Nos études de communication, et singulièrement l’analyse de la formation des affinités, des groupes, des couples…, peinent à prendre en compte un modèle musical, ou vibratoire, ou ondulatoire, qu’on appellera en première approche de la résonance. Que de ressources pourtant, et d’indéfectibles attachements, pour celui qui est parvenu avec quelqu’un (ou quelque chose, un livre, une philosophie, un paysage, un lieu…) à entrer comme on dit en résonance, ou en sympathie, ou encore à se placer « sur la même longueur d’onde » !
C’est par exemple ce qu’articule Leonard Cohen au premier couplet de son plus célèbre tube, « Suzanne » : « She puts you on her wave-length (elle vous met sur sa longueur d’onde) », auquel j’ai déjà consacré ici un billet, en relevant tout ce que cette chanson contient de procédés venus de l’hypnose, une pratique ou une approche relationnelle chère au jeune Leonard (et récemment renouvelée, chez nous, par le moins chanceux Gérard Miller)…
Demeurons-nous séparés par d’invisibles murs ? Ou, comme semblent nous le suggérer quelques instants d’indicible grâce, vivons-nous rattachés et reliés ? Soulevés par une même vague ? La métaphore ou le paradigme de l’onde s’imposent, et méritent examen à l’époque de nos très pénétrants smartphones, bluetooth et autres branchements à distance : sommes-nous onde, ou corpuscule ? Ego, ou écho ?
Il se trouve qu’Aragon, et Breton, ont très tôt traité de cette mystérieuse dimension de nos communications ordinaires. D’abord dans l’ouvrage (si l’on peut dire) princeps Les Champs magnétiques où, dès 1919, André Breton s’adonne avec Philippe Soupault à l’écriture automatique. Dans un texte peu étudié mais dont on célébrera cette année le centenaire, aux côtés du Manifeste du surréalisme, Aragon célèbre dans Une Vague de rêves (octobre 1924) les prestiges justement de la vague, ou plus largement d’un modèle ondulatoire de la pensée. Reprenons l’incipit : « Il m’arrive de perdre soudain tout le fil de ma vie », qui renvoie premièrement à la filiation, en effet perdue ; notre auteur n’est, littéralement, le fils de personne. Une seconde acception désignerait, dans le cours de cette vie ou de cette pensée, une crise ou une critique de la linéarité : les moments ne s’enchaînent plus, ou plutôt l’auteur ne connaît que des moments, « alors je saisis en moi l’occasionnel (…), l’occasionnel c’est moi ». Formidable déclaration, riche de nombreux développements concernant un temps météorologique qui bouscule ou tourne en dérision le temps orienté d’une histoire, ou d’une chaîne d’actions. D’où, ici même, cette interrogation substituant la fuite à la suite des idées : « Comment suivre une idée ? ses chemins sont pleins de farandoles ». Nos pensées pas plus que nos vies n’épousent le modèle cartésien de la chaîne.
Une Vague de rêves s’efforce de restituer ou d’approcher a minima le fonctionnement même du rêve, dont la première qualité est qu’il est tout sauf linéaire, autrement dit qu’il relève moins d’un récit (par forçage logocentrique) que du libre jeu des images ou de l’imagination. D’une figuration. Bildsprache, disait Freud, un langage d’images, formule oxymore où Bild et Sprache semblent tirer en sens contraire. Dans le rêve et aux deux sens du terme, nous perdons le fil : il n’y a pas d’enchaînement logique, pas de chaîne, nulle intention ni programme présidant à sa confection, les images du rêve sont subites, et subies. Ou mieux dit encore, elles nous contraignent, nous dominent, nous sommes devenus sujets aux images : « Nous avions perdu le pouvoir de les manier. Nous étions devenus leur domaine, leur monture ». Extraordinaire renversement, qui souligne bien, à mes yeux, la bascule du processus secondaire au processus primaire (pour manier des concepts freudiens qui ne sont pas ceux d’Aragon). Je dirai au plus bref que le rêve, où nous devenons la proie des images (à deux ou trois dimensions donc) n’est pas un récit (unidimensionnel), et encore moins une scène, fût-ce la trop fameuse « autre scène » freudienne. Nous n’assistons pas à nos rêves, à bonne distance, en vis-à-vis, ils nous emportent, ils nous roulent ! Ils supposent ou comportent une destitution du sujet. Et, à tout le moins, ils rompent en nous le fil.
Une autre voie s’ouvre à partir de cette perte du fil mentionnée à l’ouverture, qu’il faut rapprocher de l’incipit du Discours sur le peu de réalité par lequel, en 1927, André Breton semble dialoguer avec Une Vague de rêves de son ami : « ‘Sans fil’, voici une locution qui a pris place trop récemment dans notre vocabulaire, une locution dont la fortune a été trop rapide pour qu’il n’y passe pas beaucoup du rêve de notre époque, pour qu’elle ne me livre pas une des très rares déterminations spécifiquement nouvelles de notre esprit. (…) Je cherche l’or du temps ».
Si, depuis la rédaction de ce constat, le développement des télécommunications a extraordinairement enrichi le simple modèle de la TSF ici visé par Breton (qu’aurait-il pensé de nos Wifi, Blue-tooth et autres fréquences partout insinuées), il semble capital, à propos du modèle ondulatoire des vagues, d’examiner nos communications à distance, soit la question de comprendre comment se toucher sans contact apparent ; comment par la résonance de corps vibrants peuvent se propager sans le secours d’aucun fil un message, une image, une présence… Il faut parler du modèle ou du monde alternatif des ondes.
Donc reparler de l’écho (auquel j’ai déjà consacré, dans notre Bestiaire d’Aragon, l’examen de la chauve-souris lors d’une conférence ici reproduite en billet). La phrase-clé figure dans Traité du style (1928), ou une définition ne laisse pas d’étonner : « J’appelle style l’accent que prend à l’occasion d’un homme donné le flot par lui répercuté de l’océan symbolique qui mine universellement la terre par métaphore ». La suite est fâcheuse pour le critique : « Et maintenant détache cette définition, valet d’écurie ! Qu’elle rue et te casse les dents ! » (page 210). La page précédente évoquait les sommeils de Desnos, et comparait sa parole à « la masse abyssale, l’écumante et large mer intérieure, qui passe sous Paris et qui coulait sous Delphes (…) une méditerranée de rumeurs. (…) La grande mer commune se trouvait du coup dans la chambre, qui était n’importe quelle chambre (…) ». On rapprochera ces pages, qui reprennent à propos de Desnos le lyrisme hugolien d’Une Vague de rêves, de diverses métaphores immersives qui traversent La Défense de l’infini ou Le Paysan de Paris : « Passe à travers, passe à travers mes paumes, eau pareille aux larmes, femme sans limite, dont je suis entièrement baigné » (Le Paysan de Paris, Folio page 208). Ou du sentiment de l’amour souvent comparé à la nage.
Il est frappant de retrouver dans cette définition du style écrite en 1927 un des mots-clés du texte de 1924, occasion. Et d’envisager l’écriture comme un ressac façonnant le littoral. Communiquer par le style, ce serait s’accorder ou s’élever à la tonalité d’une fréquence poussée par un flot plus général ; si petite soit la goutte que nous formons dans l’océan du monde, c’est répercuter un peu de celui-ci. Et dans cette mesure participer de sa masse, de sa puissance motrice…
Que nous dit plus précisément ce modèle ondulatoire ? À la différence de la chaîne cartésienne des causes ou des raisons, qui produit un imaginaire déterministe, un corps vibrant véhicule l’information sous forme d’ondulations. Il faudrait ici longuement citer Diderot et son clavecin-philosophe (qui est en même temps le musicien et son instrument), se rappeler la définition de Paul Denis dans Aurélien, « un Diderot de vingt-deux ans », ou encore préciser que Crevel, plusieurs fois cité dans Une Vague de rêves, écrivit un Clavecin de Diderot… Au plus bref, pour citer Le Neveu de Rameau : « Nos sens sont autant de touches qui sont pincées par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles-mêmes ». Les cordes vibrantes en font à distance frémir d’autres, de même qu’une première idée en appelle une seconde, puis une troisième, et de proche en proche peut faire frémir tout un bouquet d’harmoniques, dans un éloignement incompréhensible ; à la différence du paradigme de la chaîne, il faut avouer que la nature comme nos idées font ici des sauts…
Frisson est le dernier mot du « Passage de l’opéra » ; et que de poèmes d’Aragon tournent autour du frémir d’aimer ! Ce monde ou ce paradigme des cordes vibrantes implique, cruciale aux yeux de notre auteur, une critique de l’individualisme. Combien de cordes contient une corde, toujours tressée de plusieurs brins ? À l’émission de la vibration, il semble difficile d’isoler un sujet. Quant à la réception, les effets de la résonance ou de la consonance fondent plusieurs cordes séparées par la distance en un unisson commun, et leur pluralité constitue donc un seul individu, si nous définissons l’individu comme ce qui bouge ensemble.
Si notre pensée nous vient ou nous traverse par vagues, si elle nous transit, l’acte de penser consiste à surfer ou, métaphore radiophonique, à nous accorder à ce qui nous fait vibrer. Notre véritable milieu se définirait donc comme un espace vibratile, ou une longueur d’ondes. J’ai souvent, dans mes cours d’information-communication, utilisé la formule de l’école de Palo-Alto, « communiquer c’est entrer dans l’orchestre ». Il conviendrait plus précisément de dire : communiquer donc vivre c’est se mettre au diapason, s’élever au ton dominant (pour entrer en société), mais c’est aussi travailler ou défendre sa modulation personnelle, pour affirmer sa petite différence et trouver son individualité.
En bref et pour conclure (sans le borner) ce parcours, la relation amoureuse, la création poétique comme l’accordage social et la formation de groupes politiques, de partis ou de classes par mimétismes et affinités…, sont également construits ou relèvent d’effets de résonance. Le modèle aragonien de la chauve-souris (et son monde tissé d’échos) développé en 1960 dans Les Poètes permettrait un peu d’avancer dans cette difficile (mais combien évidente et intime) expérience de la résonance ; j’ai tenté de lire à ce sujet quelques développements d’Hartmut Rosa, qui en a fait son label, mais je les ai trouvés bien médiocres, et inférieurs au sujet. Poète ou shaman par son chant traversé, Aragon nous en dit tellement plus ! Il conviendrait de mieux établir ce paradigme de la résonance en poussant l’enquête du côté de tout ce qui vibre, à commencer par la poésie fondée sur la rime et les rythmes, et en particulier traiter du chant d’Aragon, facteur d’unisson s’il en est, et de réparation de nos corps morcelés.
(à suivre)
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