Si Le Randonneur a pu donner dernièrement quelques signes de faiblesse, c’est que son rédacteur a reçu ou subi voici quinze jours une opération du genou, remplacé par une prothèse.
Orlan commentant sa propre opération
Le temps passé au bloc opératoire, sans être une partie de plaisir, se révéla fort intéressant. L’anesthésiste en consultation préalable m’ayant laissé le choix, j’avais opté pour la péridurale, moins sujette aux complications secondaires que l’anesthésie totale (une précédente intervention, où j’étais complètement endormi, m’avait au réveil causé une confusion amnésique assez perturbante). Grâce à la piqûre rachidienne, le patient peut suivre le détail des opérations ; pas entièrement, la vue se trouvant bornée par le drap du champ opératoire, mais on ne manque rien à l’oreille des bruits de la scie, de la perceuse ni des coups de marteau, tout ce travail semblant infligé à un bloc de marbre ou à un tronc de bois extérieur… Etonnant dédoublement de l’observateur, littéralement coupé en deux !
Les progrès de la prothèse envahissent peu à peu nos vies, pour notre plus grand confort parfois, et sont riches de belles réflexions, d’ailleurs assez connues. J’y songeais lors des dernières « Rencontres philosophiques d’Uriage », consacrées cette année (12-14 octobre) à l’humanisme : parmi l’immense variété des espèces animales, savons-nous préciser en quoi pourrait consister au juste le « propre de l’homme » ? Serait-ce justement de ne pas avoir de propriétés bien définies, mais d’être (au rebours des animaux) ouvert sur un perfectionnement indéfini de ses performances ? Les chevaux n’ont guère dû augmenter depuis des millénaires la vitesse de leurs déplacements, alors que l’homme n’a cessé d’accélérer les siens… Que de chemin parcouru depuis l’invention du premier silex taillé, ou l’usage raisonné du bras de levier ! Notre espèce a su développer très au-delà de leur premier rendement la puissance de ses griffes, de ses muscles ou d’un corps nativement chétif, ou peu puissant.
Stelarc, « homme augmenté »
Ce parallèle entre des animaux qui naissent équipés de poils, d’écailles ou de sabots protecteurs, et le petit d’homme jeté littéralement sans défenses dans le monde, se trouve classiquement exposé dans le dialogue Protagoras de Platon, prolongé par le Phèdre auquel Derrida a consacré un commentaire illustre, « La Pharmacie de Platon », repris depuis par Bernard Stiegler glosant à son tour sur « la faute d’Epiméthée ». Ce dernier, frère de Prométhée, distribuait aux différentes espèces animales des défenses ou des ressources naturelles, aux uns les nageoires, aux autres les ailes ou des pattes agiles, jusqu’à ce que, parvenu aux hommes et ayant épuisé tout le contenu de son sac, il ne trouve plus rien à lui ajouter : confronté à un monde animal richement doté en outils de prédation et de fuite, il faut imaginer homo nu comme un ver, la plus misérable et médiocre des créatures ! Ce que voyant et pris de pitié pour ce rejeton sans ressources, Prométhée frère de l’étourdi déroba le feu pour en faire au plus pauvre des animaux le présent que l’on sait : l’éclairage de la nuit, la cuisson des aliments puis une métallurgie, une agriculture sur brûlis…, suppléront au manque initial et porteront la puissance d’homo très au-delà de celle de ses adversaires.
Il fallait ce défaut, cette incomplétude initiale et intime pour que les techniques s’ajoutant aux techniques et les prothèses aux prothèses, le plus chétif des vivants s’affirme comme maître et seigneur de la Terre. Notre infinie supériorité est née d’un manque non moins infini : face aux animaux en prise spontanée sur le monde, l’homme mal inséré, débranché, « out of joint » a retourné sa native pénurie en force souveraine. Freud ne raisonne pas autrement quand il insiste sur les conditions de chaque naissance humaine : contrairement aux mammifères qui portent plus longtemps leurs bébés, l’embryon humain arrive au monde prématuré, et son petit corps n’aurait aucune chance de survie si diverses couveuses d’abord familiales puis sociétales, culturelles, symboliques, scolaires…, ne prenaient en charge l’avorton pour longuement le perfectionner et l’équiper, à l’abri des rigueurs du monde. Notre supériorité est le fruit d’un premier état de détresse ; une congénitale faiblesse a fait de nous le despote insatiable de la Nature.
Où commence la prothèse ? Assez bas sans doute dans nos degrés de développement, où sa greffe marque la bifurcation entre le règne humain et le règne animal, lequel n’utilise pas d’outils, ou du moins ne sait les perfectionner suffisamment pour, les mettant bout à bout, créer des chaînes techniques. La fabrication par l’araignée de sa toile relève sans doute d’une performance hautement sophistiquée, dont nous-mêmes serions incapables ; pourtant ces merveilleuses tapisseries n’ont pas progressé depuis la nuit des temps, et ne méritent donc pas le nom d’art, celui-ci supposant un métier évolutif, la correction, la reprise et la recombinaison indéfinies d’innombrables gestes toujours différents…
Ray Kurzweil
Où commence, où s’arrête notre imaginaire de la prothèse ? Cette question hante notre médiologie, qui raisonne depuis le début sur l’incomplétude (Régis Debray) autant que sur les trafic de l’outil et de la pensée, sur les fécondations (réciproques) du technique et du vivant. Aux dernières Rencontres Philosophiques d’Uriage qui demandaient « Peut-on se dire encore humaniste aujourd’hui ? », ou de quel humanisme se réclamer, plusieurs orateurs, et particulièrement Jean-Michel Besnier critique du « trans-humanisme » et de l’homme augmenté, ont tenté de situer la fragile figure humaine à bonne distance du règne animal (dont nous participons sans nous y inclure) autant que de la terrifiante, ou absurde, figure d’un Robocop ultra-prothésé, bardé de suppléments et de gadgets techniques pour combler ses désirs les plus fous, la promesse de l’immortalité, ou d’une éternelle jouvence, ou d’une planète de remplacement quand la course aux technologies aura épuisé celle-ci faisant d’ores et déjà partie du catalogue des trans-humanistes si l’on en juge par les discours de leur prophète Kurzweil.
Robocop (film de Verhoeven)
Il serait aussi difficile de délimiter la juste mesure de la technique en nous et hors de nous, que d’évaluer la richesse dont nous avons besoin pour nous estimer « à l’abri » ; ce ne sont pas en effet les besoins (mesure physique) qui permettent de calculer une juste richesse, chacun obéissant dans ce domaine à un imaginaire qui entraîne fort au-delà… Les hommes se comparent, et cette comparaison (souvent délirante) fait toute leur misère en les poussant dans la pléonexie(l’accumulation incessante de biens) : « Keeping up with the Jones », comment faire pour vivre juste un peu au-dessus du niveau de consommation de mes voisins de l’autre côté de la haie, et continuer ainsi à leur inculquer ma supériorité ? S’ils creusent une piscine je rêve d’en avoir une plus grande, s’ils achètent une deuxième voiture je songe déjà à changer la mienne, etc. Demandons-nous dans quelle mesure notre parc technologique (nos prothèses techniques) repose ainsi sur le vide de la comparaison, ou d’une grotesque émulation. Ou procède d’un irrattrapable manque à l’origine, le cri de détresse du nouveau-né éberlué, paniqué, jeté nu comme un ver hors de la matrice ?
Pour quelle raison m’être fait implanter ce genou de titane ? Le chirurgien a reconnu le bien-fondé de la demande de soins, et je ne crois pas avoir cédé à un mimétisme social (même si plusieurs amis de mon âge ont reçu cette prothèse, et m’y ont encouragé). Il y a trente ans pourtant, la même demande aurait paru peut-être exorbitante… Et notre course aux soins, comme d’autres courent aux armements, à l’argent, à la notoriété etc., n’est pas elle-même strictement définie par de purs impératifs médicaux. Il semble assez difficile de démêler, dans ce domaine aussi (jadis exploré par Ivan Illich), ce que serait un hôpital convivial, une politique de santé juste et équitable pour tous.
Je contemple la nouvelle image de mon genou, je fais mes exercices post-opératoires pour que la prothèse s’intègre à ma jambe, que l’artificiel se fonde au vivant et devienne vraiment mien… Quelle étrange alchimie recouvrent ces mots, l’insensible passage, en moi, du titane à l’os ou de l’intrus aux chairs, les tenaces capacités en chaque corps de récupérer, de se refaire, de retisser localement un peu de sa propre vie !… Le geste technique du chirurgien est fondu au vivant, il en épouse profondément les secrets, il en respecte les délicates limites.
La (bonne) chirurgie serait-elle le paradigme de nos interventions sur la nature, la juste mesure de ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire au monde ?
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