« Le Randonneur » est de retour ! Après quatre semaines d’absence, je rouvre ici ce blog pour y consigner les souvenirs que nous laisse un périple de 3700 kms, le long de la « boucle nord » du territoire éthiopien : d’Addis à Addis, en partant clockwise d’ouest en est, pour visiter successivement le lac Tana et ses monastères insulaires, puis Gondar l’ancienne capitale ; les montagnes du Simien où l’on randonne au-dessus de 4000 m le long d’impressionnantes corniches surplombant à perte de vue des canyons et d’abruptes falaises ; Axoum ensuite où, parvenus un dimanche matin, nous avons pu nous mêler à l’immense foule d’une fête religieuse qui voit, une fois par an, défiler une réplique de l’Arche d’Alliance dont l’original caché à tous les regards repose, dit-on, dans une église de la ville ; puis le Tigré, province très attachante et culmination de ce voyage, où l’on visite quelques églises perchées creusées dans le rocher ; la belle route ensuite, malheureusement en terre ou toujours « under construction » (chantiers confiés aux Chinois) qui, sinuant entre les baobabs, relie par l’intérieur Mekelé, capitale du Tigré, au site de Lalibela ; cette halte obligée pour tous les touristes permet de visiter en un jour les deux complexes d’églises monolithiques non pas perchées mais ici enterrées (ou extraites up-down du rocher) ; le retour sur Addis-Abeba traversant ensuite, en territoire musulman, une succession de plateaux où l’on respire parfois au-dessus de 3000 m. (La capitale se situant à 2200 m, tout ce voyage s’effectue entre 2000 et 4000 m, altitude tonique très stimulante pour les globules et la respiration). L’air merveilleusement pur, l’alternance d’un climat estival en plein jour et de nuits parfois fraîches ont de quoi ravir l’Européen qui vient ici échapper aux premiers mois d’hiver ; on se demande néanmoins comment les enfants, et bien sûr les adultes, supportent ces nuits dans leurs maisons mal isolées, ou sous leurs habits effilochés.
De l’afflux de visages, de rencontres, de sites laissés derrière nous, mêlés aux tourbillons de poussière soulevés par notre course tressautante, lesquels retenir ici ? L’Ethiopie est un pays en marche, comme nous avons pu le constater dès le lendemain de notre départ d’Addis, un samedi jour de marché où nous croisions en marge du macadam de longues files de paysans partis vendre leur bois, leurs grains ou leurs volailles en parcourant des distances qui peuvent atteindre les vingt-cinq kms (aller) ; l’endurance des femmes et des enfants ne laisse pas de surprendre quand ces cortèges montrent des fillettes ployées sous leurs charges (ou des hommes se contentant, à leur côté, de conduire leur âne) – mais cela nous rappelle aussi que l’Ethiopie est le pays des champions et championnes de course à pied, qui se partagent les records du monde avec quelques Kényans.
Il reste beaucoup à faire pour répartir plus équitablement les rôles dans les familles, où les enfants ont double travail, qu’on voit s’affairer aux marchés ou aux travaux des champs, mais aussi se rendre à l’école ouverte pour chacun à mi-temps (une classe le matin, une autre l’après-midi pour permettre cette alternance). La scolarisation semble bien respectée, et assez exigeante : combien de fois ces écoliers nous auront, dans leurs petits uniformes le long des routes, réclamé des stylos ! Ils emportent avec eux leurs cahiers, que nous inspectons au passage : écriture très serrée (dans la graphie si surprenante pour nous de l’amharic, que nous trouvons tarabiscotée) pour économiser le papier ; l’anglais est enseigné dès les premières années (mais très peu parviennent à faire des phrases), et nous nous intéressons aussi aux pages des maths, de la physique… Ces uniformes de variables couleurs sont une source évidente de cohésion, et de fierté ; de même la montée du drapeau au mât de l’école, hissé et descendu chaque jour devant leur petite troupe.
La rencontre de ces enfants est un sujet permanent d’émerveillement : ils agitent les mains, ils nous sourient le plus souvent, quelques-uns tentent d’arrêter notre voiture en esquissant la danse des épaules… On voit sur ces visages la même attente confiante, et les yeux écarquillés qui frappent tellement le visiteur aux fresques des églises : les visages des saints, des martyrs et des personnages de la Bible y sont représentés à satiété, de face et montrant toujours deux yeux bien ouverts (les méchants, type Judas ou bourreaux du Christ, ont droit à un profil ne montrant qu’un seul oeil !). Cette figuration qu’on dirait espiègle de l’Ecriture sainte donne à la religion orthodoxe (qui touche 60% de la population, le reste revenant aux musulmans, 35%, et aux animistes) un ton d’enfance qui ne cessera de nous poursuivre : on sourit, on s’attendrit aux pieuses bandes dessinées déroulées ici sur les murs.
Pour les zones que nous avons visitées en tout cas, la famine qui ravagea le nord dans les années 70, 80 et 90 ne semble plus qu’un souvenir : pas de ventres ballonnés sur des jambes-allumettes (comme nous en avons vus avant de partir dans le beau film de Salgado, Le Sel de la terre), les corps ne sont pas gras sous leurs habits souvent en loques, mais l’injéra (la galette de teff ou de blé assaisonnée de piment ou de bouillie de pois chiches) assure une nourriture de base ; et le réseau des écoles et des dispensaires semble assez bien maillé.
Un autre spectacle familier au long des routes : les aires de battage où trois vaches attelées tournent lentement en rond, tandis que les hommes de leurs fourches de bois lancent et relancent en l’air les gerbes de teff ou de blé que les bêtes foulent, en séparant la minuscule graine de la paille. On ramasse à la fin de la journée 200 kilos de ces graines laissées sous les pas des vaches, qu’il faut à nouveau jeter au vent pour les séparer de la poussière, avant de les enfermer dans des sacs : 100 kg de ce teff (graine riche en fer, mais qui ne pousse pas au-dessus de 2500 m) rapportent environ 2500 birrs (100 €, somme dans ce pays assez conséquente). Il faut noter que les récoltes sont coupées accroupis, à la faucille, les paysans semblant ignorer ici l’usage de la faux ; de même tout se fait à la main, un tracteur faisant exception voire tache dans ces paysages voués à des travaux qu’on imagine plus ou moins immuables depuis les temps bibliques.
A propos de monnaie locale, combien le touriste dépense-t-il ? La première évidence tient aux billets dont le plus gros, 100 birrs, vaut exactement 4 € ; on se promène donc les poches ballonnées de liasses indispensables au voyage, la monnaie manquant souvent là où la plupart des transactions, bananes, boîtes de thon, se règlent en billets (crasseux à souhaits) de 1 ou de 10 birrs (soit quelque centimes de nos euros). Un hôtel moyen vous coûtera (chambre double « avec douche ») 400-500 birrs, moins de 20 €, mais pour ce prix l’eau de la salle de bain refusera fréquemment de couler par les tuyaux, préférant ruisseler le long du mur, ou inonder notre carrelage ! La « maintenance » est, à l’évidence, une idée neuve et encore à l’étude dans ce pays : quand nous protestions contre l’éclairage chétif à l’extrême de la chambre, nos lampes de chevet (objet inconnu de la plupart des hôtels que nous avons fréquentés) refusant toute lumière, le garçon se lançait à la recherche de ces lampes dans d’autres chambres, et leur rotation réglait pour cette fois le problème. Pour 300 birrs, la chambre n’aura aucune armoire ni le moindre clou (ne parlons pas de patère), tous les habits à suspendre vont au sol, mais l’accueil et le service n’en sont pas moins prodigues en sourires encourageants ; si nous songeons aux conditions de vie sous les baraques de tôles, ou les toucouls (huttes rondes de boue séchée aux toits de chaume) qu’on voit partout le long des routes, nos hôtels sont à la pointe du confort, et d’une modernité inimaginable, inaccessible à la plupart.
Pour un mois de randonnée à deux tout compris, je peux préciser que notre budget n’a pas dépassé 5000 € : 1400 de voyage A/R sur Turkish Airlines, 55 €/jour de location de voiture avec chauffeur (notre couple d’amis payant en parallèle), et une cinquantaine d’euros pour deux et par jour en hôtels, repas (à midi sous forme de picnic) et pocket money. Une part non négligeable de celle-ci file en visites de sites : chaque église vous coûte 150 birrs/personne (parfois 200), et il faut en sus de cette somme « tiper » le prêtre qui attend son petit billet pour faire tourner la clé dans la serrure, ou vous montrer ses livres de prière et sa croix (conservés derrière le rideau du « saint des saints », espace inaccessible au profane). Je reparlerai de la religion en Ethiopie au chapitre suivant de ce blog. Un autre poste du budget tient aux guides, dont on se passerait mais qu’on vous impose de prendre dans les principaux sites, au Simien, pour les églises du Tigré et bien sûr de Lalibela. Or ils ne sont pas donnés, entre 300 et 400 birrs/jour, pour un service des plus modeste : aux châteaux (enceinte royale) de Gondar, il fallut débourser (pour deux couples) 1200 birrs d’entrée plus 420 birrs de guide pour deux demi-journées, lequel parlait si mal l’anglais que notre chauffeur, qui accompagnait ce jour-là la visite, le reprenait et nous résumait ses « explications » quasi inaudibles. Un autre épisode fâcheux eut lieu dans le Simien : on vous impose pour pénétrer dans le parc national l’accompagnement d’un « scout » plus d’un guide, deux personnages très différents. Le « scout » ou agent de sécurité est un pauvre bougre équipé d’une impressionnante kalachnikov (chargée de balles), qui s’est tassé pour s’asseoir à nos côtés dans la 4×4 déjà pleine ; il ne restait donc plus de place pour le guide (payé d’avance 900 birrs pour trois jours), qui promit de nous rejoindre par ses propres moyens, et qu’on ne revit évidemment plus : le dénommé Michael avait déguerpi en empochant sa paie. Cette désinvolture des guides, qui se croient tellement supérieurs aux modestes scouts, nous a scandalisés et nous avons pu retrouver Michael, et lui faire rembourser les deux-tiers de la somme à notre retour.
Toutes ces négociations, et tant de contacts ou de menues péripéties, nous furent grandement facilités par notre chauffeur-guide, l’excellent Teferi. Je dois en effet préciser que ce voyage n’aurait pas été possible sans nos amis Nedellec, rencontrés en novembre 2013 à Trinidad de Cuba ; grâce à Danièle, qui fut quatre années en poste à Djibouti en charge d’écoles chrétiennes et qui connaît donc bien l’Ethiopie, décision fut prise par eux de refaire en notre faveur ce voyage, par le truchement de l’agence « Bella Abyssinia » et de son directeur Jonas ; lequel nous accorda à son tour son meilleur chauffeur. Il est essentiel, dans une expédition de ce genre, d’avoir sous la main un homme de confiance prompt à conseiller, à traduire, à négocier, à aplanir… Non seulement Teferi excelle à conduire sa 4×4 par des chemins pour le moins hasardeux, mais cet ancien instituteur, qui fut aussi conducteur d’engins sur les chantiers, jouit d’un tempérament gai, voire exubérant, autoritaire aussi (quand il distribue nos savons, nos stylos bics ou nos bouteilles vides aux enfants des routes qu’il range par file, et dont il exige « merci » dans les deux langues…) ; ses talents de polyglotte, de musicien-chanteur, de comédien, d’ornithologue, de préparateur de pique-niques, de négociateur et bien sûr de guide auront beaucoup enrichi ce voyage. Si vous deviez à la lecture de ces pages visiter l’Ethiopie, n’hésitez pas à choisir Bella Abyssinia, en demandant Teferi !
(photos de Danièle et Yves Nedellec, à suivre)
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