’une vie hors-sol, sans racines ni attaches locales ; bientôt le touriste, ou l’homme d’affaires, le communicant et le commercial pressés, en orbite autour de la Terre, ne se trouveront nulle part dépaysés tellement la standardisation des lieux, des habitats et des cultures donneront à chacun le sentiment d’être partout « chez lui ». Le dépaysement renaîtra sous nos pieds, ou au contact de milieux que nous croyions familiers, mais qui nous demeurent en réalité combien opaques, ou étrangers : le lointain nous attend dans le proche, l’étrange au cœur du familier, l’Unheimlich freudien au sein du foyer… Ces télescopages ou ces percées n’étonnent pas l’artiste, non plus que le philosophe apte à nous faire voyager à travers le banal en descellant nos socles, à commencer par les clichés et les usages de notre langue.
En explorant des connivences nouvelles (ou tellement anciennes que nous n’avons pour elles aucune considération), les cinq artistes que j’ai mentionnés et qui s’expliquent dans ce numéro (il y en a d’autres) nous font prendre une vive conscience de notre médium, au sens à la fois du terreau, de l’environnement nourricier, de cette roue qui encycle ou relie par gravitation les vivants entre eux.
Une dernière image, une sixième proposition artistique nous frappe puisqu’elle occupe la couverture, et la dernière section de cette livraison de Local contemporain (qui espérons-le ne sera pas la dernière), je veux parler de « Pinpointing progress », un empilement cocasse d’objets techniques de plus en plus petits, et nouveaux dans leurs dates de création, un autobus, une camionnette,un vélomoteur, une bicyclette, un tourne-disque, une radio, un téléphone, un appareil photo, un transistor, tous empalés sur une épingle d’acier, comme les témoins d’une course à la nouveauté et à la miniaturisation. « Seul le dernier est encore fabriqué aujourd’hui, les autres sont devenus obsolètes », explique Maarten Vanden Eyde qui a voulu par là « rendre perceptible visuellement la vitesse de l’évolution technologique qui sait rendre si désirables des objets pendant quelques années, avant de les abandonner distraitement comme des leurres épuisés (…) un monument à l’amnésie collective ».
Dressée en regard de la façade du château de Vizille, également nommé Musée de la Révolution, cette extraordinaire installation permet d’opposer deux sens du mot Révolution (placé entre Rêve et Rien, comme je le détaillais dans une précédente chronique) ; demandons-nous en effet, face aux promesses de table rase associées à la révolution politique, qui retombe régulièrement dans les ornières du réformisme et du retour da capo, si les vraies ou seules révolutions ne seraient pas scientifiques et techniques ? Ce sont les théories scientifiques en effet qui se substituent les unes aux autres sucessivement, sans possible retour en arrière (la révolution copernicienne enterre le système de Ptolémée, définitivement), et les techniques qui de même se remplacent, sur le mode prévu par Victor Hugo du « Ceci tuera cela »… On ne revient plus aux diligences et aux relais de poste quand on dispose du chemin de fer, plus à la vieille Remington quand on tape sur un clavier d’ordinateur, etc. Mais la Révolution française, qui tranche la tête du roi, réinstalle sur le trône son successeur vingt-cinq ans après. Ironique face-à-face, au parc de Vizille, de ces deux acceptions d’un vocable qui fit rêver et déchaîna les foules, avec si peu de suites.
Cette pile d’éphémères « nouveautés » conduit également à s’interroger sur ce qui nous précède, le sous-jacent des techniques, le sol ou le cimetière des créations sur lesquelles nous évoluons. Entre les révolutions politiques, promises au désenchantement, et les révolutions techniques qui ne cessent de renaître en multipliant leurs promesses, les artistes-médium explorent une autre voie, celle d’un milieu ou d’un sous-sol zeitlos, sans flexions temporelles comme dit Freud de l’inconscient, d’un matériau (la glaise) ou d’un élément (les sons autrement articulés que dans la langue) sur lesquels le temps n’aurait pas de prise.
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Local contemporain (numéro 12, 15 €), publié avec le soutien du département de l’Isère sur proposition artistique de LABORATOIRE, peut être commandé à : contact@local-contemporain.net, disponible gratuitement pour les enseignants du département de l’Isère.
Toutes les images supra sont de Maryvonne Arnaud, sauf celle d’Alexandra Engelfriet (photo Kathy Irwin). Les performances des « chanteurs d’oiseaux » » sont très faciles d’accès sur Internet, sous cette appellation.
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