J’emmenais l’autre mercredi mes deux petite-filles au cinéma, le choix n’était pas grand, et elles me réclamaient La Reine des neiges. On pouvait réserver d’avance sur le site du Pathé-Chavant, où j’avais à choisir entre trois catégories, VF en 3D, VO 3D, ou une mystérieuse VF 4DX bizarrement plus chère, et que dans le doute je retins.
« Chic, s’écria Mathilde en entrant dans les lieux, des 4DX ! » Notre rangée, comme la salle entière, alignait ce que je n’avais encore jamais vu au cinéma, d’imposants fauteuils de style business-class en avion, mais on ne nous demanda pas de boucler nos ceintures. Je m’y carrais confortablement, « tu vas voir, me glissa Mathilde, ça va bouger ! »
On nous avait remis à l’entrée les indispensables lunettes 3D, dans mon cas très inopérantes ; un décollement de rétine voici trente ans, suivi de complications (taie, peeling et froissement subséquent de cette rétine autour du point dc vision centrale) m’a rendu quasi borgne : les deux images formées par les yeux sont tellement différentes (étirées vers le haut et toutes gondolées pour l’œil gauche), que le cerveau annule celui-ci, je ne vois que d’un œil. Ce qui, sans altérer la perception des profondeurs, empêche certaines performances, comme le ping-pong devenu impossible, l’œil ne calculant plus la vitesse de la balle. Dans mon cas, la 3D aboutit à un brouillard maronnasse, où l’effet de relief se dissout.
Qu’à cela ne tienne, la séance nous réservait d’autres enrichissements de l’image. Dont une bande-annonce « mode d’emploi » allait nous donner l’avant-goût : la vue d’un spectaculaire accident de voiture se traduisit, en direct, par la projection de mon siège vers l’avant, suivi d’une nette perception du choc, avec effets de tangage et de vibrations. « Et en plus, me glissa Mathilde par-dessus l’épaule de sa sœur Alice, manifestement ravie, il va y avoir aussi du vent, et de l’eau ! ».
Et en effet. Je ne saurais aucunement vous résumer ici le scénario de ce film, aussi débile pour moi qu’incompréhensible, sinon qu’il était piloté par la recherche incessante des effets spéciaux dans la salle : chaque scène, course-poursuite, débordement de fleuve, vent en rafale…, donnant prétexte soit à ventilation d’air derrière les oreilles, pfuitt-pfuitt !, soit à projection de gouttelettes sur le visage, pschitt !, avec toujours force mouvements d’un fauteuil transformé en cheval cabré… J’eus vite le sentiment épuisant non pas d’assister, en spectateur, mais d’être moi-même sur la bête au rodéo, impuissant à contenir les initiatives de ce maudit fauteuil provoquées par l’écran. Et toujours ventilé, aspergé, pris à partie…
Je quittais cette mémorable séance moulu, mes deux fillettes très satisfaites. Je ne les aurais pas emmenées, à la foire annuelle de Grenoble, dans l’espèce de panier à salade qui vous secoue à haute altitude la tête en bas, dans le vacarme des rires ou des cris d’effroi des passagers dûment scotchés à leurs sièges, et une pluie de monnaie et de clés. Je ne m’attendais vraiment pas à un trip de ce type en me rendant bonnement au cinéma, lieu réputé tranquille et où la tête peut voyager loin, pour peu que le corps demeure en repos. Si j’entreprends de narrer ici cet épisode somme toute mineur dans ma vie ordinaire de papoun, c’est que cette 4DX met en évidence un phénomène que j’ai décrit dans mon livre, La Crise de la représentation (réédité en poche à la Découverte en septembre).Précisément au chapitre VII, « Le toucher, l’immersion ».
Quel chemin parcouru depuis la lanterne magique – objet chéri de mes premiers souvenirs de projections animées sur un mur, qui enchantèrent mon enfance. Je me souviens de même que, sans nul « enrichissement sensoriel », nous jouions mon frère et moi à des scènes où une jarre de jardin figurait les quarante voleurs, où la moindre cabane se transformait en Louvre, ou le balai de la cuisine en cheval de course. Nous n’étions pas regardant sur les outils de la figuration, l’imagination et notre désir de jeu suppléaient à tout. Less is more, comme titrera cinquante ans plus tard l’un de nos Cahiers de médiologie. Moins on vous donne à voir et à ressentir, et plus votre imagination viendra en renfort soutenir une réalité défaillante. Et c’est justement cela, représenter à bonne distance : une certaine privation sensorielle met votre tête en marche, et déploie un espace de signes qui se caractérise précisément par la soustraction de la chose.
Avec cette Reine des neiges , il s’agirait plutôt d’un more is less ; car ce prétendu enrichissement, à grands renforts d’une technologie d’ailleurs étonnante (la coordination du film avec les pouet-pouet et les sauts de cabri de cent-cinquante fauteuils tous synchronisés n’a pas dû être chose facile), entraîne un incontestable déficit de l’histoire ; comme, d’une façon générale, la recherche de la secousse, du coup de cœur, de pub ou de poing, joue au détriment de la culture, qui restera toujours fondée sur notre capacité à imaginer et à nous projeter, en dépit du réel. Ici, la volonté de réaliser torpille l’art, sa réserve bénéfique, sa distance créatrice qui mettent à feu les neurones.
Walter Benjamin ne fut pas, je crois, un grand cinéphile mais il définissait le cinéma comme l’art des chocs. Et il y a en effet plus de chocs (d’événements visuels) dans n’importe quel film que dans une toile, une photo, un monument voire un roman. Mieux, notre septième art aura montré une constante conquête d’enrichissement de ses images, animées mais d’abord silencieuses, puis en couleurs, parlantes, puis le son stéréo, ou « surrounding », la 3D, l’effet-Géode, et aujourd’hui cette fameuse 4DX…
A quel tournant de cette histoire de triomphantes conquêtes le cinéma cesse-t-il d’être un art de la représentation pour basculer dans le massage, la baraque foraine (d’où il est sorti), le train-fantôme ou les autos tamponneuses ?
L’immersion est devenue le maître-mot de plusieurs NTIC (nouvelles technologies de l’information-communication) ; on ne veut plus de la bonne (vieille) distance représentative, on se lasse des signes à interpréter, on désire participer, toucher et être touché, remué, brassé au contact des phénomènes. Les « révolutions » successives qui auront scandé le dernier siècle auront eu lieu au nom du réel, et d’une participation (d’une immersion) croissante ; la sensation est préférée au sens (signification, direction), le présent à la re-présentation, l’ambiance ou l’enceinte à la vision frontale d’une unique scène, ou d’une mise en perspective ; et l’expression de nos pulsions n’attend pas, l’impatience devenant partout de mise. Une nervosité ou une émotivité à fleur de peau en résultent, saluées comme critères d’authenticité. On ne veut plus attendre, être devant (en situation de spectateur par définition séparé, donc exclu) mais dedans : partie prenante, et prise, subjuguée, ballottée, embarquée. Ondoyée. Quelle pauvreté affectait le monde symbolique, avec les caractères noirs sur blanc de nos livres, le repos obstiné de nos photos, images, textes ou affiches ! Tout l’attirail de l’ancienne graphosphère a pris le formidable élan du mouvement, de l’enveloppant, du multi-sensoriel, de la participation– contre une représentation désormais exténuée, en art comme dans les champs politiques, et médiatiques.
Mon petit livre analyse ces conquêtes, ou cette chute, en s’efforçant d’en trier les pertes et profits, d’en dire les étapes, les sursauts et les effondrements ; curieuse histoire, à faire, d’une promotion concomitante du présent, du corps, de la « vie », d’un RÉEL dont on ne sait pas toujours dans quelle mesure ils nous augmentent, ou nous diminuent dramatiquement. L’homme de la graphosphère était sec, ascète, mémoriel, méditant et contemplatif ; celui de la vidéo puis de la numéro-sphère a regagné en présence euphorique du corps, en « liens » et en contacts de toutes sortes, en participation trépidante. Je fais ailleurs le détail de ces comptes en hausse ou en baisse.
Merci à cette Reine des neiges et aux studios Disney ou Pixar, devenus prépondérants, de nous offrir en passant un aperçu symptômatique du monde qui vient. À voir la fréquentation des salles 4DX, et la vente des produits dérivés, ce commerce n’est pas près de s’arrêter ; et mes deux petites-filles (douze ans, huit ans) n’y voient que des avantages !
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