Ai-je à Paris pris froid ? Je rentre non pas grippé mais vaseux, mouchant, toussant, courbattu, or je vais avoir quatre-vingts ans en fin de cette semaine et mes enfants me réservent une belle fête, pas question de m’y rendre fiévreux. Je m’enferme donc, je me tiens coi. « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle… », à quelle lecture me raccrocher ?
Je fais retour au dernier ouvrage de François Jullien. J’ai consacré trois billets déjà à Raviver de l’esprit, un livre qui donne au médiologue de l’humeur quand son auteur cherche avec nous un assentiment facile dans la dénonciation du tournant numérique, j’ai déjà dit que je ne peux être d’accord avec sa condamnation d’ « un monde du clic, de portails et de cases à cocher, d’algorithmes et de robotique supprimant l’effort et l’initiative, de code-barres en place de sujets et ne laissant plus – par écart – de l’esprit circuler » (pages 198-199). Comme c’est vite dit ! Analphabète en « nouvelles technologies », Jullien s’en vante et il ralliera donc tous ceux qui, face à celles-ci, se sentent largués, mais ce discours d’arrière-garde est tout sauf novateur.
Je m’en suis déjà suffisamment expliqué avec lui, et il a fait à mes critiques une réponse assez caressante. Je voudrais donc à présent souligner le mérite de ce livre décidément ambigu, mais important puisqu’il tente de cerner cette notion capitale d’esprit, dont nous faisons couramment usage sans assez l’entendre, sans mesurer clairement ses conditions d’apparition, ou de mort.
L’entreprise de Jullien est délicate puisqu’il doit absolument, dans cette défense et illustration de l’esprit, se démarquer de tout spiritualisme ; de la facile ornière religieuse, idéaliste ou naïvement anti-matérialiste qui menace la pensée dès que celle-ci cède aux dualismes, ou à un binarisme facile : l’esprit contre le monde, le corps, la nature, la technique, l’animalité…, et autres balançoires. Si j’examine la description du spleen par Baudelaire (dans « Spleen » mais aussi « La cloche fêlée »), la première évidence de ces poèmes est qu’ils témoignent d’un état d’écrasement : l’âme ou la pensée n’ont plus d’échappatoire, elles ne montent plus mais succombent sous le poids, inertes. Si notre esprit est une flamme qu’on ravive, celle-ci se met ici à ramper, à lécher le sol au bord de l’extinction.
Il en va ainsi dans ces faciles concerts médiatiques qui nous font coïncider, qui nous engluent dans l’accord bon marché du sentiment ou de la doxa. Quand devant les toiles de Van Gogh ou de Munch, des rires gras secouaient la bedaine des premiers spectateurs, de quel côté se situait l’esprit ? Vers ce qui rassure, qui colle, ou vers ce qui fissure, qui inquiète et désoriente ? L’esprit, ne cesse de répéter Jullien, n’est pas ce qui se différencie (dans une des paires binaires évoquées plus haut) mais, restant sur le même plan que la posture adverse ce qui fissure celle-ci, ce qui marque un écart ou un désaccord. L’esprit autrement dit n’a pas l’identité d’une chose, il n’est pas un être ni un état. Il advient, et peut aussitôt disparaître, il est fugace, et volatil. Il zèbre, il fêle nos expériences, mais en croisant sa course errante nous sentons que nous respirons mieux.
Esprit de sel, esprit de vin disaient d’anciennes distillations ; on ne sait d’où il souffle, où il va ; sa généalogie comme sa phénoménologie demeurent hasardeuses, inassignables. Et relèvent souvent d’une appréciation toute personnelle : vous me pressez de voir un film qu’une critique unanime encense (Le règne animal), je le trouve irrémédiablement lourdingue ; j’ai dit dans un précédent billet consacré à ce livre le défaut d’une entreprise comme Starmania actuellement à la Seine musicale, quelle chappe de plomb, que de lourdeur ! Et ne parlons pas des livres… Tout ceci relève d’une rencontre toujours unique, ou personnelle, l’esprit est cette électricité (ce courant) qui passe, ou ne passe pas, de vous à moi, entre nos corps. Le visage de l’être aimé, son sourire, sa voix sont pour moi qui te regarde saturés d’esprit – mais cette évidence n’est pas démontrable !
Dans ce dernier livre, Jullien s’attaque donc à une notion qui constitue à vrai dire notre meilleure raison de vivre : que serons-nous quand nous aurons perdu l’esprit ? Mais dont la définition échappe, ou ironiquement se refuse. Et pourtant c’est au nom de l’esprit que j’ai défendu ici tel film, tel livre (ou les chansons de Leonard Cohen) ; et au seuil de mon anniversaire je me demande forcément quelle part d’esprit je laisserai derrière moi, ce qui voltigera encore de moi (de nous si je songe à notre couple) dans le désert de l’absence.
Jullien a de belles pages sur l’assèchement : si le réchauffement climatique transforme insidieusement notre Terre en désert, un autre désert menace de s’étendre par assèchement de l’esprit. Il est tentant, sur ce point aussi, de tomber dans une facile nostalgie en exaltant quelque âge d’or que nous aurions perdu, et ce livre n’y échappe pas toujours. Mais sur le fond je lui donne raison : l’esprit est un concept de combat, il s’éprouve dans le sursaut, dans la lutte contre ce qui en permanence nous tire vers le bas. Moins les dangers du numérique (par ailleurs bien réels mais dont la critique ici reste à faire) que tout simplement l’entropie, le banal confort de l’entre-soi, des positions acquises ou des habitudes… Vivre selon l’esprit, ou en fuyant l’inerte, demeurer alerte fait décidément partie de nos minima moralia (pour le dire avec Adorno).
Deux facteurs ou vecteurs de ce rare (ou énergumène) esprit manquent à ce livre, que j’aurais aimé voir discutés par Jullien : qu’est-ce que le style apporte à une pensée ? Ou à une vie ? Pourquoi vaut-il mieux bien écrire, et par exemple pourquoi tant de philosophes se complaisent dans une phraséologie épaisse, est-ce qu’un souci littéraire, ou poétique, n’ajouterait rien d’essentiel à leur pensée ?
Ensuite je ne trouve pas traitée ici l’immense question du mot d’esprit, ou du Witz. Freud en a certes travaillé la notion dans un copieux livre de 1903, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Le mot d’esprit fuse, il ne se programme pas, ne se raisonne pas… Mais son théoricien aurait-il tout dit ? Qu’est-ce par exemple que l’humour juif, en quoi l’œuvre de Woody Allen est-elle exceptionnelle, et mérite-t-elle un soigneux examen ?
Car l’esprit souffle où il veut. Il anime puissamment ce livre, comme il m’a soutenu le temps d’écrire ce billet, commencé dans un état vaseux, or voici que je me sens mieux…
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