Et Woody devint sombre (« Interiors »)

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Très sombre, difficile à reconnaître et à suivre aux yeux de ses fidèles, qu’il avait tant fait rire. Peut-on imaginer deux cinéastes plus différents que l’amuseur branché de New York et Ingmar Bergman le calviniste, l’ermite puritain de l’île de Farö ? Dans Annie Hall pourtant, c’est à une projection de Face à face qu’Alvy entraîne Annie ; et dans Manhattan, Ike déborde d’indignation devant le mépris affiché par Marie pour cet « overrated has been ». Quelque chose en Bergman (en Strindberg, en Tchekhov) attire Woody ; lassé des comédies trop faciles, lui-même a souvent affirmé son désir pour des intrigues « existentielles », où il pourrait prêter à ses personnages, et traiter par leur truchement, ses propres angoisses devant la mort, la filiation, la réussite en amour ou le sentiment d’être à la hauteur…

Interiors manifesta donc avec éclat, dès 1978, ce penchant lancinant pour le drame, ou du moins l’exploration des âmes sous la surface des conversations et des (bonnes et mauvaises) relations sociales ou familiales. La famille monte en ligne, c’est-à-dire la présence imposée de ceux qu’on ne choisit pas (à l’inverse des individus divorcés ou apparemment sans attaches des films précédents), la famille comme le lieu tragique par excellence (selon la définition d’Aristote), où l’on aime et l’on blesse à la fois le proche, celui ou celle qu’on ne peut éviter ni tout-à-fait quitter. La filiation en particulier semble un sujet tragique, on ne choisit pas sa mère, que faire quand on ne la supporte plus, que l’on constate combien elle vous a abîmé, mais aussi quand pris de pitié devant sa détresse de vieille femme on voudrait l’aider, répondre à ses appels mais qu’il est bien évidemment trop tard ?… L’irrémédiable des nœuds familiaux, l’irrattrapable des situations ou des caractères soumis à d’étranges conduites d’échec ou de répétition, offrent un terrain fertile, mais assez noir ; or Woody serait infiniment moins touchant, et à nos yeux moins intéressant, s’il ne s’était risqué au détour de la quarantaine dans ces parages où l’on ne l’attendait pas. Avec un accueil du public assez froid : après le succès d’Annie Hall couronné par quatre Oscars, que gagnait-il à s’embarquer sur la sombre galère d’Interiors, avant d’aggraver son cas avec le claustrophobe September (1987) puis Another Woman (1988) ? Cette trilogie « bergmanienne », ou du moins les deux premiers titres, furent assez copieusement éreintés par la critique : « Magma somnifère de culpabilité et de sexe non consommé », écrivait du second The Village Voice, et tous d’enjoindre Woody de retourner à sa première manière…

Ingmar Bergman (1918-2007)

Il n’était pas simple de faire « du Bergman », et je ne sais d’ailleurs pas, puisque les deux hommes par l’entremise de Liv Ullmann ont dîné peu après ensemble, si le Suédois avait vu Interiors,ni ce qu’il en avait pensé. Pas simple en adoptant les gros plans, les clairs-obscurs ou la nuit américaine, en mimant avec les éclairages venus de l’Atlantique les lumières froides de la Scandinavie, en étirant les silences ou en bordant toute l’histoire, dans cette maison isolée regardant l’océan, du spectacle bruyant et hostile des vagues toujours recommencé, comme un leitmotiv de tristesse et une barre d’amertume. On vous dira que ce sont des tics, ou des chapardages maladroits, que cela fait cliché, et ne « fonctionne » pas. Je ne suis pas de cet avis, Interiors m’a touché, pourquoi ?

Arthur, Eve

Louise Lasser, la seconde femme de Woody, l’appela à la sortie du film pour se plaindre qu’il parlait de sa famille jusque dans ses moindres détails. Et de fait la déclaration du père Arthur au petit-déjeuner, annonçant qu’il quittait « momentanément » sa femme et ses filles, puis le suicide subséquent de la mère furent peut-être empruntés par l’auteur à sa belle-famille ; mais Woody, pour sa défense, répondit à Louise que plusieurs personnes déjà avaient reconnu dans cette histoire la leur – et je peux témoigner moi-même, ce qui explique peut-être mon intérêt, que le personnage d’Eve (Geraldine Page) a beaucoup en commun avec ma propre mère, comme elle affectivement très froide, méticuleuse et obsédée de rangements, et morte par suicide… J’aurais donc tendance à créditer Woody d’avoir fait le portrait, ou rappelé l’archétype, d’une femme apparemment puissante (tout le film tourne autour d’Eve) et en réalité combien faible, prisonnière d’une cuirasse réactionnelle qu’elle investit dans ses choix d’impeccable décoratrice d’intérieurs, accumulant jusqu’à l’absurde les « beaux objets », alors que son intérieur à elle, son monde psychique et affectif, demeurent dangereusement vides.

« Intérieurs »(suggéré par Diane Keaton) était donc un bon titre, meilleur peut-être que celui premièrement retenu, Fenêtres. « Fenêtres » disait l’enfermement, la vision d’un monde qu’on n’approche pas ou dont on demeure séparé, avec des plongées, des zones de lumière dans un espace foncièrement sombre ; le matériau aussi de perceptions comme vitrifiées, où les êtres se voient sans la chaleur de l’échange, du toucher… La fenêtre est à la fois dehors et dedans, cloison et ouverture ; « intérieurs » (au pluriel) est plus conforme à l’intimité équivoque ou douloureuse du film, Eve est une femme (et une décoratrice) d’intérieur, elle a excellé dans ce métier mais d’intérieur elle n’en a pas, ou si peu fait pour nourrir et retenir ses proches. Elle croit que cela se meuble à coup de vases ou de rideaux coûteux, d’incessantes transformations qui, au nom du perfectionnement, détruisent une précédente ambiance. Sa première conversation avec Mike, qui tourne à l’affrontement, le dit bien, il faut constamment changer (un carrelage, une tapisserie), on n’a pas le temps de s’installer dans ce qui fait la durée d’un cadre, d’un foyer. Les rythmes du cœur et de la mémoire affective ne sont pas ceux du mobilier, la permanence ou la profondeur d’une relation ne sont pas une question d’objets !

Eve la perfectionniste s’aperçoit qu’elle a tout raté, son mariage, sa relation avec ses filles, terrible constat. Le départ d’Arthur l’enfonce dans la dépression, dans la dénégation et un léger délire, dites-moi qu’il reviendra, il vous a écrit, vous a parlé de moi ? demande-t-elle accrochée à ses filles qui ont du mal à lui mentir, qui voudraient se refiler entre elles le fardeau d’une filiation devenu insupportable.


Joey, Renata

Les trois sœurs (évidente allusion à Tchekhov dans cet espace clos) sont très différentes, et ont diversement endossé la pathologie de cette mère tyrannique, Renata (Diane Keaton), la préférée de sa mère, poétesse d’une certaine renommée mais pleine de doutes sur elle-même, et mal assortie à un mari ou un compagnon, Frederick (Richard Jordan), lui-même écrivain que les succès de sa femme entretiennent dans un sentiment d’infériorité ; Joey la cadette (MaryBeth Hurt), en plein marasme professionnel, enceinte de Mike (Sam Waterston) mais sans désirer cet enfant, pleine dit-elle d’un monde intérieur bouillonnant mais incapable de l’exprimer correctement, faute de talent ; Flyn enfin, la plus sexy (Kristin Griffith), bimbo sniffant la coke, flirtant avec son beau-frère et fière de tourner des petits films médiocres pour la télévision.

Le retour du père Arthur (E. G. Marshall) dans sa maison, accompagné de sa nouvelle compagne, fait évidemment sensation, et l’annonce puis la prononciation de leur mariage ont du mal à passer. Mais cette nouvelle femme, Pearl (Maureen Stapleton) n’est pas n’importe qui, et le scénario concocté par Woody réserve quelques surprises. D’abord présentée comme vulgaire à souhait, elle commence par horrifier ses futures belles-filles, et par faire sourire de mépris les deux gendres : ce monde d’intellectuels raffinés a du mal à admettre en son sein une veuve toute simple, bonne vivante et bien décidée à faire son bonheur avec celui d’Arthur, loin des complications de l’épouse précédente. La scène de danse qui la voit se trémousser, seule, en repoussant les murs a quelque chose d’à la fois grotesque et touchant, c’est cette femme que leur père aime désormais, et ses filles elles-mêmes si mal assorties auraient tort de le lui reprocher.

Pearl, Arthur (à droite)

Joey, le « maillon faible », en est particulièrement affectée, mais dans la nuit qui suit le mariage, ne pouvant dormir, c’est elle qui tombe sur sa mère Eve, venue rôder dans la maison. L’échange entre les deux femmes reproduit d’assez près (mais Woody pouvait-il le savoir ?) la péripétie centrale de Sonate d’automne, le film que Bergman était alors en train de tourner et pour lequel Ingrid Bergman recevra un Oscar : la fille reproche à sa mère de l’avoir sacrifiée pour sa carrière, de ne jamais l’avoir aimée, « toutes ces chambres superbement meublées, ces intérieurs soigneusement conçus, tout est si contrôlé. Il n’y a plus de place pour des sentiments véritables. Tu révères Renata. Tu révères le talent. Et nous autres qui ne savons pas créer, qu’est-ce que tu fais de nous ? (…) En vérité, il y a de la perversion dans bien des choses que tu as faites ».

Eve

À la suite de quoi Eve, que nous avons déjà vue commettre une tentative de suicide au gaz, descend sur la plage et s’enfonce lentement, droit dans les vagues. Joey court l’en empêcher mais les rouleaux sont forts, et elle manque se noyer ; Frederick accouru la traîne non sans peine sur le rivage et c’est Pearl, en pratiquant le bouche-à-bouche, qui la ramène à la vie. Tournée en nuit américaine, cette scène où culmine le film, la plus intime d’Intérieurs, nous montrent deux femmes accédant l’une par l’autre à la maternité, Pearl donnant par la bouche la vie à sa belle-fille, Joey s’autorisant à l’appeler Maman. Et, peut-on espérer, désormais en paix avec sa mère, donc mieux armée pour accepter sa propre maternité, et réorienter son existence.

On voit qu’Intérieurs est un film grave, sans fioritures ni joliesses particulières, sans concessions aux goûts du public.

Je n’ai pas l’intention de passer ici en revue tous les titres (une cinquantaine) de notre auteur, je m’attache à ceux qui ajoutent quelque chose à son art, qui marquent une recherche, une prise de risque ou le traitement d’une obsession. Beaucoup de ces films semblent divertissants sans plus ; ils font tourner sans constituer en eux-mêmes un tournant. Je regarde avec plaisir Scoop, Escrocs mais pas trop ou Un jour de pluie à New York car j’y retrouve des acteurs, des thèmes ou des saillies familières sans que cela m’étonne, me complique Woody. Intérieurs n’est pas du même ordre et je marque ce film fouillé, exigeant, embarrassant pour les studios lors de sa sortie, d’une pierre blanche.

Une réponse à “Et Woody devint sombre (« Interiors »)”

  1. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonsoir!

    « Intérieurs » Ce substantif au pluriel dans un film de W.Allen, ce n’est pas que du cinéma!

    Eve à sa manière crée son intérieur et dans les aîtres de « son chez soi », se reflètent les âmes.

    Mais, grand Seigneur, dites-moi, qu’est-ce qu’une âme? A-t-elle une histoire naturelle au delà des réflexions humaines?

    Le château étoilé, construit en pierre philosophale, vous connaissez, bien sûr! Quid de notre « for intérieur » avec le temps qui nous revient?

    Cet espace intérieur, cet adytum où l’on trace des limites, existerait-il réellement sans le regard extérieur?

    « Le rêve de toute cellule : devenir deux cellules » (François Jacob, cité dans « Le hasard et la nécessité » de Jacques Monod)

    Loin de la thèse magistrale des gens d’université mais sans l’ignorer, plus d’un, peut-être, en son coin de mappemonde se pose des questions sur les mystères de la vie et de l’univers.

    Il y a quatre-vingt-treize ans, l’auteur de la bande originale de « Manhattan » rencontrait à New York Maurice Ravel.

    Sur un banc public, on eût aimé qu’un petit lutin, ce jour-là, demandât à George et à Maurice par quel merveilleux agencement, l’intérieur en toutes lettres de « Maurice Ravel, Jeux d’eau » se compose d’un « Rêve au jade miraculeux »?

    Aujourd’hui, où en sommes-nous, dans la vie réelle, celle de tous les jours, avec notre « intériorité »?

    Celle dont on dit, qu’il y a pas lieu d’en faire un film, palsambleu!

    Bonne nuit à tous

    Kalmia

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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